Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Février 2022 (volume 23, numéro 2)
titre article
Damien Bador

Tolkien & les livres

Tolkien and the books
Oronzo Cilli, Tolkien’s Library: An Annotated Checklist, préface de Tom Shippey, Édimbourg : éditions Luna Press, 2019, 466 p., EAN 9781911143901.

1Le présent ouvrage confirmera à tout lecteur que J.R.R. Tolkien n’est pas seulement l’auteur du Seigneur des Anneaux et du Hobbit. Pour autant, il ne s’intéresse pas aux nombreux récits rattachés à la Terre du Milieu, publiés de manière posthume par son fils Christopher. En revanche, il fournit une riche mine d’informations sur l’activité académique de Tolkien en tant que professeur de langue et de littérature anglaise, spécialiste de l’anglais médiéval, d’abord à l’université de Leeds (1920‑1924), puis à celle d’Oxford (1925‑1959). Dans son introduction, Tom Shippey rappelle l’adage selon lequel il faut lire les livres d’un homme pour le comprendre, une proposition qu’il étend non seulement aux livres que la personne étudiée a écrits, mais aussi à ceux qui forment son bagage intellectuel. C’est là le principal objet de Tolkien’s Library, qui rassemble la liste la plus complète possible des ouvrages que J.R.R. Tolkien a lus, possédés, ou consultés dans le cadre de ses activités académiques ou lexicographiques. Qu’un travail aussi méticuleux ait vu le jour sous la plume d’un chercheur amateur confirme la place singulière de Tolkien dans la littérature anglaise du xxe siècle. La popularité de son œuvre et la remarquable profondeur de celle‑ci a conduit bien des lecteurs enthousiastes à s’intéresser de plus près aux écrits moins connus de Tolkien, ainsi qu’à rechercher ses sources d’inspirations potentielles. La multiplication de ces recherches a progressivement permis à J.R.R. Tolkien de devenir un des écrivains les plus étudiés de la littérature contemporaine, en dépit des critiques — de plus en plus rares, il est vrai — qui continuent à ne voir en lui qu’un auteur pour la jeunesse.

2Tolkien’s Library apporte une nouvelle pierre à cet édifice et réjouira ceux qui s’intéressent au vaste sujet des bibliothèques d’écrivains. Pour autant, cet ouvrage ne reproduit pas à proprement parler le contenu de la bibliothèque personnelle de Tolkien à une période donnée de sa vie, mais propose une sorte de bibliothèque idéale reflétant l’activité et les centres d’intérêt de J.R.R. Tolkien, dans la mesure des connaissances que nous en avons. Pour chaque livre, Oronzo Cilli indique avec précision la source qui permet de déterminer que Tolkien possédait ce livre ou l’avait lu. Bien évidemment, une telle liste ne permet pas de mesurer avec exactitude l’intensité de la relation entre J.R.R. Tolkien et un livre donné : tel ouvrage sorti de sa bibliothèque peut à la limite n’avoir jamais été consulté par ce dernier, alors que tel autre peut avoir servi de support à un travail académique de longue haleine.

3C’est pourquoi les trois derniers chapitres du livre, beaucoup plus courts, apportent d’intéressantes mises en perspective. L’un indique l’ensemble des thèses soutenues par les étudiants dont Tolkien était le superviseur à Oxford. Au nombre de 68, elles donnent une idée du travail considérable effectué par Tolkien en faveur de ses élèves. La plupart d’entre elles traitent sans surprise de questions de vocabulaire ou de grammaire du vieil et du moyen anglais, ou sont des éditions universitaires de textes anglais médiévaux. Quelques‑unes, en revanche, montrent que J.R.R. Tolkien ne craignait pas d’encadrer des thèses portant sur le vieux norrois ou sur les contes de fées d’Andrew Lang ou de George MacDonald. Le chapitre suivant fournit la liste de tous les textes médiévaux publiés par l’Early English Text Society (EETS) pendant la période où Tolkien faisait partie du comité éditorial de celle‑ci, entre la fin 1938 et l’année de son décès. Bien que Tolkien n’ait pas forcément lu les 47 volumes publiés durant cette période, il recevait les épreuves de chacun d’entre eux. Enfin, le dernier chapitre liste l’ensemble des cours assurés par J.R.R. Tolkien à Leeds, puis à Oxford. Il permet ainsi de découvrir les œuvres que Tolkien disséquait pour ses élèves et de constater à quel point celui-ci s’efforçait de renouveler son enseignement d’année en année.

4En complément, O. Cilli donne également la liste de tous les textes publiés par J.R.R. Tolkien de son vivant, du premier rapport (non signé) de la Debating Society, qui parut dans la King Edward’s School Chronicle en novembre 1910, jusqu’à la dernière lettre adressée en réponse à l’éditeur du Daily Telegraph en juillet 1972. On regrettera simplement qu’elle ne contienne pas les traductions parues du vivant de Tolkien, notamment celles dont on sait que Tolkien avait reçu un exemplaire. O. Cilli inclut également une courte liste des interviews accordées par Tolkien, ainsi que des critiques de son œuvre dont on sait qu’il les avait lues. Malheureusement, interviews et critiques sont mélangées dans le même chapitre, ce qui induit là une certaine dose de confusion. Les deux listes étant courtes, on peut comprendre que O. Cilli n’ait pas voulu les subdiviser en deux chapitres, mais la solution adoptée n’est guère plus satisfaisante.

5Au final, il est probable que les 2599 ouvrages recensés dans la « bibliothèque » qui forme l’essentiel du contenu de Tolkien’s Library ne forment pas la totalité des livres que Tolkien possédait ou avait lus. La sélection est d’ailleurs occasionnellement critiquable, notamment lorsque O. Cilli propose une édition donnée d’une œuvre citée par J.R.R. Tolkien, alors qu’il en existait plusieurs et qu’aucun élément ne permet de déterminer laquelle il avait lue. Parfois, O. Cilli s’appuie sur les opinions des spécialistes pour identifier certains livres susceptibles d’avoir influencé Tolkien, une démarche qui peut mener à des ajouts discutables, mais fort heureusement les notes relatives à ces entrées précisent les doutes afférents. L’inconvénient de cette méthode est que la sélection opérée relève quelque peu de l’arbitraire et conduit inévitablement à omettre des livres qui mériteraient tout autant d’être inclus dans cette liste. Occasionnellement, O. Cilli inclut des livres dont un extrait est cité par Tolkien, alors que celui‑ci a toutes les chances de ne l’avoir lu qu’au travers d’une citation d’un autre auteur. Ainsi, pourquoi donc citer le roman Greenmantle de John Buchan, alors que J.R.R. Tolkien ne le mentionne qu’au travers d’une étude lexicographique de Werner Last parue en 1925, lequel ne citait d’ailleurs pas le roman lui‑même, mais une critique de celui‑ci dans le Daily Telegraph ? Et dans ce cas, pourquoi omettre Une mort très douce, de Simone de Beauvoir (ou tout du moins sa traduction anglaise), puisque Tolkien en cite un extrait dans une interview accordée à la BBC en 1968 ?

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6Le travail d’Oronzo Cilli reste cependant un accomplissement majeur, dont il est aisé de mesurer l’intérêt. Il permet de constater que J.R.R. Tolkien éprouvait un intérêt marqué pour la littérature contemporaine et pour la science‑fiction, bien loin des critiques qui ne voient en lui qu’un médiéviste enfermé dans sa tour d’ivoire. Il nous laisse aussi observer que Tolkien appréciait des romans dont le style était aux antipodes du sien, comme la nouvelle de Robert Howard, Des ombres dans la clarté lunaire, qui met en scène le personnage de Conan le Barbare. On peut évidemment regretter de n’avoir pas plus de détails sur certains sujets, comme par exemple le degré d’implication de Tolkien au sein de l’EETS et envers les ouvrages parus sous l’auspice de cette institution. Le lecteur curieux regrettera peut‑être l’aspect aride de ce livre, bien loin des biographies vivantes écrites par John Garth ou Humphrey Carpenter. Le spécialiste en revanche conviendra volontiers avec Tom Shippey qu’il s’agit d’un de ces livres rares et précieux, qu’il convient de garder, de mettre à jour et d’annoter continuellement, à mesure que progressent les études tolkieniennes.