Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Juin-Juillet 2006 (volume 7, numéro 3)
Elsa Laflamme

Lire et penser l’événement

Que m’arrive-t-il ? Littérature et événement, sous la direction d’Emmanuel Boisset et Philippe Corno, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2006.

1Faisant suite à plusieurs égards à l’ouvrage Que se passe-t-il ? Événements, sciences humaines et littérature (sous la direction de Didier Alexandre, Madeleine Frédéric, Sabrina Parent et Michèle Touret, 2004), la nouvelle parution de la collection « Interférences » permet d’autres avancées dans le champ de l’événement. Publié aux Presses de l’Université de Rennes, le collectif intitulé Que m’arrive-t-il ? Littérature et événement est dirigé par Emmanuel Boisset et Philippe Corno. Ces derniers proposent une exploration en trois temps des rapports entre événement et littérature : d’abord, en examinant l’événement de la guerre sous l’angle de ses différents traitements littéraires, puis en suggérant la conceptualisation de l’événement pour penser certains aspects de la littérature et, finalement, en fixant l’événement comme point de départ à la lecture de pratiques littéraires diverses. Ce nouveau panorama de l’événement en littérature est d’ailleurs marqué par l’expérience de la lecture, le lecteur et la réception de l’œuvre faisant l’objet d’un traitement particulier dans plusieurs des articles de l’ouvrage.

2Issu d’un colloque de jeunes chercheurs tenu à Rennes en mars 2004, l’ouvrage sous la direction de Boisset et Corno bénéficie d’une introduction installant d’emblée la réflexion dans le terreau de la littérature et des considérations historiques et philosophiques sur l’événement. On trouvera plusieurs avantages à cette présentation des « qualités épistémologiques » de l’événement, de même qu’à la mise en contexte d’une telle notion, polymorphe autant que polysémique. Co-auteur de cette introduction avec Philippe Corno, Emmanuel Boisset livre également un riche « Aperçu historique sur le mot événement », fort utile pour qui souhaite se familiariser avec le concept d’événement et travailler dans le sens de ses différentes acceptions.

3La première partie de l’ouvrage se concentre autour de la guerre comme paradigme de l’événement et comme thématique de l’œuvre littéraire.  Xavier Bourdenet, avec un texte intitulé « De la « scène contemporaine » à la scène immémoriale : l’écriture de l’événement dans L’Enlèvement de la redoute de Mérimée », inaugure cette partie en opérant un croisement fécond entre réalité historique et œuvre littéraire. La notion d’événement bénéficie ici d’un traitement qui, tout en tablant sur la définition conventionnelle de l’événement historique, articule les modalités de la fiction à la supposée « objectivité » des faits. L’article de Bourdenet donne à lire une démonstration convaincante reposant sur une analyse fine et aboutie des réalités historiques et narratives du texte de Mérimée. Carla Van Den Bergh présente pour sa part dans « L’Événement de la commémoration dans Hosties noires de Léopold Sédar Senghor » une minutieuse analyse linguistique des poèmes de ce recueil, poèmes dont le thème est la guerre (tant la Première Guerre mondiale que la Seconde) et plus spécifiquement le sort des combattants d’Afrique noire, devenus les laissés pour compte de la mémoire collective. Explorant principalement les manifestations linguistiques et les enjeux énonciatifs d’une « poétique de la commémoration » (p. 49), l’auteur aborde également la question du destinataire de l’œuvre et de la réception de celle-ci dans le contexte post-colonial français.

4L’analyse thématique de la guerre est aussi l’objet du texte de Vincent Ferré intitulé « La guerre et la réflexion sur l’événement dans USA, Les Somnambules et À la recherche du temps perdu (J. Dos Passos, H. Broch, M. Proust) ». Par une analyse comparative de ces trois œuvres, Ferré met en relief les lieux de convergence entre les auteurs qui façonnent, chacun à leur manière, une « contre-lecture de la guerre » (p. 71). Cette « contre-lecture » s’appuie tant sur une thématisation de la guerre dans la fiction que sur une théorisation de celle-ci dans des passages proches de l’essai, une modalité textuelle particulière à laquelle Ferré a d’ailleurs consacré sa thèse de doctorat. Plus proche de l’inventaire savant et commenté que de l’analyse comparative, l’article de Bibiane Fréché (« Littérature et guerres mondiales en Belgique francophone : champ, contre-chant et hors-champ ») fait découvrir un pan spécifique et méconnu de la littérature de guerre, soit la littérature belge publiée pendant les deux grandes guerres et pendant les deux immédiats après-guerres. L’ambition de l’auteur, qui se sert ici de l’événement davantage comme prétexte que comme véritable enjeu de réflexion, est donné dans un projet clair et une méthode précise : « dégager les stratégies qu’opèrent les écrivains belges de langue française pour tirer profit de l’événement guerrier » (p. 80), ces stratégies étant de nature politique, conjoncturelle ou thématique.

5Par ailleurs, c’est autour de l’œuvre d’un seul homme, Blaise Cendrars, que s’opère une relecture de l’événement comme notion historique et cadre de pensée. Se penchant sur l’œuvre autobiographique de Cendrars, Laurence Guyon trouve dans les Mémoires de ce dernier les traces d’une véritable écriture de l’événement historique. Son article « Événement, répétition, annulation dans les Mémoires de Blaise Cendrars » propose en effet d’examiner « cette écriture spécifique de l’Histoire et de l’événement » en confrontant ces réalités « à la culture chrétienne d’une part et à la philosophie de Nietzsche d’autre part » (p. 95). L’analyse, resserrée autour de quatre événements historiques (la débâcle du printemps de 1940, la découverte de l’existence des camps de concentration, l’utilisation de l’arme atomique et la Libération), permet en plus de réévaluer les balises critiques de l’œuvre autobiographique, dans son rapport à l’Histoire. La Shoah, « l’événement absolu » de l’histoire selon l’expression de Maurice Blanchot (cité p. 108), est également conviée dans l’article de Serge Goriely, intitulé « La Shoah selon René Kalisky ». Dramaturge belge d’origine juive, Kalisky a placé la Shoah au cœur de quatre de ses pièces, pièces sur lesquelles se penche ici Goriely. Tout en analysant le traitement fait par Kalisky de cette réalité historique, Goriely entreprend d’identifier et de définir les éléments caractéristiques d’une « dramaturgie de l’après-Shoah » (p. 109). Il entend finalement déplacer la lecture faite jusque-là par la critique de l’événement chez Kalinsky en montrant que le dramaturge interroge surtout « la place que l’événement a dans notre conception de l’histoire » (p. 112).

6Plus hétéroclite que la précédente, la deuxième partie de l’ouvrage dirigé par Boisset et Corno concerne divers horizons de l’événement comme notion critique, c’est-à-dire comme notion permettant de penser différents corpus et faits littéraires. L’organisation de cette partie respecte une logique historique qui va du Moyen Âge à l’époque contemporaine. Il est également à noter que plusieurs textes de cette seconde section appartiennent au champ des études théâtrales. C’est le cas de l’article de Katell Lavéant intitulé « L’événement et le théâtre dans le Nord de la France à la fin du Moyen Âge ». Cette étude, où l’auteur prend la peine d’asseoir la définition de l’événement historique et politique dont il sera question, se déploie selon deux axes bien précis, soit l’examen de « l’événement comme point de départ de la création théâtrale » (p. 121), puis la définition du statut et des caractéristiques de « la création théâtrale comme événement  à part entière » (p. 122).

7Tout autre est le statut de l’événement dans le travail de Florent Libral sur le récit d’événement de 1623 à 1633. Plus restrictive, la notion d’événement est ici reliée à la définition qu’en donne le dictionnaire de l’Académie de 1694 (l’événement y est défini comme « aventure remarquable »). L’étude de Libral intitulée « Entre démystification du surnaturel et justification de la Providence : le récit d’événement de 1623 à 1633 » propose en fait une analyse principalement narrative de ce type de texte, analyse permettant d’apprécier la présence du surnaturel dans ce corpus. L’événement est donc prétexte à une étude de corpus minutieuse et savante, comme c’est le cas dans l’article de Anne-Rozenn Morel portant sur « Les utopies de la Révolution française ou l’introduction de l’événement dans la fiction (1789-1804) ». L’auteur mène « une réflexion sur l’utopie et l’événement » (p. 145) en accordant une attention particulière à l’événement révolutionnaire, largement représenté dans les utopies de cette période (1789-1804).

8Dans « « Si Figaro a tué la noblesse, Charles IX tuera la royauté » : une représentation problématique de l’action du théâtre dans l’événement révolutionnaire », Philippe Corno se penche pour sa part sur les liens complexes et les influences réciproques entre texte théâtral et événement historique, par l’étude spécifique de deux oeuvres dramatiques relevant également de la période révolutionnaire, soit La Folle journée ou le Mariage de Figaro de Beaumarchais et Charles IX ou la Saint-Barthélemy de Chénier. Partant d’une sentence attribuée à Danton, l’auteur effectue une lecture rigoureuse des rapports entre événement historique et manifestations théâtrales ; il exploite ainsi les multiples articulations du théâtre et du politique, à une époque charnière de l’histoire de France. Toujours dans le champ des études théâtrales, Thierry Maligne propose quant à lui une réflexion sur un succès de la Comédie-Française de 1763. « Événement et genre tragique dans la seconde moitié du XVIIIe siècle en France : le cas de Warwick, tragédie de La Harpe, de 1763 à 1789 » se lit en effet comme l’examen de « la question de l’autonomie du texte tragique par rapport aux événements historiques » (p. 168), plus particulièrement dans le cas d’événements contemporains à l’œuvre dramatique.

9Dans un autre ordre d’idées, un panorama réflexif et critique de la notion de fragment est donné par l’article « Le « fragmentaire » : ce qui, du fragment, m’arrive », signé Jérémy Collot. L’auteur déploie dans cette étude une pensée de l’événement marquée par la philosophie davantage que par l’histoire, abordant l’événement en tant que « ce qui (m’)arrive » dans et par le fragment. Avec comme exemple le fragment chez Nietzsche, l’exercice de Collot l’amène à revisiter les propos et la démarche de Jacques Derrida, de même que la phénoménologie et les théories d’Iser sur l’effet esthétique. La deuxième partie de l’ouvrage s’achève sur une étude de cas de Évelyne Bédoin qui porte sur l’expérience de la lecture littéraire comme événement. Appartenant au champ de la didactique littéraire et influencée par les théories socio-constructivistes, l’enquête présentée sous le titre de « Comment la littérature vient aux écoliers » offre des résultats qui attestent de la subjectivité de l’élève dans la construction d’une expérience esthétique propre à la lecture littéraire.

10La troisième et dernière partie de Que m’arrive-t-il ? présente un éventail de pratiques d’écritures où se trouvent problématisés l’événement en soi ou un événement en particulier, comme c’est le cas dans le texte de Létitia Mouze portant sur la mort de Socrate. Dans son article intitulé « Littérature ou philosophie ? L’événement de la mort de Socrate dans les Dialogues de Platon », Mouze examine le statut d’un événement précis, de même que « la place de l’événementiel dans les Dialogues » (p. 208). Par ailleurs, pour Frédérique Berranger, c’est le motif du regard qui tient lieu d’événement dans les Mémoires de Saint-Simon. L’auteur s’engage à réactiver les croisements possibles entre histoire et littérature, à la lumière du travail d’écriture propre au mémorialiste. Conviant à la fois de Certeau et Veyne, l’étude « Entre histoire et littérature : le regard du mémorialiste comme événement » permet ainsi de décrire les influences du témoin et de son regard sur la définition même de l’événement. Logeant à une enseigne théorique beaucoup plus floue quant à l’événement, l’analyse proposée par Laurent Quinton et intitulée « L’événement monstrueux dans les récits de H. P. Lovecraft » n’en demeure pas moins intéressante et originale. L’étude apparaît comme une tentative d’approche réussie de l’événement chez Lovecraft et aboutit à une description concluante de ce qui arrive de monstrueux et d’abominable, dans certains récits de l’auteur.

11L’analyse que livre pour sa part Sabrina Parent concerne la pratique poétique de Jean Follain et s’inscrit dans une démarche plus vaste, déjà entreprise dans de précédents articles. « Du poème de l’événement à la pratique de l’écriture : pour une « poéthique » de Jean Follain » propose d’examiner de près, à partir des visées théoriques de Ricœur et de Romano sur l’événement, les procédés d’écriture présents dans une sélection de poèmes, reproduits en annexe de l’article. Ces procédés contribuent, selon Parent, à « dire » l’événement et à informer de « ce que fait un poète comme Follain quand il écrit » (p. 256). La mise au jour d’une poétique de l’événement est également ce qui préoccupe Emmanuel Boisset dans son étude portant sur Nadja d’André Breton. Boisset offre avec « Nadja, contre toute attente » une lecture de l’événement en marge de sa définition strictement historique, lecture qui permet de faire ressortir toute la spécificité de l’événement chez Breton. La pratique littéraire du père du surréalisme est aussi l’objet d’étude de Mikaël Lugan dans son article « La mort de Saint-Pol Roux. Réinscription historique, réinvestissement poétique dans « Saint-Pol Roux ou l’espoir » d’Aragon & Fata Morgana de Breton ». Lugan s’intéresse ici à la portée d’un événement singulier (la mort du poète Saint-Pol Roux) dans le champ littéraire et poétique, en plus de chercher à situer dans quelle mesure l’événement est façonné en retour par le fait littéraire.

12Le recueil d’articles se termine par une lecture toute personnelle de l’événement poétique. En effet, avec « Yves Bonnefoy, dans l’avènement du poème, l’événementialité de l’être », Gwénola Boun Nhang propose le compte rendu d’une expérience de lecture opérée à partir de poèmes choisis de Bonnefoy. Réfléchissant l’événement comme une « chose à venir », l’auteur soulève la question de l’avenir de l’événement, avenir donné ici comme une ouverture à penser l’événement autrement, dans une définition qui tiendrait compte à la fois de la temporalité de l’instant et de l’acte subjectif de lecture.

13En somme, l’orientation donnée par le titre même de l’ouvrage (Que m’arrive-t-il ?) prend tout son sens dans ce dernier article qui déplace dans la zone de l’expérience poétique ce qu’il advient de l’événement, généralement considéré dans sa nature et son statut historiques. Les nombreuses pistes de réflexion et les multiples voies d’accès données par le collectif se trouvent donc décuplées et propulsées hors du champ restreint de l’histoire ou de l’événementiel ; les possibilités mêmes de l’événement sont amenées, une fois de plus, à se déployer ailleurs et autrement, dans d’autres corpus et selon d’autres modalités. L’avenir de l’événement comme concept et comme lieu de croisement entre l’histoire et la littérature, mais aussi entre la philosophie et la littérature, est ainsi assuré et sans cesse à réinventer.