Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Juin-Juillet 2006 (volume 7, numéro 3)
Caroline Doudet

Pour une géocritique de Lisbonne

MONTANDON (Alain) (sous la direction de), Lisbonne, Géocritique d’une ville, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2006.

1La géocritique, qui se définit comme une « poétique dont l’objet serait non pas l’examen des représentations de l’espace en littérature, mais plutôt celui des interactions entre espaces humains et littérature »i est une méthode critique nouvelle et de plus en plus utilisée pour interroger les textes. Dans cet ouvrage, qui constitue les actes d’un colloque organisé en mai 2004, il s’agit d’appliquer cette nouvelle méthode à la ville de Lisbonne, qui a été l’objet de nombreuses représentations tant littéraires qu’artistiques.

2Dans son article liminaire « Pourquoi une géocritique de Lisbonne », qui sert aussi d’introduction à l’ouvrage, Bertrand Westphal explique ce qui fait de Lisbonne une ville « géocritique » et propose plusieurs axes à interroger : la stratigraphie, c’est-à-dire le fait qu’il s’agisse d’un espace « feuilleté », la polysensorialité, en particulier les couleurs et les odeurs, la multifocalisation, la déterritorialisation et l’intertextualité, la ville suscitant de multiples lectures tant littéraires que cinématographiques. Ce sont ces éléments que les autres participants ont examinés dans leurs articles, les appliquant à des œuvres ou à des thématiques précises.

3Dans le premier article, Robert Bedon remonte aux origines et s’intéresse aux sources de la légende de la fondation de Lisbonne par Ulysse, rapportée par Solin dans les Collectanea rerum memorabilium vers le III°-IV° siècle ; Sophie Le Ménahèze s’intéresse ensuite aux répercussions du fameux tremblement de terre de Lisbonne du 1er novembre 1755, qui a donné lieu à « un déferlement de textes divers » (p. 39) sur le plan des registres (pathétique, tragique, polémique…) et des formes, parmi lesquels la postérité a essentiellement retenu les chapitres 5 et 6 de Candide et Le Poème sur le désastre de Lisbonne de Voltaire et la « Lettre sur la Providence » de Rousseau, le propos étant de s’interroger sur le bien fondé d’un traitement littéraire de la catastrophe. Les trois articles suivants traitent de la présence de Lisbonne chez trois poètes du XX° siècle : Larbaud, avec Nelly Chabrol Gagne qui s’intéresse aux liens entre le voyage et l’écriture ; Philippe Soupault  avec Myriam Boucharenc qui montre le caractère ambigu de la relation du poète avec la capitale portugaise ; Alain Montandon quant à lui interroge la manière particulière de se promener de Jacques Réda dans « Traversée de Lisbonne », manière qui privilégie le passage et ne s’attarde pas sur les lieux. L’article suivant de Svend Erik Larsen revient sur le désastre du tremblement de terre pour montrer cette fois ses conséquences non seulement sur la pensée de l’époque mais aussi sur la pensée actuelle : pensée sociologique, pensée religieuse, puis pensée scientifique avec la sismologie : bref, l’article s’interroge sur les raisons de l’ancrage de cet événements dans la mémoire collective. Rui-Mario Gonçalves, quant à lui, s’intéresse à la représentation de Lisbonne dans la littérature portugaise du XXe siècle. Ensuite, Chloé Conant montre comment Lisbonne, dans Lisbonne dernière marge d’Antoine Volodine, apparaît comme une ville sans issue. Anne Tomiche, dans l’article suivant, s’interroge sur la manière dont, par le procédé du film dans le film, Lisbonne devient la figure d’un certain type de cinéma dans deux films de Wim Wenders : le cinéma européen, par opposition au cinéma hollywoodien, dans L’Etat des choses (1982), et le cinéma « à l’ancienne » dans Lisbon Story (1994).

4Les trois courts articles qui suivent ont été donnés à l’occasion d’une table ronde ; tout d’abord, Paula Mendes Coelho nous offre un panorama des représentations modernes de la ville, où l’accent est mis non sur l’immuabilité de Lisbonne mais sur le « transitoire » et le « discontinu », caractéristiques de la modernité selon Baudelaire ; ensuite, Urbano Tavares Rodrigues s’intéresse aux images de Lisbonne dans la littérature portugaise, du XIVe siècle avec Fernão Lopes, à aujourd’hui avec Saramago, en passant par Eça de Queirós et Pessoa, qui sont les plus connus en France ; enfin, Cristina Robaldo Cordeiro étudie la manière dont un provincial, Miguel Torga, représente la ville dans son Journal, une représentation qui se fait en trois temps : célébration de l’amant, dénonciation du moraliste, imprécation du prophète.  

5L’article suivant, de Jan Baetens, s’intéresse à la représentation de Lisbonne dans la bande dessinée, et il étudie notamment le modèle de lecture « médiagénique » qui y est associé : celui du puzzle chez Botelho, celui de la mosaïque dans Lisboa 24h00, et celui du tableau chez Lambé. Gérard Grelle s’intéresse quant à lui à la vision de Lisbonne et du Portugal par les réfugiés du nazisme en 1940 (le Portugal était alors une étape dans la fuite vers la liberté) et notamment par Friedrich Torberg : s’agit-il pour eux d’un « havre de paix » (ce qui est possible, grâce à la bienveillance des Portugais) ou, à cause des nombreux tracas auxquels ils doivent faire face (les problèmes de logement, mais aussi la traque par les agents nazis infiltrés) d’un lieu de souffrance ? Par la suite, Jacques Lajarrige s’interroge sur la manière dont s’articulent espace concret de la ville et interprétation du monde (le Portugal permettant d’interpréter l’âme allemande) dans Les Confessions du chevalier d’industrie Félix Krull de Thomas Mann. Catherine d’Humières quant à elle s’intéresse au cheminement, au parcours dans Lisbonne chez Antonio Muñoz Molina, Antonio Tabucchi et José Saramago, et met en avant la figure de la spirale, à la fois temporelle (les temporalités se superposent) et spatiale, la ville se transformant en labyrinthe. L’article suivant est consacré par Juliette Vion-Dury au roi Sebastião du Portugal, qui meurt en 1578 au cours de la bataille d’Alcazar dite « bataille des trois rois », et devient par la suite un mythe littéraire, celui du roi caché qui reviendra lorsque tout espoir sera perdu,  mythe qui en fait une sorte d’héritier du roi Arthur. Enfin, dans le dernier article, Tatiana Antolini-Dumas s’intéresse à la représentation de Lisbonne dans O Ano da morte de Ricardo Reis de José Saramago, roman fantastique où le personnage éponyme, hétéronyme de Pessoa, continue de vivre sous nos yeux après la mort de son créateur : l’auteure nous montre comment Lisbonne est perçue comme un espace labyrinthique, révélateur du désarroi du personnage, mais aussi comme lieu d’un pèlerinage littéraire sur les traces de Pessoa bien sûr, mais aussi de Camões, tout cela contribuant à faire de la ville un lieu infernal et dysphorique.

6Dans ses conclusions, Alain Montandon revient sur la légitimité et la fécondité de la démarche géocritique, et insiste sur le lien unissant deux des mots-clés évoqués par Bertrand Westphal, stratigraphie et déterritorialisation, tel que l’ont montré diverses communications. Il s’interroge ensuite sur la spécificité de Lisbonne, qui tient à sa position géographique particulière, à « l’extrême-occident », ainsi qu’à ses qualités esthétiques et mythiques (rappelons que selon la légende la ville aurait été fondée par Ulysse), son caractère labyrinthique mis en évidence par plusieurs articles. Il s’agit donc d’une ville ouverte, sans cesse à réinventer et offerte à la rêverie de celui qui s’y promène.