Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Août-Septembre 2006 (volume 7, numéro 4)
Caroline Doudet

Conflits à l’abbaye

André Peyronie, Le Nom de la Rose. Du livre qui tueau livre qui brûle, aventure et signification, Rennes, PressesUniversitaires de Rennes, 2006, collection « Interférences ».

1Il nome della rosa / Le Nom de la rose, paru en 1980, est sans doute l’œuvre la plus célèbre d’Umberto Eco, en tout cas auprès du grand public, et se classe parmi les romans d’aventure, l’aventure se voulant la colonne vertébrale par rapport à laquelle le reste (les personnages, les idées…) s’organise ; mais s’il ne s’agit pas d’une illustration de la pensée théorique de l’auteur, l’œuvre se présente aussi comme ce qu’André Peyronie appelle « le premier roman épistémologique » (p. 80) et cet ouvrage ne vise pas à étudier les thèmes romanesques, mais à mettre au jour la logique interne du texte, sa « structure sémantique » (p. 15), qui serait celle du conflit : conflit majeur dans l’opposition entre Jorge et Guillaume, conflit mineur dans l’opposition des franciscains et dolciniens au pouvoir du Pape et de l’Inquisition, contre-conflit dans l’accord amoureux d’Adso et de la jeune paysanne. L’analyse de ces conflits suit dans les grandes lignes l’ordre de la diégèse.

2Le premier conflit majeur concerne le rire, longtemps problématique dans le monde chrétien et sur lequel s’interrogent les milieux universitaires et monastiques, l’interrogation se retrouvant sur le devant de la scène romanesque et donnant lieu à quatre débats, qui sont autant de joutes oratoires entre Guillaume et Jorge, qui refuse le rire : le premier débat porte sur les images et les figures suscitant le rire, toutes ayant en commun la polysémie : or c’est justement ce surplus de sens, qui serait la part du Diable, que rejette Jorge ; le second débat nous amène au cœur du conflit puisqu’il concerne Aristote : si Jorge refuse que l’homme rie à cause du sentiment de honte que doivent susciter en lui les souffrances du Christ, Guillaume soutient au contraire, en s’appuyant sur Aristote, que « le rire est le propre de l’homme » et qu’il peut exister un rire divin ; le troisième débat est un véritable « morceau de bravoure historico-littéraire » (p. 37) où les deux opposants ont recours aux autorités pour montrer l’un que le rire est salvateur et signe de raison, l’autre qu’il est au contraire lié à la part animale dans l’homme et au « bas corporel » ; enfin, le quatrième débat concerne le pouvoir de renversement du rire et le fait que le rire libère l’homme de la peur : pour Jorge, c’est inacceptable, pour Guillaume, c’est au contraire salvateur.

3Le deuxième conflit majeur est celui de l’enquête criminelle : chaque jour voit un nouveau meurtre, l’importance de ceux qui meurent allant crescendo ; l’enquête doit bien sûr répondre à ces meurtres, mais pas seulement, et c’est ici que le roman s’éloigne de la tradition du roman policier : « la dimension policière est aussi le prétexte à une interrogation sur les pouvoirs de l’esprit scientifique, le moyen de questionner notre représentation de l’univers, de mesurer notre aptitude à connaître le monde » (p. 54). En substituant l’enquête à l’inquisition, Guillaume s’appuie sur une méthode nouvelle, dont il distingue trois principes distincts : la limitation de son champ d’investigation au monde physique, la légitimation de l’observation comme moyen d’accès à la connaissance, le choix du raisonnement abductif ; en même temps, cette méthode n’est pas scrupuleusement appliquée au niveau individuel de chaque meurtre même si elle l’est au niveau général de l’enquête d’ensemble, et laisse certains problèmes en suspens.

4Dans la structure du roman, l’accord amoureux tient le rôle d’un contre-conflit, tout aussi important du point de vue de la connaissance : la question de l’amour et de la femme s’y développe sur trois plans qui mènent Adso à une autre forme de connaissance : tout d’abord dans l’ordre du discours, celui d’Ubertin de Casale (personnage historique) qui oppose amour profane et amour sacré ; ensuite dans l’ordre de l’image, avec les illustrations des Apocalypses de Jean ; enfin dans l’ordre du corps, avec la vérification « expérimentale » par Adso, grâce à la jeune paysanne, des deux ordres précédents ; néanmoins l’acte sexuel reste difficile à conceptualiser et à évaluer pour lui, relevant à la fois du « bas corporel » et du « haut spirituel », et pour dire l’amour le jeune homme est contraint de tisser son texte d’autres textes : le Cantique des cantiques, mais aussi des textes mystiques, et il se sert alors du discours sur l’amour sacré pour dire l’amour profane, ce qui est un retournement de la tradition. Or, la question de l’amour n’est pas simplement un ex-cursus romanesque, il est lié de près aux conflits : comme les livres, la jeune fille représente une force de subversion, et comme eux elle sera brûlée ; d’autre part, elle introduit le problème de la pauvreté.                                                                                                           

5La pauvreté constitue en effet le premier conflit mineur : si la richesse est valorisée dans l’Ancien Testament comme étant un don de Dieu, on assiste avec les Évangiles à un retournement, puisque c’est alors la pauvreté, le dépouillement qui sont favorisés, et notamment au Moyen Age, où le droit à la richesse de l’Église est contesté : le colloque sur la pauvreté qui se trouve au cœur du roman, s’il est fictif, doit cependant beaucoup à l’actualité historique et c’est à une véritable controverse qu’assiste le lecteur, fondée sur les arguments des uns, ceux qui font de la pauvreté leur cheval de bataille (comme les Franciscains) et les autres, l’Église, à l’époque ; il est bien sûr question de pauvreté, mais aussi de l’articulation entre la théorie et la pratique.

6Le second conflit mineur est celui du procès, les procès historique servant de modèle aux procès fictifs du roman qui posent la question des hérésies et du rôle central de l’Inquisition : en effet, le procès au cœur du récit est un procès typique de l’Inquisition et montre « les dérives dans lesquelles peut tomber tout système judiciaire » ; quatre procédés exemplaires de l’Inquisition sont ainsi rendus visibles : l’appui sur le consensus, l’assentiment général ; la volonté de faire naître la peur ; la manipulation du discours ; enfin, la pratique de l’amalgame. Néanmoins, on peut s’interroger avec l’auteur sur les raisons qui ont poussé Eco à escamoter le dénouement du procès, à savoir le bûcher.

7Le troisième conflit majeur concerne la maîtrise des lieux : pour Guillaume, la seconde mission (l’enquête policière) a pris le pas sur la première (la préparation d’un accord sur la pauvreté dans l’Église) et le développement de l’enquête est étroitement lié à la maîtrise du monde et au progrès de la connaissance, avec la structure labyrinthique de la bibliothèque ; pour Guillaume, le problème est triple : géométrique (faire un plan du labyrinthe qui permette d’y circuler, et qui du coup révèle l’existence d’une pièce à laquelle ils n’ont pas eu accès par l’expérience), géographique ( les portes sont surmontées d’un verset de l’Apocalypse dont la première lettre est en rouge, ce qui forme une sorte d’acrostiche ; les pièces portent les noms de pays, regroupés selon la représentation des continents à l’époque, auxquels s’ajoute un pays inaccessible) et enfin cryptographique (il y a une énigme à déchiffrer pour accéder à la dernière pièce).

8Enfin, le quatrième et dernier conflit majeur est celui de la puissance suprême. La dernière porte est un miroir, qui ouvre sur la pièce cachée, celle du finis Africae ; ce n’est que lorsque Guillaume accède à cette dernière pièce qu’a lieu la confrontation réelle et ultime avec Jorge, qui admet ses crimes et les justifie par la justice divine, et finit par manger le livre, non seulement pour le détruire mais aussi et surtout pour l’assimiler et devenir « prophète du rire » ; l’incendie de la bibliothèque marque alors symboliquement la fin du monde, où Jorge incarne l’antéchrist, mais un antéchrist marqué par l’ambiguïté et la polysémie. D’ailleurs, la résolution du conflit est elle-même ambiguë, puisqu’on ne peut pas, à proprement parler, désigner de vainqueur à tous ces conflits.

9Cet ouvrage d’une grande richesse éclaire donc d’un jour nouveau le magistral roman d’Umberto Eco, que l’on a plaisir à relire et à envisager avec les nouvelles clés que nous offre André Peyronie.