Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Juin-Juillet 2006 (volume 7, numéro 3)
titre article
Manon Auger

La fiction des journaux intimes : entre langage & construction de soi

Catherine Rannoux, Les Fictions du journal littéraire. Paul Léautaud, Jean Malaquais, Renaud Camus, Genève : Droz, 2004, 216 p., EAN 9782600009089.

I. Le vrai, le faux, le réel, l’inventé…

1La question du rapport à la fiction a été posée plus ou moins explicitement par tous les discours qui se réclament d’un mode d’énonciation relevant du référentiel ; en effet, que ce soit l’histoire, l’essai, la biographie ou l’autobiographie, la seule coïncidence entre l’identité de l’auteur et celle du narrateur est aujourd’hui insuffisante pour lever complètement le poids du soupçon fictionnel qu’entraîne toute tentative de représentation de la réalité au moyen de la médiation de l’écriture. Cependant, cette question a été posée avec moins d’acuité pour l’écriture spécifique du journal intime, car il semble, de prime abord, que journal et fiction soient incompatibles. C’est du moins ce que propose Philippe Lejeune en désignant la posture d’écriture du journal comme « antifiction » par excellence, au sens où celle-ci, de par sa proximité avec les événements racontés, empêche, justement, de glisser vers la fiction1. C’est aussi ce que propose Michel Braud lorsqu’il affirme :

Le journal véritable est par définition en prise sur le réel : son contenu ne peut être qu’assez peu prédéterminé et les relations chronologiques et de causalité qui constituent sa trame ne peuvent être recomposées, ce qui semble difficilement compatible avec une organisation narrative fictionnelle, et plus précisément avec une recherche de cohésion (et notamment de clôture) du récit2.

2En d’autres termes, parce que la poétique du journal privilégie le fragmentaire plutôt que l’organisation narrative concertée qui tendrait vers une fin, le journal ne pourrait prétendre à la fiction. Pour Braud, la fiction dans le journal ne serait possible que par le recours à des procédées littéraires spécifiques, tels le changement de nom du narrateur, la recomposition après coup ou encore l’ajout d’une mention générique renvoyant à un genre reconnu d’emblée comme fictionnel. Dans cette perspective, la fiction reposerait uniquement sur le désir d’un auteur (de dire la vérité ou d’inventer) et la marque de ce désir se repèrerait facilement par un lecteur compétent capable d’identifier le cadre pragmatique de l’œuvre, lui attribuant son statut de vérité.

3On le constate aisément, Lejeune et Braud ont une vision clairement établie de ce qu’est la fiction; il s’agit d’un substitut langagier pour invention, fabrication, fabulation, etc. Évoquant d’ailleurs l’étude de Rannoux, Lejeune ne cache pas son scepticisme, soulignant le « titre bizarre » choisi par celle-ci puisqu’elle envisage le mot fiction dans son rapport au langage :

À ce compte, souligne-t-il, existe-t-il dans le langage autre chose que de la “fiction” ? Tout langage est partagé, tout récit est une construction. Ce qui distingue la fiction de son contraire, et donne au mot un sens, c’est la liberté d’inventer, opposée au projet (naïf, certes — mais la vie elle-même est naïve) de dire la vérité.

4Mais on voit que la conception de Lejeune, si elle a l’avantage d’être simple et de donner tout son poids à son argumentation par ailleurs fort juste, a en revanche quelque chose d’éminemment restrictif non seulement pour les théories de la fiction mais aussi pour l’analyse de cette notion dans son rapport fondamental à l’écriture de soi. Car, de cet autre point de vue, il me semble pertinent de partir d’une conception ouverte de la fiction et de refaire ici le parcours linguistique que propose Catherine Rannoux afin d’en saisir les subtilités. Car, à l’instar de Lejeune, je suis d’avis qu’il est tendancieux d’affirmer qu’un texte autobiographique est empreint d’une fiction que l’on interpréterait comme un mensonge de la part du diariste. Toutefois, si l’on peut partir du postulat que le diariste dit la vérité, il ne faut tout de même pas oublier que tout représentation déforme un tant soit peu la réalité et que l’écriture est, d’abord et avant tout, un moyen de représentation et de construction. Ce qu’il reste à déterminer, du moins pour les théoriciens, c’est jusqu’à quel point cette écriture déforme et si cette déformation doit porter ou non le nom de fiction.

5Sur ce chapitre, l’étude de Rannoux marque son originalité et sa contribution pour les études sur le journal intime non pas tant par les résultats d’analyse auxquelles elle arrive (quoique tout à fait intéressants), mais par sa perspective critique qui nous oblige à repenser la notion de fiction en termes de représentation de soi. Je m’attarderai donc moins ici à retracer ses résultats qu’à tenter de cerner les implications de sa méthode pour la compréhension de la fiction dans les écrits à forte teneur référentielle.

II. Fiction du langage & langage de la fiction

6L’étude de Rannoux, héritière de Benveniste, est tout entière construite sur le principe que le langage, loin d’être un simple instrument de communication, n’est jamais neutre; son dialogisme inhérent crée un rapport parfois conflictuel entre l’énonciateur (qui doit se construire à travers ce qui n’est que virtuellement disponible, la langue) et les mots qui sont fondamentalement marqués par l’hétérogénéité. Déjà, en lui-même, le discours recèle ses propres fictions constitutives ; celle « d’une maîtrise du sujet de l’énonciation, qui contrôle […] le déploiement de ce qui lui est extérieur », instaurant « l’illusion nécessaire d’un sujet unifié » (p. 18), ainsi que la fiction d’une évacuation apparente de l’autre dans le discours, évacuation particulièrement prégnante dans le cas du journal, genre qui suppose une clôture de l’écrit sur lui-même et qui n’est que virtuellement possible. Cette fiction inhérente au langage constitue un premier niveau de manifestation de l’autre (que l’on nomme l’hétérogénéité constitutive) qui est par essence impossible à représenter (et donc inaccessible à l’analyse). À celui-ci, vient s’ajouter un deuxième niveau d’hétérogénéité, l’hétérogénéité représentée (par l’introduction et/ou la mise en scène du discours autre), qui offre une prise intéressante à la question de la configuration de soi :

Cette délimitation d’un ailleurs discursif qu’opère en lui le discours identifie en retour les autres éléments comme relevant de mots propres pour lesquels la question de l’altérité ne semble pas devoir être posée. L’hétérogénéité représentée est donc fondée à la fois sur la conscience de la présence d’un extérieur discursif, et sur la négation de sa réalité dans la mesure où elle pose un partage entre mots à soi et mots de l’autre. (p. 17)

7C’est une étude de Jacqueline Authier-Revuz, Ces mots qui ne vont pas de soi. Boucles réflexives et non-coïncidences du dire (1995), qui sert de cadre linguistique à la démarche de Rannoux, articulée de façon significative autour de la question de la non-coïncidence interdiscursive. Trois journaux d’écrivain du xxe siècle, ceux de Paul Léautaud (pour la période de 1939 à 1942), de Jean Malaqais (pour la même période) et de Renaud Camus (le journal intitulé Fendre l’air et qui couvre l’année 1989) sont ainsi « observés dans la façon qu’ils ont de mettre en jeu les mots de l’autre : non pas les mots des discours rapportés (qui sont fréquents), mais les mots de l’autre qui interfèrent dans la façon propre de dire, qui s’y substituent ou s’y ajoutent, dans un rapport de conflit, de distance ou de concordance. » (p. 19)

8Plus globalement, l’analyse de l’hétérogénéité représentée permet une première appréhension stylistique de l’œuvre, à condition, bien sûr, de comprendre le style comme nous le présente Rannoux : il ne s’agit pas du mode d’expression d’une pensée, mais bien d’une propriété du discours qu’il faut lier, dans une vision dynamique, à l’acte d’appropriation du langage qu’est l’énonciation. Le style n’est donc pas le propre d’une personne ou d’un auteur, mais celui d’un énoncé ou d’une œuvre. Dans cette optique, il convient, malgré la prégnance du pacte autobiographique énoncé par Philippe Lejeune3, de distinguer la personne de l’énonciateur et de mettre de côté toute la question de l’intentionnalité de l’auteur :

Le style n’est ainsi pas plus l’expression d’une subjectivité au sens psychologique du mot. En revanche, dans la mesure où il procède du jeu de l’énonciation, le style est trace, figure de l’instance qui n’existe que “dans et par le discours”, le sujet de l’énonciation qu’il convient de ne pas confondre avec la personne du locuteur ou du scripteur. (p. 13)

9Par cette scission nécessaire à l’analyse entre la personne réelle et celle représentée par le texte, l’étude du style s’avère d’ores et déjà une voie d’accès privilégiée à la fiction de soi, d’autant plus que Rannoux nous fournit la preuve que le style, voire les styles que développe le journal sont pris dans une cohérence en mouvement davantage recomposable par un lecteur que par le diariste lui-même au moment où il compose, pris qu’il est, justement, dans l’instant de l’écriture et dans cette impossibilité d’inventer que nous évoquions au début.

III. Les fiction de Léautaud, Malaquais & Camus

1. Le Journal littéraire de Léautaud

10Bien que j’aie promis de ne pas révéler les résultats de Rannoux, je ne peux résister ici à l’envie d’en évoquer la teneur puisque, cachés sous une analyse stylistique qui intéressera peut-être davantage les linguistes que les théoriciens du journal, ses résultats risquent d’avoir l’effet d’une bombe sur cette petite communauté de théoriciens de l’intime dont j’ose modestement prétendre faire partie… Relisant un article de Jacques Lecarme presque simultanément à l’ouvrage de Rannoux, je tombai sur le passage suivant concernant Léautaud, passage que je me permets de citer ici longuement :

Le journal intime échappe en général au soupçon, parce qu’on conçoit mal qu’un fabulateur choisisse ce genre pour ne persuader nul autre que soi-même. Certains s’étonnent des prouesses sexuelles que note un Léautaud devenu vieux : mais il serait invraisemblable qu’il les invente pour le seul plaisir de son carnet secret. Seule une étude génétique qui nous montrerait des ratures, des versions successives, des maquillages, des amplifications épiques pourrait avoir raison du crédit que nous autres, lecteurs du Journal littéraire, accordons au ronchonneur de Fontenay-aux-Roses. Le pacte du journal intime implique que le lecteur soit assuré d’entrer dans la vérité intime du rédacteur. Et qui mieux que Léautaud a su éradiquer la part du roman que tout un chacun porte en soi ? Il viendra peut-être un théoricien, dénonciateur de cette transparence intimiste comme d’un trompe-l’œil. Mais ce démontage d’un leurre n’empêcherait pas de fonctionner l’effet de lecture propre au journal4.

11Curieusement, sans être généticienne, Rannoux s’avère être cette théoricienne dont Lecarme appréhendait si fortement la venue en 1993. En effet, son analyse du Journal littéraire de Léautaud vise à « dénoncer cette transparence intimiste comme un trompe-l’œil ». Par la seule recherche des effets de non-coïncidences du dire autre, elle dresse du diariste un portrait étonnant : se proclamant, par un marquage subtil des mots autres, autodidacte et simple observateur impartial de sa société, Léautaud crée d’emblée « la fiction d’un lieu singulier, à soi, simplement en contact avec [les] extérieurs et non pas miné de l’intérieur par l’hétérogénéité. » (p. 41) Souhaitant être le chroniqueur de son époque, il se réclame d’une neutralité et d’une objectivité qui ne peuvent qu’être illusoires, qui ne peuvent qu’être « fiction » puisque toute énonciation est la résultante d’un point de vue marqué par l’idéologie contemporaine au scripteur. En somme, la fiction de ce diariste est principalement langagière; elle consiste à croire en la possibilité de s’approprier et d’exprimer un langage neutre, dans la possibilité de générer un discours en surplomb de sa communauté. Cette façon de faire, si elle peut s’avérer bien légitime pour plusieurs diaristes qui voient leur territoire « rongé » par des extérieurs discursifs, s’avère quelque peu dramatique chez un Léautaud qui refuse d’admettre sa position d’extrême droite et sa tendance marquée au nazisme. Il élabore ainsi une image de lui-même qui s’avère être la fiction de celui qui, étant naturel et au-dessus de la mêlée, parvient à dire le vrai, oubliant de se penser comme point de vue sur le monde.

12Dans cette construction de soi, élaborée patiemment au fil des entrées du journal, c’est aussi la mise en péril de l’image de soi qui semble être un des enjeux primordiaux de l’écriture autobiographique et de sa possible tendance vers la fiction, puisque le discours autre qui tente de questionner cette image est mis en scène pour être aussitôt dénoncé. En partitionnant l’espace du journal en lieu « à soi » et lieu « aux autres », le diariste vise bien sûr davantage à délimiter les frontières de sa propre identité qu’à construire une image négative de l’autre, même si ces deux gestes sont consubstantiels. En outre, cette image de soi, prise dans un jeu communicationnel, ne peut s’élaborer que grâce à la complicité d’un narrataire (pure figure textuelle nécessaire à toute narration) qui rend le discours transparent, confirmant en quelque sorte la fiction, lui donnant le statut légitimé d’un discours énoncé comme vrai et reçu comme tel. L’autre est ainsi doublement appelé à témoigner de l’identité du scripteur.

13De prime abord, on aurait pu croire que le portrait d’un diariste n’est incomplet que par rapport à une réalité extérieure qui nous échappe, car ancrée dans un espace-temps accessible seulement par la représentation fragmentée qu’est le journal. Là où Rannoux innove, c’est en fournissant des outils pour aller au-delà de la seule représentation qu’est le journal, afin de deviner, dans son discours en creux, la part de réel et la part de fantasmé dans l’image de soi qu’il construit. La fiction, nous apprend-elle, est perceptible à travers le tissu même de l’écriture. On constate alors que, malgré ce prisme, la vérité de soi est décelable pour le lecteur averti, pour le lecteur qui refuse de sa placer passivement dans le rôle du narrataire, ce qui n’annihile en rien le plaisir de la lecture, bien au contraire. Le cas de Léautaud nous prouve que, s’il y a vérité dans le journal, il s’agit seulement de la vérité du sujet et non d’un quelconque rapport avec un réel vérifiable et quantifiable.

2. Le Journal de guerre & le Journal du métèque de Malaquais

14En revendiquant avec force sa subjectivité et sa partialité, Malaquais nous propose une vision radicalement inverse dans sa conception de l’activité diaristique. En tant qu’intellectuel et soldat, son récit se veut un témoignage « à vif » sur la guerre, seul écrit qu’il est en mesure de produire dans ce contexte de répression de la parole individuelle. Mais est-ce que la conscience de l’impossibilité d’un rapport neutre au réel empêche le sujet de basculer dans la fiction? Pas vraiment, selon Rannoux, puisque la première fiction de Malaquais est dans sa croyance en une aptitude à dire qui serait plus proche du réel, estimant que sa singularité, revendiquée parfois avec violence, garantit l’authenticité de son récit. Également, la façon dont il met en scène le langage autre, déviant dans sa capacité de dire parce qu’utilisant un français déformé, sous-tend l’idée que l’éthique de celui qui raconte la vérité doit aussi posséder l’aptitude esthétique de bien dire, ce qui apparaît paradoxal puisqu’il y a autant de façon de dire qu’il y a de singularités.

15Cette fois, il ne s’agit pas pour le diariste de témoigner d’une époque ou même de l’événement à la manière d’un Léautaud, mais de représenter les divers groupes qu’il croise au cours de son périple. Pris qu’il est, de par sa situation de proximité obligée, dans l’interdiscours, le diariste ne dispose que d’une seule arme, sa propre parole. Cependant, le diariste se place lui aussi en surplomb malgré les circonstances. Son rapport aux autres est ainsi à la fois agressif et ambigu. Par leur façon laide de dire, mais aussi par leur naïveté et leur adhésion aux discours de propagande, les autres lui apparaissent pris dans l’engrenage d’une communauté à laquelle Malaquais, soulignant la non-coïncidence de son langage et du sien, tente de se distancier. Il y a donc chez Malaquais comme chez Léautaud une négociation sémantique des territoires qui trace une frontière franche entre le diariste et les autres. C’est dès lors l’image d’un homme solitaire et toujours en marge qui s’érige dans le journal, d’un homme qui, par son écriture, tente de préserver le peu de liberté qui lui reste. Ainsi, Malaquais, figure de l’entre-deux, se veut un « passeur » entre ce monde dans lequel il n’a pas choisi d’évoluer, peuplé « d’autres » qui le rebutent, et une communauté intellectuelle reconduite à l’intérieur de son journal créée comme fiction susceptible d’être un jour actualisée par la publication. La « fiction » de Malaquais est donc des plus touchante, puisqu’il s’agit pour lui de faire de la pratique diaristique un lieu de communication et d’édification de son identité dans le but de préserver son équilibre dans un contexte extrême.

16Mais est-il juste de parler de fiction dans un cas comme celui-ci? Peut-être peut-on parler d’une fiction salutaire qui fonde la majorité des journaux; celle qui est aussi la nécessité toute réelle d’avoir un espace que le JE peut s’approprier, négociant mieux par la suite les espaces du monde «réel». En somme, s’il y a ici invention, ce serait non pas celle des faits mais celle de soi (pour ne pas dire d’un soi) à l’aide des outils communicationnels du journal, entreprise constitutive de la saisie de l’identité personnelle. Mais cette dernière étant une entité fuyante dont un seul aspect est capté par l’écriture, elle n’est assurément ni vérité ni fiction, mais quelque chose entre les deux qui n’a pas véritablement de nom.

3. Fendre l’air, journal de Renaud Camus

17Quant à Renaud Camus, sa fiction semble plus simple à circonscrire. Mettant abondamment en scène l’autre littéraire dans un rapport intime et familier, il s’agit pour lui de créer l’image d’un homme cultivé dont le JE se meut avec aisance à l’intérieur de la communauté littéraire. Cette porosité des frontières entre son dire propre et celui de l’autre littéraire vise ultimement à prouver sa complicité naturelle avec cet autre et à établir, par le biais du journal, un lien de communauté et de réciprocité. À travers cette connivence intertextuelle, c’est le désir d’un lien de gémellité qui s’exprime et la nécessité pour le sujet de se poser comme héritier légitime de la tradition littéraire. En contrepartie, la création de cette communauté tend à évacuer de son Journal tout autre qui ne maîtrise pas la même culture. Ce faisant, le diariste opère une critique souterraine de ses contemporains qu’il juge hautement, comme Malaquais, notamment dans leur façon de (mal) dire.

18Par la tension créée entre les deux espaces, cette omniprésence d’un dire autre choisi et élu n’est pas sans danger pour l’identité du JE qui menace de s’engouffrer dans la parole autre. Ironiquement, cette inscription de l’autre « ne cesse de suggérer, souterrainement, qu’il faut voir[-là] une image fidèle de soi, du moins telle qu’elle est rêvée.» (p. 179) Le rapport au monde, ainsi crée, s’élabore sur la nostalgie d’un monde révolu et sur le fantasme d’une distinction de soi par rapport aux autres contemporains, définis comme extériorités absolues, alors que, inversement, l’autre littéraire est le garant de l’identité du sujet. La fiction, dans le cas de Camus, peut ainsi être entendue comme la création d’un espace (le journal) où l’identité se configure par le langage et la reconduction du langage littéraire en oubliant que la langue est commune à tous et qu’il est, comme Léautaud, partie prenante de son époque.

III. La fiction comme fait de lecture

19En conclusion de son ouvrage, Rannoux revient plus spécifiquement sur la question de la fiction, mais, me semble-t-il, pour en minimiser quelque peu la portée. En effet, la définissant comme la représentation des discours autres en tant que cartographie d’un territoire à soi, elle la restreint à un fait de langage fondamental, alors que la teneur de ses résultats suggérait d’autres pistes. Elle explique :

Nommer fiction ce premier mode de relation instaurée par le discours avec les mots extérieurs qu’il affiche comme tels en lui, c’est moins supposer une non-coïncidence de l’image créée avec la réalité (sociologique, historique, psychologique, etc.) du scripteur, que rappeler en quoi ce premier mode, dans son caractère représentable, masque la réalité d’un deuxième niveau d’altérité, fondamental et de ce fait irreprésentable. (p. 203)

20Prise uniquement en ce sens, la position de Rannoux sur la fiction donne prise au contre argumentaire de Philippe Lejeune, puisque si cette fiction est irreprésentable, pourquoi ne pas la nommer autrement afin qu’on ne la confonde pas avec ce qu’on appelle communément une fiction au sens d’invention? Toutefois, la force de l’étude de Rannoux, considérée dans son ensemble, est de nous amener au-delà des simples évidences du langage et de nous montrer que rien ne va de soi, que rien, surtout, n’est gratuit, dénichant la fiction là où on ne pensait pas la trouver.

21L’auteure le pose d’emblée, sa méthode d’analyse, basée sur la configuration énonciative, ne s’applique pas exclusivement à l’étude des journaux mais bien à tous les types de discours autobiographiques puisqu’elle permet d’appréhender ce type d’écrits de manière à cerner la configuration identitaire du sujet à travers l’écriture. Reste à se poser la question à savoir si ce type d’analyse n’est fructueuse que sur certains types d’écrits, par exemple ceux réunit ici sous la foi de leur implication dans un contexte historique et politique particulier (qui laisse invariablement des traces dans l’écrit) et dans le fait qu’il s’agit de journaux d’écrivains entretenant une tension importante avec l’institution littéraire. Un texte plus « intimiste » (en admettant qu’on puisse utiliser ce terme par commodité) pourrait-il être l’objet d’une telle investigation linguistique? Sans nul doute, si on considère que l’intégration (ou la non-intégration) du discours de l’autre est toujours signifiante dans la configuration de soi.

22Quoiqu’il en soit, le constat le plus important que l’on puisse dégager de ce parcours est que la fiction dans le journal n’est pas un fait d’intention mais un fait de lecture dont l’interprétation est assurément partielle et qui, est-il nécessaire de le rappeler, ne conduit pas directement à l’auteur puisque l’image de ce dernier n’est accessible que par une petite partie de son identité, soit quelques-unes de ses énonciations prises à une époque particulière (la période couverte par le journal) et dans un contexte particulier (celui de l’énonciation écrite dans la forme du journal). Cette perspective nous autorise à croire que la représentation ne peut être pensée en termes de « réalité » ou « d’invention », mais en termes de construction et de médiation et, pourquoi pas, en termes de fiction spécifique au genre autobiographique. Tout diariste transpose seulement ce qu’il souhaite transposer et cela avec les moyens dont il dispose. Si le langage autre est un moyen dont tous disposent, chacun est tout de même libre de l’intégrer à sa façon.

23Cependant, au terme de la lecture, un paradoxe demeure : la fiction langagière de soi serait un moyen essentiel d’accès à soi… mais un accès qui serait toutefois interdit à soi… dans « l’aveuglement nécessaire » à toute prise de parole.