Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Juin-Juillet 2006 (volume 7, numéro 3)
Catherine d’ Humières

Les révélations de l’ombre

Sigila, revue transdisciplinaire franco-portugaise sur le secret, revista transdisciplinar luso-francesa sobre o segredo, n°16 : l’ombre, a sombra, automne-hiver 2005 outono-inverno, Gris-France.

1L’ombre est un mystère vivant : vivant parce que seuls les morts n’ont plus d’ombre, mystère parce que cet étrange double de nous-mêmes s’attache à nos pas et nous échappe en même temps. C’est donc ce mystère vivant qu’explore le numéro 16 de Sigila, unissant autour des mêmes interrogations la littérature, les arts visuels, et la réflexion philosophico-religieuse. Cet ouvrage s’offre au lecteur comme un parcours éclectique où alternent les études universitaires, les évocations artistiques et les créations littéraires, et nous nous sommes permis de regrouper ces textes selon les sujets traités. En introduction, nous voudrions insister sur la beauté du récit de fiction poétique d’António Vieira, écrit en portugais, dont le thème, très proche du mythe d’Eurydice revenant des Enfers, est celui de la dissolution de l’être dans l’ombre du néant, et de son impossible retour vers la lumière de la vie.

2Plusieurs articles associent réflexion philosophique ou religieuse à une étude littéraire : Louis Flach, prenant appui sur Platon et Chamisso, propose une réflexion sur les liens étroits qui unissent l’ombre, l’âme et le temps, et Charles Malamoud étudie le rôle de l’ombre comme attribut de l’humain, mortel et vivant, dans la tradition de l’Inde ancienne, notamment dans un épisode de l’épopée Mahâbhârata. Betty Rojtman, quant à elle, part de la fête juive des Tabernacles pour associer ombre et protection divine en analysant plusieurs passages de la Bible. Deux autres auteurs se penchent plus particulièrement sur le Moyen-Âge : Carlos F. Clamote Carreto s’appuie sur un large corpus d’écrits philosophiques et littéraires de cette époque, sur Saint-Augustin et Jean Renart entre autres. Il met en valeur l’usage métaphorique de l’ombre dans la pensée médiévale, persuadée de l’extrême difficulté à laquelle l’homme se heurte lorsqu’il cherche à connaître ce qui constitue réellement la vérité, puisqu’elle tend à rester dans l’ombre, alors que le mensonge se présente trop souvent dissimulé sous le masque des apparences. Ana Paiva Morais va dans le même sens en étudiant, en portugais, La navigation de Saint Brendan où l’approche de l’île merveilleuse se fait à travers un mélange d’ombre et de lumière. De la sorte, l’objet de la quête se rend visible tout en se dérobant à la vue des voyageurs, devenant ainsi métaphore de la recherche spirituelle de l’homme.

3D’autres articles s’attachent plus exclusivement à des œuvres littéraires : Laurence Motoret souligne l’importance de l’ombre dans l’élaboration du personnage du Mouron Rouge, créé par la Baronne Orczy, et de la série de ses aventures d’agent double dans la France de la Révolution, Béatrice Ménard analyse minutieusement l’union de l’ombre et du désir dans les sonnets du poète mexicain Jorge Cuesta, Jacqueline Baldran révèle ce que cache réellement l’ombre de l’Espagne dans la vie et l’œuvre de Victor Hugo, Anne Chaurand-Teulat montre que l’Arabe n’est qu’une ombre discrète qui traverse en silence l’œuvre d’Albert Camus, et Adrien Le Bihan traque l’ombre du double chez Nabokov et ses hétéronymes.

4Ce parcours littéraire est doublé d’un autre, plus succinct mais fort intéressant, orienté sur les arts visuels où Françoise Chauvelin, à travers l’évocation de La Vague, rend hommage à Camille Claudel submergée par les ténèbres de sa folie, où Isabelle Gozard met en scène l’artiste vietnamien Lê Hong Thai, façonnant l’ombre pour rendre la laque vivante et lumineuse, et où Sylvette Dufour oppose l’art du Caravage faisant jaillir la lumière de l’ombre dans un violent contraste, à celui de Bonnard où les zones d’ombre sont au contraire dessinées dans la douceur de la lumière. Remarquons également l’étude où Anne Raulin présente le travail du photographe Jeffrey Lohn observant la dissolution progressive des avis de recherches placardés sur les murs de Manhattan après l’attentat du 11 septembre 2001 ; elle lui donne une dimension mythique en l’assimilant notamment au mythe d’Antigone exigeant un rituel funéraire pour les cadavres de ses frères. Ce second parcours s’ouvre avec une photo de Paul McLaren intitulée Shademakers, compagnie d’acteurs dont les références sont données en fin de volume, et se clôt sur une photo de cadran solaire qui renvoie le lecteur au lien qui unit indéfectiblement l’ombre et le temps. C’est pourquoi il nous a semblé bon de placer ici la référence à l’article de Fabienne Wateau, qui porte sur un film ethnographique où est mis en évidence le rôle de l’ombre portée d’une pierre de partage des eaux, dans un village du nord-ouest du Portugal. Apprivoiser l’ombre, c’est donc bien aussi apprivoiser le temps puisque l’une dépend étroitement de l’autre.

5Il nous faut mettre à part l’article intitulé “Nuit et brouillard”, où Haïm-Vidal Sephiha explique l’origine de cette expression, son pouvoir d’évocation, et le poids de silence et d’oubli qu’elle sous-entendait dans l’idéologie nazie. À la suite, on trouve un extrait du discours de Malraux lors du transfert des cendres de Jean Moulin, où il rend hommage aux ombres des torturés de la Résistance.

6En outre, tout au long de cette première partie, le lecteur trouvera des poèmes écrits autour du thème de l’ombre et du temps qui passe, de Bernard Sesé, Marie-Françoise Vieuille, René Bonnot, Frédérique Kerbellec et Jean-Charles Depaule, semés au hasard comme les cailloux du Petit Poucet, comme autant de jalons menant à la seconde partie de l’ouvrage, c’est-à-dire à une “Anthologie du Secret”, où sont réunis des poèmes ou des fragments de poèmes évoquant l’ombre de multiples façons, de Robert Desnos, Paul Celan, T. S. Eliot, Juan Ramón Jiménez, Eugénio de Andrade, António Ramos Rosa, Antonio Aparicio, Affonso Romano de Sant’Anna, et de Maurice Scève, seul écrivain du XVIème siècle, les précédents étant tous des auteurs contemporains.

7Enfin le numéro se termine avec quelques comptes-rendus de lectures parmi lesquels on relèvera, entre autres, celui de Bernard Sesé, à propos de L’Étrange histoire de Peter Schlemihl, d’Aldebert de Chamisso, cité dans l’article de L. Flach, et celui de Laurence Motoret sur le film L’Armée des ombres de Jean-Pierre Melville, sur la Résistance. Suivent une liste transdisciplinaire des dernières publications sur le secret et sur l’ombre et une rubrique intitulée “Actualité du secret et de l’ombre”, portant sur les diverses manifestations qui ont eu lieu sur ce sujet en 2004-2005.

8Cet ouvrage s’avère fort intéressant par la qualité des textes qui le composent, qu’il s’agisse d’articles universitaires ou de fictions poétiques. Il offre une véritable ouverture transdisciplinaire qui permet d’évoquer la question de l’ombre et des secrets qu’elle renferme sous des aspects variés, complémentaires, et inattendus. Il lance, sans jamais la refermer, la réflexion que ce thème sous-tend sur ce qui lie notre être aux mystères de l’écoulement du temps et de la mort inéluctable qui fera de nous tous des ombres sans ombre.