Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Octobre 2022 (volume 23, numéro 8)
titre article
Georges A. Bertrand

Christian Dotremont & le cinéma sous toutes ses formes

Christian Dotremont and the Cinema in all its Forms
Stéphane Massonet, Dotremont et le cinéma, Paris, Nouvelles Éditions Place, 2021, 120 p. ; EAN 9782376280897.

1Le centenaire de la naissance du poète et peintre belge Christian Dotremont (1922-1979) donne lieu à diverses manifestations et parutions. A côté des expositions organisées à Bruxelles, de multiples publications sont annoncées, concernant aussi bien l’édition ou la réédition de certains de ses textes que des études sur son œuvre. C’est le cas de l’ouvrage de Stéphane Massonet, Dotremont et le cinéma, qui permet d’aborder un aspect pouvant sembler anecdotique, un peu en marge, alors que le cinéma est présent tout au long de sa vie, et de diverses façons. Stéphane Massonet, écrivain et philosophe, spécialiste de l’imaginaire et des rapports existant entre avant-garde et anthropologie, ainsi que grand connaisseur de Christian Dotremont, rend compte dans cet ouvrage des rapports entre celui-ci et le cinéma. Le titre du livre, on ne peut plus « concis », recouvre plusieurs réalités classées chronologiquement et faisant chacune l’objet d’un chapitre. En effet, Christian Dotremont fut successivement théoricien du cinéma, critique, mais également scénariste, metteur en scène et même acteur, ces différentes activités se mêlant souvent les unes avec les autres.

2L’ouvrage, en huit courts chapitres, aborde chacun de ces aspects, s’ouvrant sur ses expériences plus ou moins liées au surréalisme, ses avatars, ainsi que sur celles liées à l’aventure CoBrA, de 1942 à 1951. Il étudie ensuite plusieurs réalisations cinématographiques auxquelles Christian Dotremont participa de diverses manières : Perséphone (1951) et Calligraphie japonaise (1957), ainsi qu’Un autre monde (1958) et Le Site brutal (1959), tout en s’attardant sur quelques-unes de ses rencontres et critiques sur le cinéma. Le dernier chapitre est consacré à l’unique court-métrage « sur » Christian Dotremont, Dotremont-les logogrammes, où il joue à l’acteur, et il est suivi d’une courte bibliographie ainsi que d’une liste exhaustive des textes du poète en rapport avec le cinéma quel que fut son rôle.

Les textes théoriques

3Trois chapitres sont consacrés par Stéphane Massonet aux textes en rapport avec la vision développée par Chr. Dotremont de ce que doit être le cinéma « nouveau ». De la peinture à l’image animée en passant par la photographie, image certes fixe, mais pouvant se mouvoir comme dans le cas des écritures lumineuses, qu’ont tentées plusieurs artistes (dont Picasso) avant lui et qui peuvent apparaître comme les prémices de ses recherches graphiques futures, Dotremont tentera de donner une nouvelle direction au cinéma, en l’associant aux autres arts. L’essentiel est de changer le regard, de miser, comme l’écrit St. Massonet « sur la transformation de l’œil […], et de la pensée toute entière qui doit fonctionner comme une caméra de cinéma. »

4Il souligne combien Dotremont, en s’intéressant à Corot, Magritte, Labisse ou bien encore Ubac, se persuade, peu à peu, que la vision que l’on a du réel est, en fait, transformée par la vision qu’en ont ces artistes. C’est pour cela qu’il encourage le cinéma dit « documentaire », surtout durant la Seconde Guerre mondiale, persuadé que ce qu’il montre peut être plus « vrai » que la réalité « objective ». Sa découverte, ensuite, du cinéma des Marx Brothers ainsi que de Charlie Chaplin l’incite à penser que l’humour, dans la fiction, peut autant, sinon plus, « changer le monde » que le documentaire. C’est pourquoi il se lance dans la critique pour développer cette idée, refusant de voir dans le cinéma, comme le souligne St. Massonet, « […] un spectacle de divertissement pour échapper au monde, mais une manière concrète pour intervenir sur celui-ci en modifiant notre regard. »

5Après avoir critiqué (au sens plein du verbe) le cinéma, Dotremont se lance dans la réalisation, ou plutôt dans des tentatives pour susciter des expériences liant image animée, peinture, musique et littérature. Pour ce faire, il réunit autour de lui nombre d’artistes et scientifiques (comme quelques ethnologues), impliqués dans l’Aventure CoBrA. Il rêve d’un cinéma qui allie démarches scientifique et poétique. Ainsi, même dans ce domaine, se vérifient quelques-unes des préoccupations essentielles de Dotremont : créer une œuvre à « plusieurs mains », mêlant arts et techniques.

Les réalisations

6Dans la seconde partie de son ouvrage, S. Massonet expose en détail les divers projets dont Dotremont est l’instigateur, les quelques réalisations auxquelles il a collaboré. Il en est ainsi, principalement, de Perséphone, et de Calligraphie japonaise. L’origine de Perséphone est à chercher dans un rêve de Pierre Alechinsky qui donna lieu à un livret, intitulé Les Poupées de Dixmude, paru en 1950 aux éditions Cobra : un livret accompagné de photographies ainsi que d’une postface de Luc de Heusch, ethnologue féru de mythologie. Un Luc de Heusch qui demande peu après à P. Alechinsky et Dotremont d’écrire un scénario en rapport avec le mythe de Perséphone. Avant de résumer le scénario, St. M. conte les différentes péripéties du tournage, les disputes auxquelles il a donné lieu, inévitables dès lors qu’on doit faire œuvre commune. Il note, par exemple, que Dotremont s’était inquiété auprès d’Alechinsky du manque de spontanéité qui semblait se dessiner dans la réalisation du film et évoque la lettre violente écrite par ce dernier à Luc de Heusch, dénonçant « la tournure obscure du film ».

7Ce film, unique réalisation « CobrA », est intéressant, d’une part parce qu’en effet, il répond aux exigences de Dotremont sur la « collaboration organique » (même orageuse) qu’il revendique, mais également parce qu’il est un des plus récents avatars du mythe d’Adonis, depuis ses origines assyriennes, jusqu’au Martyre de saint Sébastien, Mystère de d’Annunzio daté de 1911 et qui mêlait danse, parole, musique et arts plastiques.

8La deuxième réalisation cinématographique de Dotremont fut Calligraphie japonaise, un documentaire de Pierre Alechinsky, avec un commentaire écrit par le poète et lu par Roger Blin. S. Massonet montre bien comment ce travail, présenté en 1957, est primordial pour Dotremont, car en lien avec la découverte de sa propre écriture, qui, retournée et « lue » par transparence, avait acquis une nouvelle réalité, une nouvelle force. Alechinsky n’a pas eu l’intention dans ses images de glorifier la calligraphie japonaise en tant qu’art de la belle écriture, mais plutôt de montrer que l’écriture, au Japon, est présente partout, mettant en tension le calligraphe avec pinceau et encre, libérée qu’elle est des règles et carcans qui emprisonnent la calligraphie occidentale. Ainsi que l’écrit Stéphane Massonet :

Le film de Pierre Alechinsky sera d’une importance capitale pour la démarche poétique de Christian Dotremont qui le mènera à la découverte du logogramme. […] Dotremont souligne l’apport et la contribution du film qui réarticule un nouveau rapport entre peinture et écriture.

9Dans les deux chapitres suivants, S. Massonet mentionne deux contributions de Dotremont à des films expérimentaux, Un autre monde, réalisé par Serge Vandercam et Henri Kessels, pour lequel il a écrit le scénario et le texte du commentaire, et Le Site brutal de Jean Delire, pour lequel il a rédigé un commentaire. Dans Un autre monde, documentaire fictionnel daté de 1958, composé uniquement de prises de vue de gravures de Granville, le texte de Dotremont, selon S. Massonet, « […] décrit la situation des poètes vagabonds, et donc la sienne, laissant l’imaginaire réinvestir le monde réel par (des) effets de décalage et d’écart. » Il est également une critique de la société dite du « spectacle », une invite au spectateur qui, par l’imagination, est amené à retisser les liens entre image et typographie.

10Le texte du Site brutal, écrit par Dotremont en 1959, et lu par Roger Dutoit, met en lumière, lui, les tensions entre éléments naturels et société machiniste, entre un train et une rivière, cette dernière étant la frontière entre deux espaces, entre deux temps : « En Laponie, ce n’est qu’à partir du moment où le poète n’a plus de train ou de bus, qu’il délaisse les moyens de transport du monde moderne pour ceux des Lapons qu’il commence à revivre. »

11Ces deux œuvres sont les dernières auxquelles Dotremont participe avant Dotremont-les logogrammes où il jouera à l’acteur. Mais, avant ce dernier opus daté de 1972, il ne se désintéresse pas du cinéma, retrouvant plutôt à ses premières amours, à savoir les cinéastes qui comptent pour lui. Les Marx Brothers et Chaplin ont laissé la place à Jacques Tati et, surtout, Jean Cocteau. Autant son intérêt pour Tati peut paraître évident, en raison de son humour particulier (et l’on sait combien Dotremont le pratiquait !), autant Cocteau peut sembler plus lointain au poète. Il reprend pourtant contact avec lui à l’occasion de la sortie du Testament d’Orphée dans lequel le poète joue son propre rôle dans la « peau » d’Orphée. On peut penser combien ce film, expérimental également à sa manière, a pu marquer Dotremont, d’une part parce qu’il réinventait un mythe (comme celui de Perséphone), un mythe ayant lui aussi l’enfer pour théâtre, mais également par sa plongée dans un autre monde, celui de la poésie « pure » où Dotremont et Cocteau sont comme les deux mêmes faces d’une médaille, unique et solitaire. Hulot, au premier abord, est plus près de Dotremont que Cocteau, cela semble évident, et plusieurs fois il fera allusion à son « burlesque insidieux », mais peut-être était-ce pour dissimuler son attrait, plus profond pour le poète, également cinéaste, romancier, décorateur, peintre et calligraphe auquel il pouvait s’identifier secrètement.

Dotremont face caméra

12Le scénario de Dotremont-les logogrammes a été écrit par Pierre Alechinsky et accepté aussi bien par son « acteur » principal, Dotremont, que par son réalisateur Luc de Heusch. Ces trois-là se connaissent bien, ont déjà travaillé ensemble, sont donc à même de proposer un court-métrage dont le titre même annonce la couleur : un portrait « total » du poète en créateur de logogrammes, dix ans après leur découverte, un poète en amoureux de « Gloria », lui écrivant une lettre qui ne recevra jamais de réponse. Dotremont, en quatorze minutes, est tout entier « mis à nu » : l’artiste comme l’homme, évoluant entre sa « carrée » de Tervuren et les étendues lapones, le logogramme faisant se confondre peinture et écriture.

13S. Massonet, après avoir présenté les grandes lignes du film, insisté sur le fait que, quoique « documentaire », il s’agissait, de la part de L. de Heusch d’un film d’artiste sur un artiste, conclut par ces mots : « Le cinéma nous permet d’entrer dans des contrées plus confidentielles du poète, de participer à l’action visible de son écriture-peinture au moment où celle-ci se trace. »

*

14La réussite de ce livre est d’avoir, au terme d’une enquête minutieuse sur tous les aspects « cinématographiques » de Dotremont, esquissé comme une micro biographie du poète sous l’angle de l’image animée. Premier ouvrage traitant des divers rapports de Dotremont avec le cinéma, il apporte un éclairage nouveau sur le poète, nouveau mais qui n’est que confirmation de ce qu’il fut, à savoir un artiste « complet », qui transforma sa vie entière en œuvre d’art.