Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Août-Septembre 2006 (volume 7, numéro 4)
Clémentine Hougue

Mises en fiction de la mémoire dans la littérature et les arts du monde anglophone.

Mémoires perdues, mémoires vives, Marie-Christine Lemardeley, Carle Bonafous-Murat, André Topia (dir.), Presses Sorbonne Nouvelle, Paris, 2006, 303 p., 24 €.

1Rédigé par plusieurs universitaires spécialistes en littérature anglophone et dirigé par trois enseignants chercheurs de l’Institut du monde Anglophone de Paris III – Sorbonne Nouvelle, cet ouvrage propose un parcours à travers deux siècles de littérature et d’art visuel (peinture, photographie, sculpture, land art) dans les pays anglophones, mettant en relief les différents traitements de la mémoire. De ses absences à ses détours, de l’Angleterre victorienne à l’Amérique contemporaine, on découvre la relation de chaque auteur avec le passé, individuel et collectif, mais également les diverses façons dont une œuvre peut être en prise avec son époque.   

2Cette première partie réunit cinq articles portant sur les différentes formes et les différents chemins que prend la mémoire. Du sentiment de sympathie qui naît de l’expérience de remémoration individuelle (chez George Eliot) aux détours qu’emprunte le passé pour resurgir (chez Bram Stocker et Arthur Conan Doyle), la mémoire est aussi profondément inscrite dans la langue qui la transmet (chez Joyce, dans l’Iliade ou l’Edda).

3Dans « Les syncopes de la mémoire : l’oubli et le reniement dans quelques œuvres de George Eliot », Stéphanie Drouet-Richet (Lille III – Charles de Gaulle) met en lumière le processus de syncope temporelle dans plusieurs textes de la romancière anglaise (1819-1880). Il apparaît que le retour vers le passé ne s’y inscrit  pas dans une logique linéaire, mais que la narration devient le moyen de mise en place d’un jeu de ruptures et de discontinuités temporelles. Le caractère visuel de la mémoire chez George Eliot rend l’acte remémoration indissociable de l’image. Le souvenir est ainsi un « tableau intérieur » (p. 18) qui invite à penser le temps sous le signe de la durée au sens bergsonien. La mémoire, ainsi que la nostalgie qu’elle entraîne, revêtent chez la romancière un caractère rédempteur, car la mémoire individuelle rend possible la sympathie, et permet l’appréhension de la mémoire collective.

4Le texte de Christine Berthin (Paris X – Nanterre), « Inherited memory : secrets, secretions and secretaries in Dracula », se penche sur les notions contiguës de mémoire et d’héritage dans ce qui reste à ce jour une des plus grandes œuvres du romantisme gothique anglais. Le personnage du vampire apparaît comme l’incarnation du retour du souvenir refoulé depuis des générations. Le secret et la hantise qu’il provoque, correspondent au refoulé qui tend à ressurgir. En cette fin du XIXe siècle qui voit l’avènement de nouveaux modes de communication (le phonographe, la machine à écrire), l’émergence de l’élément spectral contrecarre l’idée d’une suprématie de la technique sur les mécanismes de la mémoire.

5Publié cinq ans après le chef d’œuvre de Bram Stocker, Le chien des Baskerville présente également un traitement particulier de la mémoire. Jean-Pierre Naugrette (Paris III – Sorbonne Nouvelle), dans « Collection et mémoire : le portrait des Baskerville », s’intéresse notamment à la scène où Holmes contemple un portrait dans le manoir et comprend que Stapleton, un collectionneur de papillons, est en fait un Baskerville qui menace sa famille en ravivant la légende du chien de la lande (chapitre 13). Le portrait permet la révélation, non pas seulement la révélation du passé mais aussi celle de la forme du présent (la ressemblance des deux visages). Il apparaît ainsi que « l’art de la détection […] passe par la détection de l’art » (p. 53). Suite à l’étude de cette scène, on découvre une étrange homologie entre Holmes et Stapleton, tous deux porteurs d’une mémoire retrouvée, tous deux collectionneurs et tous deux liés au symbole du fil conducteur, qu’il s’agisse du fil à démêler pour l’enquêteur ou de la lignée des Baskerville.

6Dans « Création, remémoration et invention d’une antériorité dans l’Iliade, l’Edda de Snorri Sturluson et Ulysses de James Joyce », Guillemette Bolens, de l’Université de Genève, propose une lecture comparée de ces trois textes. Tous trois liés à la mythologie, ils endossent la fonction de récit fondateur : ainsi l’écrit n’est pas l’instrument d’un récit du passé mais au contraire la « source du passé dont il véhicule la mémoire » (p. 78). L’Iliade et l’Edda font intervenir le motif du dédale : avec les jeux de reflet entre Stephen et son père et Bloom et son fils, on retrouve ce motif chez Joyce, qui emploie la technique littéraire médiévale des entrelacs. Dans les trois œuvres, le monde devient objet de mémoire par le travail de la langue : aussi le texte apparaît-t-il comme le commencement même de la mémoire.

7Dans « Le programme et le revenant : Joyce, Blake et “the daughters of memory” (Ulysses, “Nestor”)», André Topia (Paris III – Sorbonne Nouvelle) met en lumière deux conceptions de la mémoire : la vision antique de l’ars memoriae, fondée sur la mnémotechnique, et les « mémoires-programmes » développées en informatique, reposant sur le stockage et le rappel des données enregistrées (équivalant à la distinction entre mémoire du disque dur, de stockage, et mémoire vive). À la jonction entre ces deux méthodes, la mémoire chez Joyce se dirige simultanément vers le passé et vers le futur et tend à concilier une mémoire-revenant et une mémoire-programme. Comme la mémoire, la création littéraire s’articule sur les rapports entre virtuel et actuel : l’imagination apparaît alors comme « l’accomplissement d’une gestation déployant une mémoire inhérente aux mots » (p. 108).

8Du modernisme au post-modernisme, la deuxième partie de cet ouvrage met en lumière la volonté de recréer l’idée de mémoire chez cinq auteurs américains du XXe siècle. Chez Gertrude Stein, cette recréation passe par l’annihilation ; Zukofsky et Rothenberg, quant à eux, lient inextricablement la mémoire et la lettre ; Elisabeth Bishop voit dans la remémoration un perpétuel mouvement de transformation et Barth un acte de langage qui inclut toujours une part de fiction.

9Dans l’article « Des écrits modernistes aux chroniques : temps et mémoire chez Gertrude Stein », Claude Grimal (Paris X – Nanterre) rappelle que Gertrude Stein fonde sa vision du modernisme sur le refus d’un « passé psychique et culturel » (p. 115). Elle défend ainsi l’idée d’un « présent continu », qui reposerait non pas sur la volonté d’oublier, mais consisterait à « ne pas se souvenir ». Elle crée alors une « écriture pulvérente » (p. 120), reposant sur la pulvérisation de la phrase et l’autonomie de chaque mot : le langage, régi par un processus de répétition, est ainsi conçu hors de toute chronologie. Cependant, on trouve dans ses textes des références à l’autobiographie et à la réalité historique, qui laissent apparaître l’impossibilité d’éliminer la mémoire et le passé du discours humain.

10 Dans « Louis Zukofsky et la mémoire des mots », Abigail Lang (Paris VII – Denis Diderot) analyse quelques œuvres de l’un des fondateurs du mouvement L=A=N=G=U=A=G=E. Chez Zukofsky (1904-1978), il apparaît que ce sont les mots qui deviennent les principaux organes de la mémoire. Sur le mode de la référence, de l’intertextualité et de la citation, les mots représentent un processus mémoriel à part entière, poussé à ses propres limites : la citation  pourra ainsi se réduire à un seul mot, ou se décliner sous la forme de l’autocitation. Cette pratique des mots relève d’une pensée matérialiste, aussi bien politique (Zukofsky était marxiste) que poétique (comme le montre la littéralité de ses textes). Cependant, ce rapport fétichiste au mot et à la lettre tend à rejoindre l’idéalisme : les deux pensées cohabitent ainsi sans se contredire.

11Herbert Marks (Université d’Indiana – Bloomington) s’intéresse quant à lui aux textes d’Elisabeth Bishop (1911-1979), dans un article intitulé « Elizabeth Bishop’s art of memory ». Dans les poèmes comme dans les œuvres en prose de cet auteur, la mémoire se présente comme un mouvement simultané du présent vers le passé et du passé vers le présent. Le souvenir est sans cesse transformé, réactualisé par le présent. Une importante différence apparaît ainsi entre le souvenir traumatique, répété et subi, et la mémoire vivante, en permanente métamorphose. La mémoire n’est donc jamais un tout à retrouver : dans ses transformations, elle implique toujours une perte.

12L’article d’Hélène Aji (Université du Maine – Le Mans), « Jerome Rothenberg : mises en formes de la mémoire », vient éclairer l’œuvre du poète américain :  né en 1931, Jerome Rothenberg envisage la remémoration comme processus de mise en lumière du présent. Aussi le poète relaie-t-il une voix collective : il nomme ce processus « othering », qui revient à la fois à devenir autre et à concevoir autrement la poésie. Les anthologies qu’il compose revêtent bien souvent un caractère de manifeste et repose sur un travail de collage et d’assemblage. De même, il conçoit la traduction comme « la réponse à un poème passé d’un poème présent » (p. 182). Pour lui, la mémoire repose sur une tentative de dépersonnalisation, obtenue par la mise en place de certaines procédures. C’est le cas avec son usage de la gematria, pratique mystique juive qui fait correspondre à chaque lettre un nombre : ces poèmes rappellent ainsi une tradition judaïque séculaire, en même temps qu’il mettent en place un nouveau traitement poétique de la mémoire.

13Emmanuelle Delanoë-Brun, de l’Université Paris VII – Denis Diderot, vient compléter cette investigation sur le domaine contemporain avec son article « “Evidence… of an inconclusive nature” : esthétique et éthique de la remémoration dans l’œuvre de John Barth ». Les romans de  John Barth (né en 1930) présentent une importante réflexion sur la mémoire collective. Selon lui, le passé n’est pas une donnée objective que restitue le roman : la remémoration est avant tout un acte langagier, une construction discursive. Ainsi la mise en récit du passé devient un spectacle présenté au regard du lecteur. Cette esthétique laisse apparaître une éthique de la remémoration chez J. Barth : en effet, il nous enseigne la dimension fictionnelle de tout récit historique.

14Cette dernière partie se penche sur la question de la représentation de la mémoire dans l’art, des antiques aux post-modernes. De l’ars memoriae antique à  la mémoire-musée moderniste, de la sculpture à la photographie, l’art apparaît comme le lieu des arrêts et des mouvements de la mémoire.

15En Angleterre, au début du XIXe siècle, se développent musées et galeries : la poésie va ainsi reprendre à son compte ce motif du musée comme symbole de la mémoire. C’est le point de départ de l’article de Carle Bonafous-Murat (Paris III – Sorbonne Nouvelle), intitulé « Palaces of memory or memory palaces : museographic poetry from Tennyson to Auden ».   Tennyson, Yeats, Auden, en s’intéressant au fonctionnement de la remémoration, poursuivent en fait le travail initié par les antiques (Quintilien, Cicéron, etc.) dans leurs traités sur l’ars memoriae. On trouve en effet dans l’Institutio oratoria de Quintilien un rapport étroit entre la peinture et la mémoire, motif qui fait l’objet d’une importante investigation chez les poètes du modernisme.

16  Dans « Mémoires d’oubli – poèmes de Perelman, sculptures de Smithson », Christine Savinel (Paris III – Sorbonne Nouvelle) propose  l’étude comparée de deux américains, l’un poète, l’autre artiste du courant land art. Les textes de Bob Perelman, membre du groupe des language poets,  mettent en place une véritable rhétorique de l’oubli (notamment le poème en prose « NOTes on MEmoir », dont le titre révèle déjà l’absence de l’auteur, « not me »). Son intérêt pour la « mémoire oublieuse » se manifeste notamment dans les anthologies, qui se fondent sur l’oubli de certains textes. Les œuvres de Robert Smithson présentent une relation semblable à la mémoire. Se dégradant avec le temps, ses sculptures, que l’artiste nomme « nonsite », reposent sur la transformation d’un site dans un contexte artistique. Ces  monuments dédiés au non-espace sont de véritables « ruines neuves ». En même tant qu’elles lient inextricablement oubli et mémoire, ses sculptures proposent également une réflexion politique sur le paysage urbain américain.  

17L’article intitulé « Frederick Sommer et les conjugaisons photographiques du ramentevoir », d’Hélène Perrin (Paris VIII – Saint-Denis) se penche sur quelques clichés du photographe américain d’origine européenne (1905-1999). Le « ramentevoir » est un terme ancien qui signifie remémorer, conjuguant ainsi les notions de mémoire et de perception visuelle. Entre le document et l’œuvre d’art, les photographies de Sommer incarnent à la fois la mémoire des images et la mémoire du monde, et « offre[nt] l’espace dynamique et fertile du ramentevoir où se donne et se construit ensemble le souvenir » (p. 270)

18Mémoires perdues, mémoires vives rend compte de la complexité et de la diversité de l’approche artistique du processus de remémoration. L’éclectisme des périodes abordées dans ces articles ouvre un large champ d’investigation : il permet aussi bien la relecture de grands classiques sous un angle original que la découverte d’auteurs et d’artistes contemporains. Navigant des affres de l’oubli aux aléas de l’inscription, cet ouvrage montre l’indissociabilité de la mémoire et des arts de la fiction.