Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Août-Septembre 2006 (volume 7, numéro 4)
Jean-Paul Engélibert

Le réveil de la politique

« Dernières nouvelles du capital », Rue Descartes, revue du Collège international de philosophie, n° 49, PUF, 2006.& Alain Beaulieu (dir.), Michel Foucault et le contrôle social, Presses de l'université Laval (Québec), 2006.

1Deux collectifs paraissent simultanément comme pour témoigner de l'actuel renouveau de la pensée politique après la glaciation des années 80-90. Deux livres très différents par leurs factures et leurs objets, mais plus profondément liés en ceci que tous deux  interrogent philosophiquement le présent. Dernières nouvelles du capital est un titre revendiqué par les deux coordinateurs du dernier volume en date de Rue Descartes, Frédéric Neyrat et Jérôme Maucourant, en raison de "l'inventivité permanente", de la "pulsion irrépressible à produire du nouveau", qui caractérise le capitalisme. Ainsi ce numéro envisage-t-il moins les contradictions de l'économie que sa "puissance de propagation" et cherche-t-il, en examinant ses effets les plus récents et en multipliant les approches, à renouveler sa critique. De l'autre côté, Foucault n'est pas étudié par la majorité des auteurs réunis par le philosophe canadien Alain Beaulieu selon la perspective classique de l'histoire de la philosophie, mais d'une manière qu'on pourrait dire foucaldienne qui prétend moins établir une vérité à propos de l'oeuvre du philosophe que la prolonger en confrontant ses concepts à notre actualité. Ainsi les textes de Foucault sont-ils mis à l'épreuve de problèmes que Foucault lui-même n'a pas pu connaître : la construction européenne depuis l'Acte unique de 1986, l'apparition des sans-papiers comme sujets politiques ou la focalisation des politiques sécuritaires sur les supposés "terroristes". C'est dire qu'apparaît ici, comme rivale à la "puissance de propagation" du capital, la capacité de contamination de l'analytique du philosophe.

2Mais, demandera-t-on puisque nous sommes sur Fabula, où est la littérature ? Hélas, dois-je répondre, en fin de volume. Dans les toutes dernières pages. À croire que les écrivains d'aujourd'hui ne disent rien du capital. À penser que l'idée foucaldienne du contrôle social n'a rien, ou très peu, à voir avec ses écrits sur les lettres. De cette quasi-absence, on ne peut même pas tenir rigueur aux auteurs de ces livres, tant les univers de la littérature et de la critique politique ont été séparés depuis des années. Il y a tout de même, ici et là, dans l'un et l'autre ouvrage, quelques remarques ou même quelques contributions qui relèvent du récit (l'extrait d'un roman de Thierry Marin à paraître dans Dernières nouvelles du capital) ou de la théorie littéraire (l'article de Jérémie Valentin sur la fabulation dans  Michel Foucault et le contrôle social). Mais puisque mon objectif dans ce compte-rendu sera précisément d'essayer de tisser des liens entre pensée politique (l'objet des deux livres) et littérature (l'objet de Fabula), je vais commencer ailleurs, par le plus foucaldien des articles ici rassemblés.

3Denis Duez décrit le dispositif européen de sécurité intérieure élaboré dans les années 80 et 90 et sous le nom d'"espace Schengen" et qui conduit aux politiques sécuritaires d'aujourd'hui en reprenant, en philosophe, le concept d'illégalisme développé par Foucault dans Surveiller et punir. Selon cette problématique, la figure du "sans-papiers" est moins le reflet d'un péril objectif que "le résultat d'un travail policier, administratif et juridique", moins la cause des contrôles que leur produit : c'est l'État qui, en voulant contrôler tous les mouvements de population, crée de toute pièce en d'un seul coup l'immigré légal et son contraire, le clandestin. Et l'apparition de ce dernier sur la scène politique comme problème est la conséquence directe d'un processus de normalisation des migrations. En effet, il y a toujours plus de clandestins et la politique sécuritaire de l'Union européenne semble échouer à juguler les flux migratoires. La comparaison de cette apparente contradiction (le maintien d'une politique dont l'échec est patent) avec l'analyse foucaldienne de la prise est ici très éclairant. Foucault a montré que si la prison moderne n'a jamais été remise en cause malgré son inefficacité pratique, c'est que sa vraie fonction n'est pas de faire baisser le nombre de délits, mais de substituer un illégalisme normalisé (la "délinquance") aux formes multiples et changeantes de l'illégalisme populaire jugées dangereuses d'un point de vue politique et économique. Il en va pour le clandestin comme pour le délinquant, de la construction d'une population stigmatisée et de la constitution d'un illégalisme spécifique. Dans le cadre de l'union européenne, celles-ci peuvent répondre à trois préoccupations des dirigeants : a) jeter les bases d'un contrôle social trouvant sa légitimité dans le ciblages de groupes désignés comme dangereux mais pouvant s'étendre à toutes les populations, b) constituer une figure de l'Autre par rapport à laquelle une identité de l'Union européenne pourrait se définir, c) dresser le portrait du "mauvais migrant" à opposer au "migrant utile" qui s'intègre harmonieusement dans le processus de mondialisation.

4Foucaldien en ce sens qu'il part d'une analyse locale et se préoccupe du présent, en ce sens qu'il met les concepts à l'épreuve de la description empirique, cet article est à sa manière exemplaire. Il emploie les concepts du philosophe et les ouvre à un champ nouveau qu'il crée ainsi comme champ de réflexion politique.

5Or, ouverture et création ne sont pas des mots indifférents ici. Alain Beaulieu montre dans son propre article la dualité de la notion de contrôle chez Foucault. Si d'un côté le contrôle est social et renvoie aux mécanismes d'assujettissement des corps, dans les recherches de la dernière période émerge l'idée d'un "contrôle non disciplinaire de soi" par lequel le sujet se produit et se transforme. Contrôle n'est donc pas un terme univoque et n'a pas la pureté d'un concept. Après avoir réfuté l'interprétation que donne Deleuze des "sociétés de contrôle" dans Pourparlers, Beaulieu insiste sur la dualité du contrôle foucaldien. À côté des techniques de domination des autres, il existe aussi des techniques de soi auxquelles le dernier Foucault s'est beaucoup intéressé. Dans la société panoptique qui est la nôtre, le contrôle de ses propres représentations est revendiqué comme moteur de techniques de soi   produisant une "esthétique de l'existence". Par là, éthique et esthétique sont liées : Foucault inventera le terme d'éthopoétique pour le signaler. Le contrôle envisagé ainsi, par des pratiques comme la retraite, l'abstinence, la méditation, les exercices spirituels, etc.,  n'est pas disciplinaire mais mène le sujet à se défaire des normes des disciplines, c'est-à-dire à s'inventer. Parmi ces techniques, l'une bénéficie d'une attention particulière : la parrhésia ou le courage de la vérité, franc-parler ou dire-vrai, que Foucault a observée en particulier chez les cyniques grecs. La parrhésia cynique agit sur les gens "normaux" en s'attaquant à la présomption de normalité par le scandale. Le cynique confronte violemment autrui à la vérité en l'incitant à réagir mais sans lui dire comment il doit se comporter. Il s'agit là d'un "contrôle non disciplinaire en tant qu'il encourage uniquement les autres à se soucier d'eux-mêmes et à quitter l'état de normalisation pour esthétiser leur existence." Foucault a désigné ce geste comme une "politopoétique" ou une "expérimentation politique" sans programme. Par là, on rejoint une préoccupation esthétique présente aussi dans d'autres contributions, sur la "subjectivation", comme "invention d'une vie possible" (Mario Colucci) ou sur "la vie des hommes infâmes" comme apparition de l'intérêt pour l'homme ordinaire qui marque "la ligne de pente de la littérature depuis le XVIIe siècle" (Jérémie Valentin).

6Il est impossible de  résumer toutes ces interventions, auxquelles le compte rendu ne peut que renvoyer le lecteur. Mais il faut signaler la très bonne qualité d'un ensemble très cohérent et très clairement présenté. Même l'oralité des débats – puisque ce volume rassemble des contributions données lors d'un colloque à Montréal en mai 2004 – est conservée avec bonheur et on lit avec intérêt et plaisir la table ronde qui clôt le volume.

7Quant aux "dernières nouvelles du capital", elles sont par définition diverses et difficiles à rassembler sous un titre. Frédéric Neyrat cherche l'ontologie de la consommation avec Heidegger et reprend le concept de Gestell ("con-sommation"), à partir duquel il pense la "boucle du Capital et de la Technique" dans laquelle les choses disparaissent et le sujet s'évanouit. Les autres contributions du volume regardent, non vers la métaphysique, mais vers les sciences économiques (Jérôme Maucourant, qui relit Polanyi et Veblen), l'histoire (Alain Guéry) ou la politique (François Roussel, qui s'interroge sur le slogan "Le vivant n'est pas une marchandise" ou Yann Moulier-Boutang qui se penche sur les mouvements sociaux). La deuxième partie du volume est plus éclectique avec notamment un long entretien avec Jean Baudrillard, un article très suggestif d'Emmanuel Renault sur la problématique de l'idéologie (toujours utile, même si l'actualité semble l'avoir discréditée, et qui peut trouver son renouveau dans la critique de l'image) et  la présentation par Brian Holmes du Makrolab, création de l'artiste slovène Marko Peljhan. L'ensemble, tout en restant assez compact, présente l'intérêt de multiplier les éclairages disciplinaires sur son objet. Sans prétendre le cerner, il a l'utilité de ces travaux d'approche qui renouvellent les perspectives.

8Deux livres donc qui se ressemblent, par leur enracinement dans la french theory et leur caractère international et plurisdisciplinaire. Deux livres qui se recommandent à tous ceux que l'actualité de la critique politique intéresse.