Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Juin-Juillet 2006 (volume 7, numéro 3)
Odile Gannier

« Neptune et les Français : le fonds " Marine" de la librairie à l’époque des grands voiliers

Le Livre maritime au siècle des Lumières. Édition et diffusion des connaissances maritimes (1750-1850), textes réunis par Annie Charon, Thierry Claerr et François Moureau, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2005, collection Roland Mousnier, 265 p., ill.

1Ce volume réunit les actes du colloque de Brest des 15-16 novembre 2002, commémorant le 250e anniversaire de la fondation, dans cette ville, de l’Académie de marine. Cet ouvrage se présente en quelque sorte comme le successeur du classique La Mer au siècle des encyclopédies, actes du colloque également tenu à Brest en 1984, publiés sous la direction de Jean Balcou (Champion, 1987). Le Livre maritime possède ainsi les qualités d’une célébration où se sont trouvées réunies des institutions qui travaillent sur les mêmes fonds sans toujours se côtoyer ou se rejoindre : archivistes et conservateurs, libraires, universitaires et chercheurs. C’est l’occasion pour les conservateurs de faire connaître les richesses de leurs collections en matière de livre maritime. C’est aussi l’occasion de rappeler la dette envers Jean Polak pour sa Bibliographie maritime française depuis les temps les plus reculés jusqu’à 1914 (1976). Dix-huit contributions composent cette mise au point des publications intéressant la marine, essentiellement dans le contexte français, entre 1750 – date approximative de la création de l’Académie de marine – et 1850. Les frontières chronologiques ne sont pas clairement justifiées d’un point de vue politique ou géostratégique, voire éditoriales, bien que le recteur Jean-Pierre Poussou, dans les conclusions du colloque, considère qu’après 1850 « il devenait délicat de cerner aussi bien le sujet tant la production imprimée avait augmenté en volume et variété ». Si ce critère peut sembler un peu flou, il se trouve pourtant que ces dates englobent de fait grossièrement les changements majeurs intervenus dans les techniques de la navigation – principalement liés à l’idée qu’il convient de dépasser une approche empirique par l’établissement et la généralisation de critères scientifiques universellement valables – dans une période qui voit l’épanouissement des grands voiliers (instrumentation plus efficace, découvertes territoriales et évolution de la cartographie, élévation générale du niveau scientifique des marins en astronomie et mathématiques, mise au point de techniques raisonnées de construction navale…), jusqu’à l’avènement de la vapeur, qui intervient en fait à peu près vers la moitié du siècle.

2Un certain nombre de contributions font le point sur des périodes antérieures, dont l’aboutissement se situe au moment où la volonté politique créée la nouvelle institution de Brest. C’est le cas de François Moureau, qui ouvre la réflexion par un exposé des pratiques éditoriales et de la place du « livre maritime dans l’économie de la librairie française des origines au milieu du XVIIIe » : il retrace les rapports entre imprimeurs, graveurs, diffuseurs et la marine ; il évoque aussi le poids de la tradition en matière éditoriale. Le fonctionnement même du privilège montre l’intérêt des libraires pour les livres supposés d’un rendement durable. La question est posée aussi par Annie Parent-Charon dans son exposé sur le catalogue du libraire parisien Jombert : si un livre reste très longtemps au catalogue, est-ce le signe d’un succès durable ou d’une mévente ? Le problème des rééditions successives est aussi clairement posé par Alain Morgat dans son étude « du Neptune françois au Pilote français : les atlas nautiques en France avant 1850 » : si les éditions d’un ouvrage comme le Neptune françois se succèdent pendant plusieurs décennies, c’est « plus la marque d’une inertie pesante que la reconnaissance réelle de leur valeur intrinsèque. » En réalité, la pratique éditoriale s’appuie davantage sur un rendement à long terme d’ouvrages dont l’usage ancien tient lieu de valeur sûre, auprès d’un public de marins qui cherchent la sécurité de leur navigation, avec des livres qui ont fait leurs preuves, et qui ne cèdent guère à l’attrait de la nouveauté en ce domaine : on peut dire que le goût de l’innovation et l’idée même d’une mise à jour des savoirs est le fait des savants plus que des praticiens, qui s’appuient eux, au contraire, sur leur expérience.

3« Les marins se méfient des nouveautés qui remettent en cause leurs pratiques immémoriales, aussi bien quand cela touche à la navigation qu’à la cartographie » affirme encore A. Morgat. Affirmer que les marins refusent l’innovation serait caricatural si cela tendait à prouver que les navigateurs sont des gens rétrogrades : d’abord, la faute des rééditions répétées est imputable d’abord aux éditeurs, qui renâclent à refondre des atlas ce qui implique un effort technique et financier important, comme le montre Manonmani Filliozat-Restif à propos des instructions nautiques – technique intemporelle, si l’on en juge, par exemple, par la carte de Sardaigne « mise à jour » en janvier 2006, et qui conserve le tracé, quoique inexact, du relevé de 1879 ! En ce qui concerne les marins, d’ailleurs, leur fierté professionnelle réside assurément dans la transmission de savoirs chèrement acquis, de même que leur intérêt pratique particulier impose aux fabricants d’atlas la reproduction de profils de côtes, qu’il serait inapproprié de considérer comme un mode de « représentation un peu archaïque », puisqu’elle est d’une très grande utilité, dans la manœuvre, lors des atterrissages ; d’ailleurs les instructions nautiques modernes les conservent, aujourd’hui d’ailleurs sous une forme photographique souvent moins parlante que le croquis.

4Mais, quoique trop général, ce principe semblerait pouvoir s’appliquer aussi à l’art de la construction navale, qui resta longtemps, comme le montre Marie-Pierre Demarcq, le privilège des maîtres charpentiers. L’ordonnance de 1765 officialisa le statut d’ingénieur  constructeur, effet d’une politique déterminée, corollaire de la création de l’École de Paris. L’évolution majeure, semble-t-il en effet, est le passage de l’habitude du secret à la décision de la diffusion ; ainsi que de la méthode empirique à la théorisation, fondée sur le calcul et plus sur l’expérience. À la liste des traités de construction navale, on aurait pu ajouter, par exemple, la théorie énoncée par Bernoulli en 1738, dans son Traité d’hydrodynamique, étude de la résistance des carènes, dans lequel il proposa ce néologisme scientifique destiné à une intéressante carrière. C’est aussi la problématique qu’aborde, trop rapidement, Michel Vergé-Franceschi, en se proposant de voir une évolution « de la relation de voyage dieppoise au traité de marine parisien ». On connaît en effet la contribution séculaire de la Normandie, plus généralement, au dynamisme de la navigation française.

5La rivalité apparente entre scientifiques et marins est bien compréhensible : et en matière de navigation, la prudence est mère de sûreté : il est raisonnable d’attendre que les élucubrations des scientifiques soient bien éprouvées pour renoncer à des connaissances assurées. Les « ouvrages et manuels d’astronomie nautique en France » que présente Guy Boistel, sont destinés à l’établissement de valeurs permanentes, validées par le calcul et par une science de plus en plus solide, et ils sont soumis à des mises à jour régulières. Mais les marins peinent souvent à acquérir le niveau scientifique nécessaire à la compréhension des phénomènes et à leur calcul, et souhaitent pouvoir faire le point rapidement et efficacement, tandis que les mathématiciens s’impatientent des à-peu-près dont se contenteraient volontiers les navigants. Notons que l’on peut pourtant évaluer dans certains journaux de bord les connaissances réelles des marins : Marchand, simple capitaine de commerce et circumnavigateur en 1790-1792, reconnaît à ses officiers leurs compétences en la matière, au point que le chirurgien regrette le manque de surprise des atterrissages trop exacts.

6Fleurieu, ministre de la marine en 1790-1791, tenta sans succès de proposer l’application du système métrique à la marine (dernier volume du Voyage de Marchand) ; mais il aurait aimé réconcilier les savants et les marins : « l’Homme de Lettres pourrait s’associer l’Homme de Mer dont il se chargerait toutefois de polir le style ; et la réunion de leurs connoissances et de leurs talens » serait propre à donner du voyage une vision à la fois fidèle et réfléchie. « Du reste, cette association n’auroit rien d’extraordinaire, rien qui pût blesser l’amour-propre de l’un ou de l’autre : on peut ajouter que ne connoissons-nous pas de grands peintres paysagistes qui faisoient peindre par une main étrangère les figures dont ils vouloient enrichir la composition de leur tableau !1 »

7La raison de la consultation d’un ouvrage est en tout cas fort différente lorsqu’on est un simple particulier, un homme politique ou un capitaine de navire. F. Moureau montre que les livres professionnels, destinés aux pilotes, aux gardes de la marine, aux élèves, sont plutôt édités dans les centres portuaires, tandis que les libraires parisiens s’intéressent davantage aux éditions scientifiques, mettant l’accent sur les différents publics concernés par ce genre de livres. Le format des publications est aussi abordé, par le biais des clients potentiels : certaines belles éditions, en grand format, rappelle aussi A. Charon, sont en réalité destinées à des sédentaires, dont l’intérêt pour la mer, la géographie, les voyages, est intellectuel ; les mêmes ouvrages, qu’il s’agisse du Neptune François ou d’autres, s’adressent à un lectorat « technique », lorsqu’ils sont en petit format commode. Le grand public par exemple n’est guère intéressé par des « routiers de navigation et instructions nautiques », et les éditeurs ne pouvaient compter sur des éditions remises à jour pour leur être rentables. Le lectorat sédentaire lit avec plaisir – et les travaux du CRLV en général le confirment – des récits de voyage, comme ceux de Cook dont Michèle Polak rappelle les différentes versions apocryphes. La gravure et les dessins complètent aussi les collections maritimes, et Madeleine de Terris, en recensant quelques graveurs notables, comme Vernet ou Ozanne, dévoile les richesses du Cabinet des estampes de la Bibliothèque Nationale. On aurait pu aussi évoquer Garneray, dont certaines œuvres sont encore conservées à la BNF. La question de l’illustration des voyages maritimes au XVIIIe siècle, enfin, est posée, dans un large éventail thématique, par Catherine Briand.

8La question essentielle que pose l’intitulé de ce colloque, somme toute, est la définition du livre maritime, comme le souligne le recteur J.-P. Poussou dans ses conclusions : « toute espèce de livre se rapportant à la mer ». De fait, là encore, comme le montre la communication d’Étienne Taillemite, on pourrait convoquer, pratiquement, toute la production de la librairie française, du traité d’arrimage des cargaisons aux utopies de Restif de la Bretonne, en passant par les poèmes de circonstance. Une étude originale des poèmes de circonstance est d’ailleurs menée par Jacques Gury, dans « la poésie didactique et la marine de Louis XVI à Napoléon Ier », en se fondant sur La Navigation de Joseph Esmenard, publié en 1805. Cette notion reste en fait d’une élasticité commode – chacun des intervenants prenant sa part dans le panorama de l’édition –, mais un peu approximative : mutatis mutandis, nous pourrions étudier aujourd’hui, comme relevant d’un même corpus, le Nouveau Cours de navigation des Glénans, les récits de Moitessier, les instructions nautiques du SHOM, les romans de Roger Vercel, l’Almanach breton et les vieux numéros de Voiles et Voiliers dont se régalent les passionnés… On sent la différence d’objet entre la contribution originale de Magali Vène sur les « impressions d’escadre », productions diverses imprimées à bord et vouées à l’obsolescence presque immédiate, et les manuels d’astrophysique ; entre les livres de pharmacie et médecine navale présentés par Yannick Romieux, et les romans de Marryatt, chéris du public anglais des années 1830, dont parle John Hattendorf. Hélène Richard montre bien le bric-à-brac générique des bibliothèques embarquées : un livre placé à bord devient-il de ce seul fait un livre maritime ? On peut en effet en douter. Pour tenter une typologie, il faudrait distinguer encore entre les livres indispensables au métier (répertoires astronomiques, tables de logarithmes, éléments d’algèbre, instructions nautiques, atlas…), les ouvrages de consultation, que l’on emporte en cas de besoin (comme les traités de botanique ou d’histoire naturelle : par un sentiment de nécessité, ou un impératif de mission, qui prouvent davantage l’ignorance de ceux qui les emportent, en fin de compte, qu’une passion naturaliste répandue chez les gens de mer) ; et les ouvrages généraux, philosophiques, religieux ou littéraires, lesquels sont davantage le fait des bibliothèques personnelles, que l’on se promet de lire à ses moments perdus.

9En réalité, on peut considérer que l’Académie de marine est au centre du propos, ce que rappelle Catherine Junges, puisque cette institution dont le colloque commémore la fondation a cristallisé la production officielle d’un certain nombre d’ouvrages, malgré les difficultés qu’elle éprouva à se situer entre le Dépôt des cartes et plans (on rappellera le travail considérable, plusieurs fois cité, d’Olivier Chapuis, À la mer comme au ciel. Beautemps-Beaupré et la naissance de l’hydrographie moderne : l’émergence de la précision en navigation et dans la cartographie marine (1700-1850), aux PUPS), l’Académie des Sciences et les services du Ministère de la marine. Le fait majeur de cette période est probablement aussi, ce que révèlent indirectement les pratiques éditoriales, une prise de conscience et une volonté politique française à cette époque : il ne faut pas oublier, dans l’histoire du livre maritime, la puissance de la librairie hollandaise, par exemple, et la force navale anglaise indéniable en face de laquelle, comme le rappelle J. Hattendorf, la France a tenu son rang. On aurait enfin pu signaler que l’Académie de marine, devenue en 1769 Académie royale de marine, fut dissoute par décret de la Convention en 1793, mais ressuscita en 1921, pour être encore active.

10Sur le plan de la forme du Livre maritime au siècle des Lumières, il faut souligner la qualité du travail éditorial, qui facilite la consultation et offre de riches illustrations. On peut regretter que les indications bibliographiques aient été volontairement réduites, car de nombreux autres ouvrages auraient pu être évoqués avec profit – mais une bibliographie peut-elle être exhaustive ? En revanche, l’index souffre de quelques lacunes.

11Les actes de ce colloque commémoratif comportent finalement les qualités et les défauts de ce genre de manifestation : les personnalités présentes sont invitées en fonction de leur autorité reconnue dans le domaine, ce qui, évidemment, donne à l’événement le lustre et la tenue scientifique souhaitables. Mais cette médaille a son revers : parfois les intervenants ne peuvent donner qu’un très rapide aperçu de thèmes déjà traités, et de façon plus approfondie, dans d’autres travaux antérieurs : en témoignent, s’il en était besoin, la bibliographie récapitulative de l’ouvrage et les nombreuses notes de référence. Car cette situation commémorative induit tout naturellement une certaine forme d’approche : sauf exception, il ne s’agit pas tant de proposer les résultats d’une recherche fondamentalement neuve que de faire le point, à la date anniversaire, des collections ou travaux existant de façon plus ou moins formelle, et d’opérer une nouvelle cristallisation, en regroupant autour d’un thème particulier – ici l’Académie de marine – des résultats dont on dispose déjà. Ainsi la synthèse effectuée par le Livre maritime ne révolutionne-t-elle pas les données du sujet mais elle est digne d’estime par le sérieux de l’ensemble et l’accent mis sur une institution laissée jusqu’à présent un peu dans l’ombre. Malgré le risque d’éparpillement générique des textes étudiés, et paradoxalement peut-être grâce à cette variété, le lecteur attiré par la marine y trouvera plaisir et intérêt.