Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Avril 2022 (volume 23, numéro 4)
titre article
Julia Roumier

La matière arthurienne tardive comme culture commune et laboratoire poétique : richesses et continuités d’un phénomène européen

The late Arthurian material as a common culture and poetic laboratory: richness and continuity of a European phenomenon
Christine Ferlampin-Acher (dir.), La Matière arthurienne tardive en Europe, 1270-1530/ Late Arthurian Tradition in Europe, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2020, 1296p., EAN 9782753577787.

Réévaluer l’ampleur de l’héritage arthurien : essai de décentrement

1Quel point commun entre Arthur, Merlin et Lancelot, Tristan, Parzifal, Amadís, Meliador, Perceforest... ? Ils appartiennent tous à un univers culturel complexe qui a marqué profondément les cultures de l’Europe, sous de multiples facettes et sur un temps long. Cette diversité des avatars arthuriens est embrassée par cette somme impressionnante de plus de 1280 pages. C’est le cadre chronologique qui donne son nom au projet LATE (Late Arthurian Tradition in Europe) et en fait l’originalité car les xive et xve siècles sont en effet les parents pauvres des études arthuriennes. LATE invite à réévaluer l’ampleur de l’héritage arthurien, en repoussant une définition trop restrictive qui n’offre pas l’ampleur de vue nécessaire pour englober ni les textes néoarthuriens, ni la place occupée dans les mentalités par cet univers. Le constat motivant ce projet est celui d’un gallocentrisme et d’une certaine myopie, segmentant les textes sans dessiner les lignes de force, ainsi qu’une tendance à minimiser les phénomènes de continuité. Le déclin du roman arthurien en français s’amorce à partir de 1270, moment où, au contraire, émergent et se développent de nouveaux corpus partout ailleurs en Europe, en Italie, en Scandinavie ou en Angleterre par exemple. Le parti pris du projet LATE est de ne pas céder à l’impression d’éclatement mais de rechercher les continuités et cohérences. Cette seconde vague de production arthurienne qui accompagne le cosmopolitisme nobiliaire peut même être pensée comme une mondialisation avec sa prolongation moderne vers les Amériques. Ce volume propose donc un angle de vue passionnant qui invite à considérer l’ensemble des productions arthuriennes, par son multilinguisme, comme un socle culturel commun à l’identité européenne, un imaginaire collectif et le creuset de l’art romanesque.

2Cette somme sur l’univers culturel arthurien du moyen âge tardif est en particulier novatrice et modélique dans son effort de décentrement du regard porté sur son sujet. C. Ferlampin‑Acher y revendique la nécessité de penser cette matière arthurienne selon « une géographie polycentrée et dynamique et une multitude de configurations » (p. 1185). De la même façon, la complexité du projet récuse la linéarité et le téléologisme qui trop souvent caricaturent les devenirs de phénomènes culturels. La matière arthurienne ne passe pas ainsi, linéairement et en bloc, de l’oral à l’écrit, du vers à la prose… La matière arthurienne ne s’efface pas progressivement avant de passer de mode pour de bon : on la voit au contraire décroître en une langue pour se réinventer en une autre, fleurir dans des embranchements inattendus, prenant formes sous des supports nouveaux, adopter diverses mutations et revenir sous des masques plus ou moins remaniés. Sans pour autant prétendre à l’exhaustivité, l’intérêt de cet ouvrage est ainsi son souci de répondre à une problématique spécifique, propre à une dimension européenne de la matière arthurienne, en marge du cœur consacré des œuvres arthuriennes stricto sensu (en particulier, Geoffroy de Monmouth et Chrétien de Troyes). Un tel travail s’inscrit dans la continuité des travaux qui ont préparé le terrain dans les décennies précédentes, en particulier grâce aux éditions des textes néo‑arthuriens tardifs qui ont offert récemment ce corpus au public.

Un ouvrage collaboratif & pluriel : transmédialité du phénomène arthurien

3La diversité des facettes du sujet à l’échelle européenne détermine donc celle des intervenants réunis dans ce volume et qui constituent une géographie des incarnations arthuriennes avec une équipe internationale de soixante‑treize chercheurs. Pour cela, le volume réunit des contributions d’historiens, de spécialistes de littérature médiévale et d’historiens d’art. Bien plus qu’un simple comparatisme, l’originalité du projet repose sur cette volonté d’une transversalité de détail, alors que la critique littéraire a par le passé davantage privilégié les études nationales. L’ouvrage de C. Ferlampin-Acher vient donc pallier cette lacune, reprenant le flambeau que donnait le modèle ancien donné par l’ouvrage de J. D. Bruce (The Evolution of the Arthurian Romance fron the Beginnings down to the Year 1300, Göttingen, Vandenhoed et Ruprecht, Baltimore, The John Hopkins Press, 1928, 2 vol.) tout en lui conférant une plus grande ampleur géographique. En cela le projet se rapproche davantage de celui de R. Loomis en 1959 (Arthurian Literature on the Middle Ages. A collaborative History, Oxford University Press), en particulier pour ce désir de dimension collaborative. Il s’agit donc de battre en brèche un certain gallocentrisme (selon l’expression de N. J. Lacy), en gagnant en largeur de vue, ce qui ne peut que réjouir les lecteurs qui s’intéressent à différentes aires culturelles. L’ouvrage offre donc un parcours translinguistique à travers un monde d’imaginaires arthuriens mais en s’arrêtant sur les spécificités et les rythmes propres à chaque culture. Pour en faciliter l’accès au lecteur francophone, les textes rédigés en espagnol, portugais et allemand ont été traduits en français, mais les seize textes en anglais ont été laissés tels. On voit là un parallèle avec la logique interne de ces œuvres où la diversité des langues tout comme la mobilité des personnages et la fluidité de la communication révèlent que le monde arthurien ne connaît pas de barrière.

4Un autre aspect confirme le désir de transversalité de l’ouvrage : dans un souci de transmédialité, les études réunies s’intéressent aussi aux images, à toutes les productions culturelles qui reprennent les références de l’arthurianisme, peintures, tapisseries ou pas d’armes… ; à cette convergence des aires culturelles et des supports, répond également un découpage chronologique original et qui refuse de se soumettre au découpage en tranches de l’histoire. Le refus de la segmentation et le désir d’embrasser la période cruciale d’internationalisation de la matière arthurienne confère à l’ouvrage un cadrage chronologique à cheval entre périodes médiévale et moderne, un « beau Moyen Âge » selon les termes de Jacques Le Goff. À la suite du progressif déclin du roman arthurien français, la persistance de l’arthurianisme au sens large est un phénomène littéraire mais aussi culturel comme le montre son déploiement dans l’onomastique, dans les joutes, les pratiques chevaleresques et les festivités curiales. Ce volume permet donc d’approcher un phénomène paradoxal : ce que devient un phénomène littéraire devenu autonome, et échappant à la littérature elle‑même.

5La culture visuelle arthurienne est abordée sous divers aspects : l’héraldique (Catalina Girbea, p. 115), les fresques, les miniatures, les gravures ... beaucoup de ces images révèlent comment le monde arthurien sert la mise en scène du pouvoir politique. L’étude de la matière arthurienne offre ainsi le support à une analyse politique et sociale, en particulier de la noblesse et de la bourgeoisie qui, par imitation, s’approprie aussi cet univers culturel. On peut regretter l’absence de la musique comme support de l’imaginaire arthurien, un sujet qui méritera à l’avenir plus de développements (mais on empiète alors rapidement sur la période proprement moderne où l’arthurianisme se joue fortement sous forme musicale et dramatique).

Plasticité de la matière arthurienne : un réservoir poétique commun

6Qu’est‑ce donc que la « matière » arthurienne ici traitée (p. 15 et p. 345) ? C’est avant tout un réservoir de motifs et de personnages ; la plasticité de la matière arthurienne a permis son appropriation par de multiples cultures et le développement d’avatars variés. L’arthurianisme est ici conçu au sens large et désigne l’ensemble des œuvres et pratiques s’inscrivant dans le royaume arthurien ou reprenant des références à son univers. Il est alors particulièrement intéressant que C. Ferlampin‑Acher propose la mise à profit d’outils propres à la fiction contemporaine, comme la transfictionnalité pour évaluer correctement la riche culture arthurienne tardo‑médiévale. Cela permet de décloisonner cette étude et de rendre compte de la nature de ce sujet, dès son origine fondé sur la notion de transfert, passage du latin au vernaculaire, traduction d’une langue vernaculaire à une autre ou même vers le latin, adaptation et création originale en empruntant seulement quelques éléments :

la matière arthurienne au sens strict recule mais elle donne lieu à travers l’Europe à des adaptations qui la diffusent aux deux sens du terme elles la répandent et en même temps rendent ses contours flous (p. 20).

7Cette culture arthurienne s’appuie sur les notions d’amour, d’honneur et de chevalerie, ainsi que sur le merveilleux. Mais la période tardive est caractérisée par un lectorat élargi, popularisé, qui entraîne une redéfinition de ses valeurs et une grande diversification de ses formes : impossible de parler au singulier de la littérature arthurienne. On comprend donc la difficulté d’organiser un volume englobant une telle diversité de thèmes, d’aires et d’œuvres. Le choix fait est celui d’une organisation par aires culturelles, « préalable épistémologique nécessaires à toute approche surplombante » (p. 24). Le volume s’ouvre donc par une première partie générale (sous la responsabilité de M. Aurell et C. Daniel), particulièrement utile puisqu’elle pose les problématiques transversales. Lui succèdent ensuite huit chapitres par aire linguistique ou culturelle : la production en français (II, p. 177), l’Italie (III, p. 459), l’espace ibérique (IV, p. 639), la Scandinavie (V, p. 727), l’Irlande et le pays de Galles (VI, p. 807), la littérature en langue allemande et yiddish (VII, p. 827), celle en moyen néerlandais (VIII, p. 977), puis celle en Angleterre et en Écosse (IX, p. 1005), chaque chapitre ayant sa propre bibliographie. Enfin un dernier chapitre (X, p. 1123) s’attache à des productions plus marginales (en tchèque, en grec, en biélorusse, en latin) et dresse un bilan de l’ensemble, en poussant jusqu’à des manifestations contemporaines du revival arthurien, comme au cinéma (Anne Berthelot), car les écrans sont l’ultime avatar de l’arthurianisme et sont les relais de la culture populaire.

8L’ensemble réunit des approches si variées que chaque lecteur peut y puiser en fonction de ses centres d’intérêt… et se laisser surprendre par ceux qu’il ne savait pas avoir ; le fil rouge arthurien offre une prise à l’intérêt et à la compréhension même sur un domaine peu connu du lecteur. Les contributions qui nous amènent dans des champs inusuels sont très généralement savoureuses car elles mettent au jour un arthurianisme trop peu traité : on passe ainsi de l’influence du monde arthurien dans les récits exemplaires et les sermons des prédicateurs (Jacques Berlioz, p. 73), à celle qu’il a eu dans la culture militaire (David Crouch, p. 91), ou encore dans les joutes et le code de conduite du sport (Sébastien Nadot, p. 103). Si la devise « d’armes et d’amour » a la vie longue (comme le prouve l’Amadís), le second terme est aussi traité avec l’impact de l’imaginaire arthurien sur l’amour et la doctrine courtoise (Patricia Victorin, p. 281).

9Un concept éclairant est celui de l’émotion arthurienne qui rapproche le lecteur des personnages (Nicola Morato, p. 67), un élément propre à expliquer la durabilité de ce mythe et son appropriation par les différentes cultures traversées par cet imaginaire. La diversité des formes que prend l’univers arthurien est révélatrice de son échappée du terrain littéraire et de son influence sur un réel qu’elle modèle : ordres chevaleresques, confréries, objets du quotidien gravés de motifs arthuriens… Les supports sont multiples et nous parlent de cette progressive « infusion » de l’arthurianisme dans la société prémoderne européenne.

***

10Cet ouvrage est le fruit d’un projet de longue haleine, mené de 2012 à 2017, par la directrice de publication et porteuse du projet, dans le cadre d’une délégation IUF senior. Cette durée, l’ampleur de vue qui en découle et la dimension collaborative du projet en font un ouvrage de référence. Christine Ferlampin‑Acher est non seulement directrice de l’ouvrage mais signe aussi plusieurs contributions (l’introduction avec Martin Aurel, la conclusion qui réunit magistralement tous les fils tressés par le volume, mais aussi, dans le chapitre II : cinq contributions de sa plume et deux qu’elle cosigne). L’ensemble est donc puissamment marqué par l’impulsion donnée par sa vision.

11En réunissant la diversité de ces approches sur l’arthurianisme, C. Ferlampin‑Acher révèle le rôle de cette matière comme ferment créatif. Elle propose ainsi une explication à cet apparent paradoxe entre déclin de la littérature arthurienne et prolifération de ses variantes et réécritures ; c’est justement « cette subsidiarisation qui faisait qu’elle n’était pas sanctuarisée, qui a autorisé bien des renouvellements, des modifications et des distorsions. Cette malléabilité et présence culturelle lui ont permis de donner naissance à des créations originales, [en faisant] un laboratoire poétique pour de nouvelles écritures » (p. 1176).