Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Juin-Juillet 2006 (volume 7, numéro 3)
Marie-Pierre Andron

Louis Hémon et le vagabondage littéraire

Paul Bleton et Mario Poirier, Le Vagabond stoïque, Louis Hémon, Montréal, Presses universitaires de Montréal, “ Socius ”, 2004, 261 pages.

1L’intention est louable, la visée certainement nécessaire, de tous les auteurs que l’on rattache au fonds romanesque canadien, Louis Hémon est l’auteur qui suscite le plus de difficultés si ce n’est le paradoxe : comment évoquer un écrivain métonymiquement ramené à un roman, Maria Chapdelaine, si fortement ancré dans l’imaginaire canadien, emblématique du roman du terroir, au point que les œuvres ultérieures et posthumes de Louis Hémon ont été éclipsées par ce livre qui connut un succès considérable dès sa parution en 1921. Paradoxe semble bien le mot programmatique et d’Hémon et de l’œuvre qu’il tenta de créer. Il sert de fil directeur aux auteurs de cet essai. Paul Bleton, professeur à la Télé–université à Montréal, et Mario Poirier, psychologue clinicien, enseignant à la Télé–université et à l’Université de Montréal, soucieux d’éviter à Louis Hémon ce qu’ils appellent une « fixation muséale », se proposent de le relire à la lumière d’un essai aux visées multiples, dont biographiques (« On l’a vu, on ne peut saisir Hémon et les thématiques de ses œuvres qu’à partir de liens intrafamiliaux », p. 239), afin de contredire les idées généralement admises sur cet auteur. On peut leur objecter que parmi leurs voies, la biographique n’est peut-être pas la meilleure et que sa pertinence est discutable. On sait combien l’exercice critique est périlleux et polémique, que les tenants de l’œuvre pure récusent parfois jusqu’à l’auteur et que des voix plus conciliantes tentent de faire entendre que sans auteur point d’œuvre. Bleton et Poirier réintroduisent la vie de l’homme dans cette équation déjà délicate. Fidèles à leur formation initiale ainsi qu’à leurs domaines de recherches, Bleton et Poirier croisent leurs vues afin de lever le voile sur Hémon, d’expliquer, de comprendre. Un certain souci d’exhaustivité appuie leur démarche : il s’agit de ne rien négliger qui pourrait masquer le sens, tout signe. La dynamique et le volontarisme de cette démarche permettent a contrario de réfléchir à la part d’irréductibilité d’une œuvre, d’un homme et de mettre en perspective l’essai et sa démarche critique. Peut-on avec pertinence tisser des liens entre l’œuvre et l’auteur, sont-ils fructueux, essentiels pour l’œuvre ; croiser, corréler des éléments extérieurs, notamment un contexte familial, les errances et les révoltes d’un homme suffisent-ils à rendre compte de la vie intérieure de l’écrivain ? Sept chapitres (Le fils de l’inspecteur ; Les nœuds de l’intimité familiale ; Le passeur ; Maria Chapdelaine, récit du cas français ; Communiquer, transmettre ; Corps, nature, culture ; « Quelque chose de défectueux dans le mécanisme du monde »), encadrés d’une introduction et d’une postface, « L’itinérant paradoxal », tentent une réponse. L’essai est assorti d’une bibliographie, d’un index des noms propres et d’une table des matières. La bibliographie présente une répartition laconique en deux points : Œuvres et Études. Celle-ci peut laisser le lecteur surpris parce que la ligne directrice de cette répartition n’est pas évidente lorsqu’on l’examine : les romans sont prédominants dans Œuvres mais on y trouve aussi articles et essais que l’on s’attendrait plutôt à trouver dans Études. Le plus regrettable reste que l’essai ne donne pas une bibliographie de l’auteur dont il est question, si ce n’est parfois en note de bas de page. Cette absence est gênante, faute de ne pouvoir prendre la mesure de tous les écrits de Louis Hémon, elle n’en finit pas de le ramener à l’ouvrage dont il s’agit justement de le démarquer, le mythique Maria Chapdelaine.

2Se plonger dans cet essai, c’est accepter le préalable posé par les auteurs dès l’introduction : « Nous sommes partis des Œuvres complètes dont la publication permet de mieux saisir l’unité dynamique de l’écriture d’Hémon, la relation de la vie et de l’œuvre. Il nous est apparu à la lecture que, loin du lissage homogénéisant d’un destin, ce sont les paradoxes et les contradictions de la vie d’Hémon et de son œuvre qui, le plus organiquement, servaient de fil rouge. Ce fil rouge reliait les strates interprétatives différentes : affaire de psychologie, d’institution littéraire et d’histoire du livre, de médiologie, de phénoménologie du corps » (p. 14). Les auteurs devançant d’éventuelles critiques précisent : « Vagabondage méthodologique ? Sans doute pas vraiment puisque, même lorsque nous visions une lecture biographique de l’œuvre (ce qui n’est pas également le cas pour tous les chapitres), c’était toujours à partir des textes rassemblés par ces Œuvres complètes » (p. 14). Fidèles à cette approche critique, les deux premiers chapitres montrent et expliquent la nature des liens qu’Hémon entretenait avec les siens. Les rapports avec le père sont conflictuels, présenté comme une figure emblématique, Félix Hémon, portrait de l’homme de la IIIe République, est un « professeur de lettres à la plume prolifique » (p. 24), au caractère tranché, dont les liens avec ses fils privilégiaient l’aîné, mort prématurément, qui portait aussi son patronyme et redoublait la figure paternelle. Le heurt des personnalités sera tel que Louis aurait mis sa volonté à s’opposer à son père. Les extraits de la correspondance montrent l’incompréhension entre les deux hommes laquelle sera portée à son point culminant lorsque Félix Hémon apprendra la paternité cachée d’un fils qui de surcroît n’est pas marié : « Enfin, si le “ progrès moral ” que tu me souhaites, et dont tu crois avoir remarqué les débuts, ô illusion, t’a donné la douce espérance de voir éclore en moi le jeune homme rangé, pondéré et tranquille propre à devenir avec l’âge un parfait M. Prud’Homme ou le modèle des fonctionnaires, je crois, hélas, qu’il te faut rayer cela de tes papiers » (p. 76). Quant aux femmes de la famille Hémon, rien qui ne soit presque trop classique, presque trop attendu : une mère « absentée », décrite par sa longévité presque morbide puisqu’elle aura vu la mort de ses fils et une sœur devenue la légataire de Louis, responsable à la fois des écrits et de l’image de son frère puis de son enfant qu’elle aura eu la charge d’élever.

3« Dans cette famille [où] les belles lettres étaient tenues en haute estime » (p. 32), premier paradoxe, Louis le réfractaire choisit néanmoins l’écriture pour faire entendre sa voix. Deuxième paradoxe, ce pari de l’écriture ne se présente pas comme une filiation enfin assumée. Louis Hémon montre la détermination de son caractère et sa complexité en choisissant de vivre à Londres et d’écrire des articles et des chroniques sportives à côté de « onze nouvelles et [de] trois romans londoniens » (p. 93). C’est de cette « configuration de base : public français, univers anglais, auteur supposé dans un rôle de témoin privilégié » (p. 93), de cette mobilité que les auteurs tirent cette identité de passeur décrite dans le chapitre du même nom et qui devient celle de « passeur culturel » (p. 138) dans le chapitre quasi obligé consacré à Maria Chapdelaine, roman qui fit accéder Hémon à une célébrité éclatante tout en occultant ses autres écrits. Les chapitres suivants proposent certainement une approche inattendue, nouvelle de l’œuvre et de la vie d’Hémon. Dans « Communiquer, transmettre » et « Corps, nature, culture », Bleton et Poirier considèrent que « la vie et l’œuvre d’Hémon problématisent l’une des forces dominantes du siècle, la communication : il a représenté les médias dans ses fictions ; il a su transmuer les genres médiatiques sportifs qu’il pratiquait en roman sportif ; il a inscrit son œuvre entre communication de masse et communication intime » (p. 146). De fait le sport est omniprésent dans cette partie, les auteurs souhaitant mettre en contexte ce trait des écrits d’Hémon avec une époque qui vit beaucoup de romanciers s’adonner à la pratique du sport ou à faire de cette activité un des thèmes de leurs romans (p. 149-150), quant à la transmission elle prend comme point de départ l’image de la malle précieuse, sur laquelle se trouvait inscrit Tabou et qui contenait les manuscrits d’Hémon, c’est elle qui « confirme [les auteurs] dans l’idée de questionner ce paradigme de la transmission, c’est à dire non plus celui de la déterritorialisation communicationnelle et de l’itinérance, mais celui de l’axe temporel, des générations, de l’héritage » (p. 162). Enfin, le chapitre consacré à « Corps, nature, culture » se charge de considérer le corps comme une sorte de signe ultime sur laquelle les écrits insistent, qu’il s’agisse des œuvres romanesques, des articles sportifs, des lettres d’Hémon, les sous-chapitres Corps de papier, Corps–signe, lien, Corps meurtri permettent de représenter un homme qui semble peu à peu se dérober à tous et qui a choisi une ligne de fuite : le vagabondage.

4Toutes ces représentations croisées dessinent un destin particulier et une œuvre écrite multiforme. On peut regretter des maladresses lorsque les auteurs écrivent qu’ils souhaitent « coll[er] le plus près possible à l’expérience singulière dont l’œuvre est issue » (p. 116), on craint qu’ils n’infirment ainsi leur démarche première qui privilégie les « liens intrafamiliaux » et la dimension biographique ; la notion de « platonisme cognitif spontané » (p. 143) laisse de prime abord interrogatif ; enfin des digressions (par exemple les pages 37-38 sur l’essai du père de Louis Hémon consacré à Louise de Coëtlogon) provoquent par période le relâchement de la lecture de l’essai là où l’on souhaiterait une plus grande densité dans l’écriture et le regard critique. A contrario, on appréciera les quelques extraits de la correspondance d’Hémon avec les siens qui révèlent une personnalité décidée et un style doté d’une certaine verve, traits qui sont pour les lecteurs du seul Maria Chapdelaine – comme c’est souvent le cas – une découverte intéressante. Personnalité qui montre ses aspérités et ses curiosités lorsque l’on apprend qu’Hémon tenait ses écrits cachés dans une malle sur laquelle était inscrit ce seul mot Tabou.

5Alors pourquoi ce Vagabond stoïque, que définit-il en fin de compte, quel réel veut-il illustrer chez Louis Hémon ? Pour Bleton et Poirier il s’agit d’une clé qui définit au plus près la personne et la vie de l’écrivain. Vagabond d’un point de vue biographique et les auteurs nous renvoient à la fin tragique du romancier, en rupture de société, qui fut mortellement happé par un train dans le nord de l’Ontario ; vagabond parce que l’image du passeur est inscrite en filigrane dans l’essai, Bleton et Poirier étant soucieux d’expliciter un imaginaire vagabond propre à rendre celui qu’ils nomment le « passeur ». Stoïque car il s’agit de filer ce paradoxe qui caractérise Louis Hémon. Cette figure du passeur vagabond, telle que les auteurs la présentent, est redoublée d’un autre trait, celui de la distance qui mène au stoïcisme d’Hémon, abordé dans le dernier chapitre « Quelque chose de défectueux… » proposition surprenante, ainsi que les auteurs le reconnaissent (p. 230) et qu’ils expliquent en rappelant que « Pour le stoïcien, l’essentiel est de se garder “ pour soi ”, de ne pas céder aux attentes des autres, aux émois, aux élans, de tenir fermement les guides de sa propre vie, en évitant toute dépendance inutile » (p. 231) avant de conclure que « l’interférence, le rêve impossible d’Hémon – où l’auront rejoint des millions de lecteurs –, aura constitué à croire et à faire croire qu’en calquant le système sur la Nature, même celle sévère de Péribonka au début du xxe siècle, en rêvant une reterritorialisation d’avant les systèmes urbains, en rêvant un univers de forces pures (comme la volonté), le roman1 pouvait réinventer le Sage stoïque » (p. 235). La postface, intitulée « L’itinérant paradoxal », permet à Bleton et Poirier de réaffirmer leur postulat de la source biographique et familial pour saisir et éclairer l’œuvre d’Hémon (p. 239), son « statut de passeur » (p. 239) ainsi que son « imaginaire vagabond » (p. 242) et la « rupture posée comme nécessaire à la survie » (p. 243). Leur conclusion revient sur ce terme paradoxe en le réaffirmant à l’aune de Maria Chapdelaine, toujours, roman qui semble si profondément attaché à Hémon que, quels que soient les essais qui lui sont consacrés, il n’en finit jamais d’enraciner un auteur qui a pourtant passé sa vie à fuir toute forme d’enracinement et de définition.

6S’agit-il avec cet essai de renoncer à l’idée que le livre puisse tout dire ? Qu’il faut alors recourir de nouveau à ce que la critique désavoua avec force, la part biographique ? Faire dialoguer les champs d’approche les plus contemporains au point d’être anachronique ? Croiser romans, articles de journaux d’un écrivain et leurs écritures spécifiques et tenter un tout signifiant, unique, en écho ? Aucune prétention de réponse ne sera ici donnée, seulement une impression : là où les biographies ne peuvent aller, là où les exégèses se retirent, réside peut-être un espace qui consiste à redonner la prééminence importante à une liberté : le champ renouvelé des lectures et le renouvellement presque naturel de l’œuvre qui est donnée à lire et à relire.