Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Octobre 2022 (volume 23, numéro 8)
titre article
Emmanuel Picavet

La fiction, guide dans l’exploration des destinées du soi & de la société

Fiction as a guide in the exploration of the destiny of the self and society
Mara Magda Maftei, Fictions posthumanistes, Paris : Hermann, 2022, 362 p., EAN 9791037019776.

La littérature au croisement des disciplines

1Comme Fictions posthumanistes le met d’emblée en relief, l’interdisciplinarité est aussi un défi pour la fiction. C’est probablement vrai d’une manière assez générale et c’est a fortiori un aspect frappant du corps retenu par Mara Magda Maftei. Son étude, pour ciblée qu’elle soit, contribue à éclairer une dimension de la création littéraire appréhendée d’une manière plus large, tout en révélant des tendances dans le mouvement des idées.

2C’est l’occasion de revisiter un certain nombre de mythes et modèles privilégiés qui, dans l’histoire de la littérature et de la pensée mondiale, donnent lieu à de multiples relectures ou réitérations : le couple créateur/créature par exemple, la réincarnation (que l’on retrouve plus ou moins dans la « mésentomatose numérique ») ou encore le Golem. Ce faisant, Mara Magda Maftei nous éclaire sur ce que la reprise des mythes et des récits anciens, ou de croyances immémoriales, doit aux contextes en évolution, façonnés aujourd’hui notamment par le mouvement et la succession des technologies.

3S’agissant du corpus qu’elle identifie et délimite sous la bannière des « fictions posthumanistes », Mara Magda Maftei montre bien que le rapport à la science et à la technologie — pour les narrations, pour les personnages, et même pour les auteurs — est absolument crucial. Ce geste engage à poser le problème de l’inscription de la littérature dans l’histoire, si tant est que l’on puisse, après Bergson, décrire le progrès des techniques comme une sorte de marqueur du mouvement de l’histoire.

Un destin collectif

4C’est donc un destin collectif que donne à voir ce type de création littéraire et l’on ne s’étonne pas, dans ces conditions, que M.M. Maftei soit conduite à revisiter certains des grands moments traumatiques du xxe siècle — le siècle qui, plus que tous les précédents réunis, aura vu prendre corps une méditation inquiète sur ce que la technique et la science font à l’homme. Au cours du xxe siècle, en effet, les plus grands espoirs ont voisiné avec les plus grandes terreurs comme l’ont souligné les philosophes sensibles aux risques d’une emprise croissante de l’homme sur l’homme et sur la nature, et d’un contrôle potentiellement illimité, notamment Hans Jonas et Bertrand Saint-Sernin. Pour M.M. Maftei, la Seconde Guerre mondiale et l’avènement du néolibéralisme au tournant des années 1970 et 1980 constituent, dans des registres évidemment très dissemblables, des repères essentiels.

5L’ouvrage dessine un contraste particulièrement éclairant pour saisir certains enjeux des nouvelles technologies numériques, et qui atteint l’humanité dans l’individu : le partage entre un « je » vraiment lié au sujet et un « moi » qui, lui, s’avère circulant et prompt à la virtualisation, changeant mais aussi curieusement pérenne dans ses différents avatars. C’est alors non seulement l’individualité et l’ancrage biologique de la vie humaine qui sont en cause, mais aussi la présentation de soi et son ancrage dans un « soi-même » tout d’abord, puisque tout cela est influencé par le numérique et les transformations que ce dernier induit dans l’identité et la référence à soi.

6Dans sa quête d’une catégorie littéraire de la fiction posthumaniste, M.M. Maftei a rencontré le transhumanisme en tant que courant de pensée, complexe culturel et style de vie dans certains cas. À la différence d’autres auteurs, et notamment de ceux qui versent dans l’enthousiasme, elle n’a pas installé son propos dans la rupture ; elle a plutôt situé les prétentions à la rupture dans une certaine continuité. Ainsi montre-t-elle que le posthumanisme qui s’exprime en littérature, en particulier en France, s’inscrit dans la suite de tendances et d’enjeux de l’humanisme moderne autant que dans des interrogations qui ont pu conduire à vouloir dépasser l’humanisme.

L’altération du corps, du sujet & des liens

7Bien distinguées des dystopies et de la science-fiction traditionnelles, les fictions posthumanistes identifiées et regroupées par M.M. Maftei jouent sur la transformation de l’homme, mais aussi sur l’altération de ses liens sociaux. C’est de cette manière que le consentement devient un motif littéraire tandis que le régime de l’information est modifié de toutes les manières possibles. Il y a de ce fait une grande continuité entre les enquêtes de M.M. Maftei sur la fiction et son interrogation des textes fondateurs de l’économie, notamment chez Adam Smith. Le libéralisme et plus tard le néolibéralisme se réfèrent à l’individualité même et instaurent un régime de gouvernance et d’auto-gouvernement, qui se saisit du corps et, de proche en proche, du sujet envisagé comme une totalité.

8Il n’est pas étonnant, dès lors, que la fiction se saisisse de représentations du rapport de l’individuel au collectif, qui font partie de l’imaginaire et des pratiques d’aujourd’hui. L’individu autonome (quoique contrôlable) tel que le rêve le néolibéralisme ne pouvait que devenir un objet de fiction, parce que sa prétention au détachement l’expose en fait non seulement à des liens réels évolutifs et puissants (comme un contrôle croissant de l’administration permis par l’inflation des normes et de l’information) mais aussi à des liens virtuels ou possibles que l’on peut et doit explorer à travers mille variations. Le genre romanesque s’y prête à un degré éminent.

9Ce sont des transformations largement subies, et très liées aux particularités des sociétés occidentales ou occidentalisées, qui retiennent l’attention de M.M. Maftei. Elles ont des rapports avec la liberté, en particulier la liberté entendue comme liberté de choix. Ces mutations travaillent nos corps, comme on le voit chez Pierre Ducrozet (L’Invention des corps) ou bien à partir du roman de Camille Espédite, Cosmétique du chaos ; ce qui n’est pas sans évoquer, par exemple, le conte de Fénelon (Voyage dans l’île des plaisirs) dans lequel, pour favoriser l’obtention des plaisirs, on prête des estomacs de rechange. C’est en effet, aujourd’hui comme hier, très souvent par ses besoins et ses dépendances que l’individu perd ses marges de manœuvre dans la société, d’une manière qui ne peut qu’intriguer les auteurs de fictions, surtout ceux qui développent une interrogation inquiète à propos de l’évolution et de l’avenir de la société.

10À travers des œuvres telles que celles d’Elena Sender ou de Virginie Tournay, entre autres, M.M. Maftei explore des thèmes tels que le contrôle des émotions et des sentiments ou encore la surveillance généralisée. Bien sûr, ces différents thèmes peuvent faire écho à des tendances déjà présentes dans la société, et que la fiction prolonge à sa manière, en explorant les possibles. La richesse des références et des thématiques est en fait très grande. On peut souligner notamment l’intérêt des développements consacrés à la crise du langage — où l’on peut voir certainement une crise de l’artificialisation du langage — dans la suite de considérations sur le réinvestissement par la cybernétique et Nobert Wiener du thème du Golem.

11En suivant M.M. Maftei à travers le riche répertoire d’homoncules et de cyborgs en tout genre qu’elle évoque, on ne peut qu’apprécier la pertinence qu’elle donne, au regard de sa propre problématique, aux idées concernant le dualisme et le monisme, l’animal-machine, l’imitation, le machinisme et le désir, etc. Ces thèmes philosophiques éclairent la fiction tout autant qu’ils en retirent un éclairage en retour, puisque la fiction contribue à en fixer les enjeux, tout comme l’observation. Du point de vue de l’éthique, M.M. Maftei a très bien saisi l’essence de plusieurs des problèmes contemporains qui forment le contexte du travail des écrivains, chacun les abordant ou les croisant avec son talent et son style : par exemple, la lutte contre l’égalitarisme et finalement contre l’égalité, le néolibéralisme ou encore l’eugénisme libéral.

12Le rapport à la religion est traité avec vigueur, en partant de l’influence des idées religieuses sur les croyances selon lesquelles le corps humain n’est qu’une enveloppe charnelle et précaire. Toutefois, dans le christianisme, l’homme nouveau s’entend de la conversion du cœur, non pas de l’altération ou de l’hybridation du corps. Le gnosticisme (chrétien notamment) a bien certains points de contact avec l’ambition transhumaniste d’un dévoilement hic et nunc de la destinée humaine. Le registre convaincant est ici celui de l’identification d’un intérêt commun, dans les religions et dans le transhumanisme, pour la lutte contre la mort (mais ce sont des formes de lutte nettement distinctes) et pour un avenir différent. C’est ce qui justifie un détour éclairant par les visions de la chair dans leur rapport au dualisme de l’âme et du corps, et par les théories anciennes de la résurrection chez Justin de Naplouse, Athénagore d’Athènes ou Tertullien.

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13Au total, l’ouvrage de Mara Magda Maftei a la particularité d’être profondément lié à des interrogations pluridisciplinaires et à une méditation sur le destin de l’humanisme. Dans ses Fictions posthumanistes et dans le prolongement de ses écrits antérieurs sur les liens entre littérature et modèles de société, Mara Magda Maftei contribue d’une manière originale et interdisciplinaire à la réflexion actuelle sur l’artificialisation des relations sociales et du dialogue. Elle apporte sa contribution à l’interrogation de la dépendance par rapport à la technique et par rapport aux théories ou doctrines dans les relations humaines.