Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Mai 2022 (volume 23, numéro 5)
titre article
Vincent Quindos

Splendeurs & misères de la mollesse : renégocier l’idéal viril au XVIe siècle

Splendors and miseries of softness: renegotiating the masculine ideal in the XVIth century
Mollesses renaissantes. Défaillances et assouplissement du masculin, sous la direction de Daniel Maira, Freya Baur et Teodoro Patera, Genève : Droz, coll. « Cahiers d’Humanisme et Renaissance », 2021, 456 p., EAN 9782600062381.

1L’ouvrage Mollesses Renaissantes. Défaillances et assouplissement du masculin réunit les actes du colloque organisé par Daniel Maira et tenu à l’Université Georg-August de Göttingen du 14 au 16 juin 2018. Les contributeurs s’y proposent d’interroger les normes et les marges de l’idéal viril renaissant : l’enquête s’inscrit au croisement des gender studies et des études littéraires seiziémistes, dans le sillage de plusieurs ouvrages récents, dont l’essai de Tom W. Reeser, Moderating Masculinity in Early Modern Culture (2006)1 convoqué par Daniel Maira dans l’introduction. Le volume met donc en exergue le caractère novateur d’un champ de recherches nouvellement exploité, comme en témoignent les publications collectives récentes adoptant une démarche similaire pour appréhender les masculinités. Signalons par exemple Horizons du masculin. Pour un imaginaire du genre2 qui interroge les représentations du masculin de l’Antiquité à nos jours, ou encore Féminin/masculin dans la presse du xixe siècle3 qui centre son regard sur une période restreinte comme ce volume.

Vir effeminatus

2L’introduction se compose de deux articles. Dans le premier, « La fabrique du vir effeminatus » (p. 9-29), Daniel Maira part du constat qu’une « nouvelle expression du masculin » (p. 9) apparaît au xvie siècle en prenant pour exemple la figure molle et féminine du mauvais courtisan du Libro del Cortegiano de Castiglione (1528), dont la peinture fait état de « marqueurs physiques, éthiques et rhétoriques » (p. 10) qui témoigneraient de l’existence d’une mollesse masculine renaissante similaire à celle de l’antiquité romaine. L’enjeu de l’ouvrage est donc de s’intéresser à la complexité de cette « fabrique du vir effeminatus » qui, s’inspirant de modèles culturels référentiels antiques réactualisés à la Renaissance, associe arbitrairement amollissement et virilité défaillante à un « efféminement » : « Plusieurs études conviennent du fait que la construction normative du masculin et de la subjectivité masculine est fondée sur le rejet ou la négation de tout ce qui peut être ressenti comme non‑viril et féminin » (p. 16). L’intérêt est alors double, puisque ce travail permet à la fois de cerner les spécificités d’une mollesse renaissante au regard d’une mollesse anhistorique ou ontologique (« Comment distinguer dimension synchronique du courtisan imparfait de traits distinctifs propres à l’époque renaissante, d’une perspective diachronique fondée sur la persistance des mêmes vices ? », p. 11), tout en montrant comment cette nouvelle conception de la mollesse masculine peut permettre de redéfinir les standards d’un idéal social viril, ou au contraire fragiliser ses normes, en proposant des avatars alternatifs abaissant, ou du moins adaptant, les modèles culturels de perfection masculine. En somme, il s’agit d’« étudier comment toutes ces masculinités disqualifiées ou déviantes interagissent avec l’idéal dominant de virilité pour confirmer cet idéal, ou, à l’inverse, pour le transformer en l’assouplissant » (p. 27). L’enjeu de ce travail collectif est aussi celui de montrer combien la définition de l’idéal viril, pourtant tenace, est instable puisqu’elle se fonde, comme l’a démontré Todd W. Reeser, sur le concept de « modération », ou de juste milieu, à partir duquel le sujet masculin fait « l’expérience d’une défaillance virile » (p. 13) au moindre écart puisque, comme l’avance Daniel Maira en reprenant les mots de Judith Butler4 : « l’injonction à être d’un genre produit nécessairement des ratés » (p. 17). L’intérêt de l’ouvrage, au‑delà de réaffirmer le caractère fantasmagorique de l’idéal viril, est de démontrer, par plusieurs études de cas, combien le concept de « mollesse » est « nécessaire à la fabrique d’un discours physiologique, moral et culturel sur la virilité »  puisqu’elle possède une réalité « dynamique et un pouvoir subversif de négociation […] amollissant le modèle viril » (p. 29).

3Le volume propose, outre l’introduction de Daniel Maira, qui est suivie d’un article de Craig Williams étudiant la sémantique de la mollitia dans l’œuvre de Properce (p. 31-53), quatre sections distinctes pour appréhender cette mollesse renaissante. Chacune est composée de cinq articles de longueur égale, à l’exception de la quatrième et dernière partie qui en compte quatre. La première est axée sur la nécessité et la manière de faire correspondre les savoirs et usages corporels de la Renaissance à l’idéal masculin, afin d’empêcher son efféminement, savoirs et usages qui paradoxalement redéfinissent et assouplissent les contours d’une virilité contraignante. La deuxième section interroge les stratégies compensatrices permettant de pallier l’impossibilité de performer une masculinité idéale inatteignable et de se réapproprier une « virilité perdue » (p. 28). La troisième porte une réflexion sur la mollesse rhétorique, discursive, narrative ou stylistique en traitant de la langue et ses « enjeux idéologiques […] à l’intersection de l’écriture littéraire et du genre » (p. 28). Enfin, la quatrième et dernière partie s’intéresse aux représentations de modèles sociaux de masculinité, racontés ou inventés, alternatifs ou déviants, qui infléchissent la rigidité du modèle viril.

Mollesse physiologique

4La première partie, « Mollesse physiologique et transformations corporelles » (p. 55-153), cherche à démontrer comment la pensée renaissante s’attache soit à faire coïncider les savoirs et usages corporels à un idéal viril pour le préserver, soit à les réutiliser comme outils polémiques et politiques dans le but d’en faire les stigmates d’une virilité défaillante et condamnable. La première étude, signée par Roberto Poma (« La nature ambiguë de la Mollities. Médecine et philosophie au xvie siècle », p. 57-74), se révèle très utile en premier lieu pour saisir l’ambivalence générale du terme « mollesse », dont il étudie les différents emplois dans la science médicale du xvie siècle en s’appuyant sur un corpus, regroupant Ambroise Paré, Giambattista della Porta ou encore Jean Wier, mis en regard avec les théories d’auteurs anciens et médiévaux ayant imposé « leur autorité dans les discours savants du siècle de Montaigne » (p. 59) tels Aristote, Galien, ou Thomas d’Aquin. Il nous montre que la confrontation des deux discours, celui d’une mollesse morale puis physiologique, conduit à un paradoxe selon lequel « la mollesse est une propriété physique du corps humain ayant des effets néfastes sur le plan moral et des effets bénéfiques sur le plan intellectuel » (p. 60), suivant ainsi l’idée qu’une constitution physique molle, en nous rendant plus impressionnable, renforce notre intelligence tout en nous éloignant de la vertu. La mise en évidence de cette contradiction pousse R. Poma à questionner et recenser les diverses occurrences sémantiques de ce terme équivoque et incertain dans les traités savants renaissants, à partir desquels il détermine des « typologies de la mollesse » (p. 72) en identifiant six usages récurrents du terme (mollesse morale, cognitive, matérielle, physiologique, fonctionnelle et morphologique). Le choix de placer cet article en tête de l’ouvrage paraît ainsi très pertinent : il permet au lecteur de saisir la complexité et les ambiguïtés historiques de la mollities en dépassant les oppositions évidentes et attendues du féminin et du masculin, puis d’acquérir des clés de lecture sémantiques nécessaires pour « mieux naviguer dans les textes de la Renaissance » (p. 74). Les articles suivants s’intéressent à des caractéristiques corporelles spécifiques comme le port de la barbe, traité par Jean-Marie Le Gall (« Barbes et mollesses à l’époque moderne en Europe », p. 75-91), avec pour enjeu d’en tracer le parcours symbolique et sémantique au regard de la mollesse : « En est-elle l’antidote ? À moins qu’elle n’en soit un symptôme ? » (p. 76). Il apparaît que la barbe renaissante, au fur et à mesure qu’elle se répand dans la sphère sociale, est aussi bien perçue comme un marqueur de maladie, de marginalité, que de bonne santé, de virilité, ou de coquetterie. Cette instabilité symbolique montre combien l’identification des stigmates corporels de la défaillance virile est au cœur des préoccupations. À tel point que la pratique du glabre clérical devient dans les années 1520 l’objet d’une question sacerdotale centrale et une arme polémique de grande ampleur dans les conflits religieux. Ce dernier aspect nous a particulièrement intéressé, d’autant qu’il fait écho aux propos de Jérôme Laubner sur le corps vérolé (« La “chair molle” de la vérole : réflexions sur une virilité vérolée », p. 113-131). Le discours scientifique fait de la femme « un agent contaminateur de premier plan » (p. 115) par le biais de traités médicaux mêlant récits étiologiques et parole prescriptive, à des fins de conservation de la virilité. La vérole devient, comme la barbe, un lieu commun polémique des textes littéraires écrits notamment à l’encontre d’Henri III dont la réputation sulfureuse n’est plus à faire. La propagation de la vérole est, dans l’inconscient collectif, une question de santé publique mais également le symptôme d’une société malade, « d’un héroïsme viril qui appartient désormais au passé » (p. 130), remettant en cause la légitimité autant que l’exemplarité des pouvoirs publics par la mise en place d’un système de valeurs opposant efféminement de la chair amollie à pleine santé virile. Ce système de valeurs corporelles est également questionné dans les articles de Sofina Dembruk (« Paradoxe de la mollesse et le cas Spurina : pour une laideur virile ? », p. 95-112) et Dominique Brancher (« Corps "tendre" et esprit "mousse". Gymnastique et relaxation chez Montaigne », p. 133-153) au regard de la philosophie montaignienne qui travaille à « assouplir les oppositions arbitraires du dur et du mou, du masculin et du féminin, du passif et de l’actif » (p. 152), de la laideur et de la beauté, ou encore de la modération et de l’excès.

Hantise de la mollesse

5La deuxième partie de l’ouvrage (« Hantise de la mollesse et efféminement du masculin », p. 155-255) propose une réflexion centrée sur l’impossibilité de performer l’idéal viril et les stratégies mises en place par les penseurs renaissants pour la pallier. Les cinq articles en question exploitent un corpus varié destiné à mettre en évidence, dans les discours portant sur le binarisme féminin/masculin, une logique de la compensation qui fait émerger une double réalité : la première est celle d’une volonté de dépasser un efféminement jugé avilissant ; la seconde témoigne implicitement d’une prise de conscience quant à la dimension fantasmagorique de l’idéal masculin. L’impossibilité de performer cette perfection est notamment questionnée par Nina Hugot au regard de deux tragédies de Jacques de La Taille (« Alexandre et Darius "efféminés" ? Le masculin dans les deux tragédies de Jacques de la Taille », p. 235-255). L’article explore les concepts d’effémination et de modération virile, vertu s’étendant sur la scène aux personnages féminins qui en font davantage preuve que leurs homologues masculins. La représentation d’un féminin modéré invite le spectateur à repenser le binarisme opposant les genres pour privilégier l’idée que « l’effémination devrait être conçue comme l’envers du masculin modéré et non comme une chute dans le féminin » (p. 247). Plus largement le théâtre, et spécialement la tragédie, est étudié comme un medium pertinent pour représenter l’impossibilité d’incarner l’idéal masculin dans la mesure où les codes du genre s’opposent intrinsèquement à toute forme de modération. Ainsi, comme le conclut N. Hugot, l’œuvre de Jacques de La Taille « rappelle l’idéal éthique et moral [de la virilité] tout en ne présentant que des exemples qui s’en écartent » (p. 255). Les techniques compensatrices ont donc certes un premier but éminemment pragmatique, celui de retrouver une virilité perdue, mais permettent outre cela de renégocier les normes d’une virilité passant du virtuel au réel. Deux articles s’attachent ainsi à disséquer un modus operandi visant à se réapproprier partiellement des thèmes et des œuvres antiques pour faire correspondre les idéaux culturels contemporains aux modèles esthétiques anciens. Le premier, écrit par Guillaume Berthon (« Ferme amour contre le mol fils de Vénus : l’œuvre de Clément Marot et la peur de l’amollissement », p. 157-173), prend pour objet d’étude l’œuvre de Marot (notamment Le jugement de Minos et Le temple de Cupido) qui véhicule selon lui « un système de valeurs morales au fond assez conventionnel » (p.157), mais place le poète « en porte-à-faux » (p. 173) entre l’injonction virile et la poésie pétrarquiste à la mode, alors même que l’amour, et donc par extension la poésie amoureuse, est généralement perçu comme la première cause d’amollissement du masculin. Marot trouve la parade en défendant la pratique du « ferme amour » auquel il invite son protecteur François Ier à adhérer pour parer le risque d’amollissement des amours « légères et vénériennes ». Suivant cette logique de mise à distance du danger de l’efféminement, G. Berthon étudie habilement les divergences entre la poésie marotienne et son influence pétrarquiste. En effet, il apparaît que dans ses traductions du poète (Chant des visions et Chant royal) l’insertion du registre comique et grivois élabore un juste équilibre entre hommage « nourri[ssant] le rêve italien du prince, en pétrarquisant à son commandement » (p. 173) et parodie d’une mollesse féminine qu’entraîne de facto la lecture du poète toscan. L’article de Marianne Closson décrit les ficelles d’un stratagème similaire en montrant comment les métamorphoses ovidiennes, et notamment le motif de l’eau dévirilisante, sont traduites et réadaptées pour correspondre aux valeurs hétérosexuelles du xvie siècle (« L’eau émasculante : lectures du mythe de Salmacis et Hermaphrodite à la Renaissance », p. 175-193). Enfin, cette deuxième partie traite d’une thématique qui nous a particulièrement intéressé, celle de la parole masculine sur la sexualité et ses échecs à l’heure où les procès en impuissance, et donc les récits d’impuissance, abondent. Ils abordent comme le décrit D. Maira « un sujet qu’il aurait mieux valu taire » (p. 198) en ce qu’ils semblent à première vue déconstruire l’identité virile (« Mollesse avilissante et virilité assouplie : Montaigne et l’audace de dire l’impuissance », p. 195- 213). Pourtant certains auteurs, dont Montaigne, s’emploient à se saisir de cette matière honteuse pour dompter la prolifération de bavardages sur ce nouveau sujet exposant les faiblesses du masculin. La mise en récit du fiasco devient, par un détournement habile, un acte de courage guidé par la parrhesia, conviction éthique du « dire vrai », assouplissant ainsi « la virilité [qui] ne se définit plus seulement par sa vigueur sexuelle, mais aussi par l’audace d’admettre ses débandades et ses mollesses » (p. 213). La sexualité masculine est également abordée par le biais de la poésie satirique (Maynard, Sigogne, Quevedo) dans l’article de Louise Dehondt (« "Mol comme laine" mais viril ? Mollesse phallique et virilité dans la poésie satirique », p. 215-233). Ce dernier s’intéresse à un des lieux communs du genre : la scène d’impuissance face à la vieille femme. La stratégie argumentative des poètes satiriques mise en action dans ces récits consiste à « rejeter l’accusation d’impuissance sur la vieille femme et de normaliser la mollesse phallique en l’imputant à la laideur féminine » (p. 220). L’accusation d’impuissance est déjouée puis déplacée. Un phénomène physiologique honteux se métamorphose en curseur normalisant ou marginalisant le désir, ou comme le synthétise L. Dehondt avec justesse : « la mollesse ou la rigidité du membre devient un critère pour distinguer entre les corps féminins qui doivent sortir du marché de la séduction et ceux qui y évoluent encore » (p. 222). Dans ces scènes de défaillance, que le partenaire âgé soit masculin ou féminin, il est toujours la cible du rire du lecteur. Néanmoins l’article met bien en évidence une hiérarchie de l’acceptable et du non-acceptable puisque, tandis que la femme âgée est le plus souvent décrite comme monstrueuse, le vieillard est perçu comme simplement ridicule. Or, même lorsque l’homme est risible, le ton satirique permet « une distance comique qui recrée une communauté masculine, où le rire est partagé avec le lecteur […] fût-ce à ses propres dépens » (p. 231). L’enjeu de ces récits est donc à la fois de dédramatiser le fiasco sexuel mais surtout de retrouver une « virilité perdue » en s’attirant par l’autodérision la complicité d’une compagnie masculine.

Mollesses rhétoriques

6Les emplois métaphoriques de la mollesse sont au centre de la troisième partie de l’ouvrage (« Mollesses rhétoriques et esthétiques », p. 257-356) où il s’agit d’examiner les applications et les connotations d’un style mou dans les lettres et les arts. La plupart des études rassemblées dans ce chapitre font état du développement d’une conscience stylistique dans la sphère littéraire. Les penseurs et écrivains tirent parti de ce mouvement de « renaissance » pour questionner les enjeux esthétiques de la langue, perçue comme le premier marqueur de grandeur d’une civilisation. L’écrit devient donc un espace idéologique où l’on repense les normes de ce que doit être le beau style. Si le style est amené à changer, il apparaît pourtant que l’anti-modèle d’une écriture molle et féminine demeure. Comme le montre Nadia Cernogora (« Le style mou et efféminé : "genre" et imaginaire du style dans la poétique de la Renaissance », p. 259-280), l’art poétique antique use déjà de métaphores physiologiques et sexuelles pour disqualifier un type de discours jugé boursouflé et inélégant. L’exemple le plus frappant est sans doute celui de Quintilien, qui associe ornement corporel et artifice stylistique d’une langue qu’il condamne lorsqu’elle semble « polir ses ongles et arranger sa chevelure » (p. 263). À la Renaissance, ce paradigme opposant masculin et féminin est largement repris par les traités de rhétorique français pour « stigmatiser les embûches et les errances du style » (p. 280). C’est par exemple le cas de Thomas Sébillet, qui développe tout un imaginaire misogyne autour de l’emploi des rimes et syllabes féminines, ou de Du Bellay qui prône une « diction mâle » (p. 268). N. Cernogora montre alors comment cet héritage théorique perdure et témoigne d’une « hantise de la mollesse » (p. 276), d’une peur de la décadence, que font naître les nouveaux espaces de sociabilité littéraire, le public en voie de féminisation et l’accroissement de la conversation mondaine. Toujours dans la même section, nous avons particulièrement apprécié l’article de Freya Baur (« “Et le français changea de robe”. Langue et mollesse dans la réflexion poético-rhétorique de la Renaissance », p. 299-316) qui étudie les récurrences de la métaphore vestimentaire pour qualifier les théories sur le bon usage de la langue. Il a pour qualité de montrer explicitement le lien existant entre corporalité et rhétorique dans le discours misogyne sur la langue, mais également de renforcer concrètement la connexion entre les différentes parties de l’ouvrage. L’analogie est tout à fait pertinente, puisqu’il apparaît que les deux champs sont habités par les mêmes mécanismes : la langue, à l’image du vêtement, « essaie de se définir par rapport à une norme, dont [elle] cherche toutefois à s’émanciper, au risque de ressembler à un déguisement dévirilisant » (p. 316). Deux études de cas viennent compléter et conférer une homogénéité assez saisissante à la réflexion portée sur la proscription de l’écriture dite « molle ». La première est menée par Daniel Fliege (« L’Effeminatio dans la Sepmaine de Guillaume de Saluste du Bartas », p. 281-298) et concerne la Sepmaine dans laquelle du Bartas oppose la Création racontée par la Bible à la déchéance morale des élites française en s’attaquant, encore une fois, à la figure du mauvais courtisan. Chez Du Bartas il existe un lien entre le vice et la façon de s’exprimer. Il oppose le style mou et efféminé des mignards d’Henri III au style rude des premiers hommes et établit ainsi un parallèle entre le Péché originel et la corruption des pratiques langagières. Il défend une vision inspirée de la parole de l’écrivain qui doit s’efforcer de « surmonter cet écart linguistique » en se faisant « instrument de la parole divine » (p. 298). Teodoro Patera quant à lui s’intéresse à l’ambiguïté de L’Amant resuscité de la mort d’amour de Théodose Valentinian (1557), beaucoup moins connu que les auteurs canoniques souvent cités dans cette partie (Du Bellay, Montaigne ou Charles Estienne). L’enjeu de l’article est de déterminer « s’il est vraiment approprié de catégoriquement lire l’Amant resuscité comme un traité chrétien contre la passion, comme un roman sentimental mal abouti, voire comme un échec du roman sentimental » (p. 319). Il dissèque cette œuvre, possédant toutes les caractéristiques d’un traité mais suscitant pourtant l’affectivité et la compassion du lecteur par la mise en scène de ses personnages. T. Patera met ainsi en évidence l’utilisation d’un mécanisme répandu dans le roman humaniste jouant sur l’attraction coupable du lecteur qui est encouragé à « vivre la passion dans et à travers le récit pour apprendre à la dominer » (p. 335). Autrement dit, le roman invite à une prise de conscience moralisatrice à la fin du récit et remet donc en cause l’intégralité de l’acte de lecture (« "La molle flamme de l’amour". Narration, compassion, amollissement dans L’Amant resuscité de la mort d’amour de Théodose Valentinian », p. 317‑335). Enfin, une place est concédée à la peinture par l’intermédiaire de la contribution d’Irène Salas qui nous expose « Un cas particulier de mollesse : La morbidezza » (p. 337‑356). Il est question de cerner les contours d’une notion, émergeant dans les théories esthétiques italiennes au xvie siècle, qui relève de la sensation et témoigne d’une richesse telle qu’elle ne trouve pas son équivalent en français. La morbidezza est multiple et s’applique aussi bien à des réalités concrètes et malléables (glaise, peinture à l’huile, chevelure, aspect de la chair) qu’abstraites (le vaporeux, la souplesse, le délicat). En résumé, il s’agit de toute chose qui s’éloigne de la dureté virile. Cette contribution nous a particulièrement intéressé en ce qu’elle met en évidence, en distinguant deux moments, l’un florentin l’autre vénitien, une nouvelle manière de peindre les corps et l’émergence d’un intérêt esthétique pour les représentations adolescentes et enfantines (à l’image du David de Donatello) qui participent à amollir la frontière existante entre la dureté des modèles masculins et la douceur des modèles féminins. En se définissant par sa texture, la morbidezza confère une dimension synesthésique à l’œuvre et donne l’impression au spectateur « que ses yeux sont des doigts » (p. 355). I. Salas pointe également un paradoxe dans cette réinvention de la peinture des corps qui « tire vers le naturel l’expression de ce qu’il y a de plus artificiel, à savoir la virtuosité et la manière de l’artiste » (p. 351). Elle exerce à la fois fascination et méfiance en représentant un « mouvement désirant » dont la perfection esthétique érotisante entraîne une réaction morale, « comme si la nature trop bien rendue était perçue comme contre-nature » (p. 355).

Mollesse de l’autre

7Le quatrième chapitre, « La mollesse de l’autre : modèles de masculinités en confrontation » (p. 357-437), s’intéresse à des avatars alternatifs de la virilité par le biais de la thématique du voyage. Au temps des grandes découvertes, le modèle occidental du masculin ne cesse d’être mis en confrontation, dans les textes, avec d’autres civilisations plus ou moins lointaines, parfois même fictives. Décrire d’autres masculinités permet alors de relativiser le modèle viril hégémonique et d’infléchir sa rigidité. L’article de Kathleen Long (« La mollesse cultivée dans L’Isle des Hermaphrodites », p. 359-376) ouvre la réflexion en suivant l’hypothèse d’une lecture subversive de L’Isle des Hermaphrodites et en questionnant le rôle utopique de la mollesse masculine dans l’œuvre : « La mollesse est-elle un défaut de la masculinité, ou une qualité à désirer ? » (p. 360). Il semble que le récit soit en premier lieu une satire de la cour, puisque la description de ces individus mous, efféminés et hérétiques correspond assez bien aux caricatures d’usage faites des mignons d’Henri III. Il peut ainsi se lire comme la critique d’une dégénérescence de la virilité renaissante et de la vertu des courtisans. Néanmoins K. Long montre que la société française dans son ensemble pourrait être la cible de la satire par effet de comparaison avec le portrait moins violent et plus sociable qui est donné des hermaphrodites. Tout en critiquant la mignardise de certaines élites, le récit utopique proposerait donc un modèle alternatif à la société française marquée par une crise de la violence depuis les guerres de religion. L’article met ainsi en exergue le double discours tenu sur la mollesse en lui appliquant une polarité positive : elle « peut être le signe de la corruption ou de la dégénération, mais elle peut aussi être le signe de l’humanité, de la civilisation et de la charité humaine » (p. 360). Par ce biais subversif, le roman satirique permet de dévoiler la réalité instable de la notion de vertu « dans un contexte où la cruauté et la corruption sont répandues » (p. 375). Juliette Morice (« La mollesse de Télémaque : le voyage d’éducation comme expérience virile » (p. 377-396) explore quant à elle la figure de Télémaque en tant qu’allégorie du mauvais voyageur par l’intermédiaire d’un corpus de méthodes apodémiques (notamment Charles Estienne et Hilarius Pyrckmair). Ce type de texte théorise l’art de voyager en définissant les normes intellectuelles, morales et physique de son apprentissage. L’enjeu du propos est de montrer comment le concept de mollesse agit comme un catalyseur dans l’apparition d’un genre littéraire qui distingue la vera peregrinatio de la peregrinatio inutilis. Le voyage à la Renaissance est considéré comme une étape nécessaire dans la formation masculine en ce qu’il permet au jeune homme de quitter le confort amollissant du foyer pour vivre une expérience endurcissante. L’apprentissage du voyage est néanmoins corrélé à celui de la souplesse et de l’adaptation face à l’altérité. Il fait donc l’objet d’une controverse puisque la souplesse connaît son pendant négatif : le risque est de tomber dans une nouvelle forme de mollesse, celle du mauvais voyageur. La normalisation du voyage se légitime alors par la nécessité de prémunir la jeunesse contre certains dangers dont la perversion des mœurs et la propagation en France de maladie vénériennes exogènes. L’article montre de manière très intéressante comment les méthodes apodémiques se construisent autour d’une peur de la contagion véhiculant de nombreuses idées reçues. En prenant appui sur L’Histoire notable de la Floride de René de Laudonnière (1586), Nicolas Lombart s’intéresse à la vision originale du Nouveau Monde et des populations indiennes (« Être un homme au nouveau monde. Mollesse européenne et virilité indienne dans L’Histoire notable de la Floride de René de Laudonnière », p. 397-415). Dans les récits de voyage français, ces thématiques sont en général abordées par le biais de lieux communs faisant de l’indien un personnage archétypal régi par la mollesse, l’excès et l’oisiveté. Or, dans ses écrits, le capitaine protestant Laudonnière, qui entend justifier son absence de responsabilité dans l’échec colonial de la Floride française, offre une vision peu influencée par ces idées préconçues. Il brosse le portrait d’un chef Timicua ferme, en comparaison duquel est mise en évidence la mollesse française. Le texte témoigne d’une curiosité anthropologique pour le chef indien, duquel il compte tirer des enseignements pour redéfinir son propre rôle militaire. Le discours mesuré ou élogieux de Laudonnière, toujours plus ou moins érotisé à l’égard des Timicua, tend ainsi à inverser les préconceptions pour mettre en évidence une faiblesse morale et militaire française. Enfin, l’ouvrage se clôt sur la contribution de Gary Ferguson (« “Licence grecque”, hardiesse et mollesse dans les Essais de Montaigne », p. 417-437). Il s’agit d’une étude lexicologique sur l’emploi des termes « licence » et « hardiesse » et leur connexion dans l’œuvre montaignienne pour traiter de ce que l’auteur nomme « la licence grecque justement abhorrée par nos mœurs » (p. 432). En repérant un glissement sémantique de la licence vers la hardiesse pour dire les amours homosexuelles, associé aux évocations des realia de sa relation avec La Boétie développée sur le thème de l’innamoramento, G. Ferguson parvient à conclure que désormais « les amours "hardies", non pas "molles", seraient enfin donc des amours qui osent se dire, qui osent s’écrire, dans des "descriptions […] estendues et vives"» (p. 434).

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8Cet ouvrage collectif parvient donc assez bien à s’emparer dans toute son envergure d’un sujet pourtant multiforme et ambitieux en dégageant de nombreuses pistes de réflexion. L’articulation des parties fait preuve d’une certaine logique évitant l’écueil de l’artifice que peut parfois comporter l’exercice. Chacune d’elles s’assemble de manière évidente et de nombreux fils sont tissés indépendamment de cette répartition. C’est par exemple le cas avec la thématique de la mollesse ethnique essentiellement évoquée dans la dernière section mais aussi dans la première avec J.‑M. Le Gall qui envisage la barbe comme un « marqueur de traçabilité ethnique » (p. 86). On peut également citer l’article de F. Baur qui explicite le lien entre mollesse corporelle (part. I) et discursive (part. III) en se saisissant de la métaphore du langage comme vêtement. Plus généralement, le choix de traiter de la mollesse dans l’art de la rhétorique, de la peinture (part. III) ou du voyage (J. Morice) montre comment le paradigme misogyne du corporel se répand dans d’autres sphères désincarnées. S’agissant du corpus, l’étude de la mollesse par le prisme du regard montaignien est encore un des points d’ancrage de la réflexion puisque quatre articles prennent les Essais pour corpus (S. Dembruk, D. Brancher, D. Maira et G. Ferguson) et beaucoup d’autres y font référence. Néanmoins, cette grande présence d’auteurs canoniques (Montaigne, Marot et Du Bellay notamment) est contrebalancée par d’autres études prenant pour objet un genre mineur comme les méthodes apodémiques (J. Morice) ou un auteur confidentiel comme Théodose Valentinian (T. Patera). L’ouvrage s’efforce également d’étudier la mollesse en l’étendant à une variété de genres littéraires notamment la poésie satirique (L. Dehondt), le théâtre (N. Hugot) ou encore les traités médicaux (R. Poma et J. Laubner). De même, le volume fait preuve d’un équilibre profitable par l’alternance qu’il offre entre les contributions monographiques et celles optant pour une vision davantage panoramique de leur sujet. Ces dernières permettent d’écarter efficacement la fausse idée d’une pensée homogène concernant les normes et les marges d’une masculinité hégémonique et d’en saisir les évolutions durant tout le siècle. Les contributions de N. Cernogora à propos de l’imaginaire du style et des théories modernes de la rhétorique, de J.-M Le Gall sur la barbe et la glabreté, ou encore de J. Laubner avec les corps vérolés en sont de bons exemples. À cette diversité de champ s’ajoute un effort louable d’interdisciplinarité intégrant aux réflexions plus spécifiquement littéraires des contributions ayant attrait à la linguistique ou l’histoire de l’art. Néanmoins nous pouvons regretter que certaines d’entre elles fonctionnent comme des hapax. Ainsi celle d’I. Salas, qui ouvre de nombreuses perspectives pour penser la mollesse en peinture, mais dont la pertinence rend d’autant plus frustrant le fait que ne soit pas accordée une place plus importante à cette discipline. Par ailleurs certaines pistes auraient pu être davantage creusées dans cette perspective de déconstruction du binarisme masculin/féminin. Nous pensons par exemple à celle d’une vision queer que propose K. Long à propos de L’Isle des Hermaphrodites. Il aurait été appréciable de trouver davantage de contributions relatives aux figures marginales de la masculinité par exemple le corps adolescent des pueri delicati évoqués par S. Dembruk, ou d’autres représentants du « style efféminé, comme l’homme fardé ou déguisé en femme, l’eunuque ou l’acteur de théâtre lascif » (N. Cernogora, p. 264) qui sont peu traités. De même, l’excellente analyse que fait N. Cernogora de l’exemple de Marie de Gournay pour traiter de la « hantise de la mollesse » (p. 276) en rhétorique, et les quelques évocations de Marguerite de Navarre dans l’ouvrage, nous font regretter qu’il n’y ait pas plus de place accordée à la perception féminine du masculin. Enfin, l’absence de conclusion générale est regrettable en ce qu’elle aurait permis de mettre en évidence l’homogénéité des réflexions qui se dégagent de l’ensemble des articles en les synthétisant, pour cerner et clarifier au mieux la réalité du masculin et l’évolution de l’idéal viril qui lui est associé à la Renaissance. Le volume ne comporte pas non plus de bibliographie, mais ce manque est pallié par la présence uniforme de notes de bas de page concises et complètes, ainsi que par un index des noms permettant d’y naviguer facilement. En dépit de ces quelques manques dans la forme, l’étude fait preuve d’une densité remarquable face à un thème passionnant.