In-hwan Ko, Littérature qui franchit les frontières, 1er chapitre – Le récit de défection des nord-coréens et l’imagination littéraire transfrontalière : autour de Princesse Bari de Sok-yong Hwang et Rina de Young-sook Kang
N.D.L.R. : La traduction qui suit couvre l’introduction et une partie du premier chapitre de l’essai de Ko In‑hwan, dont la réflexion porte directement sur Princesse Bari – le roman de Sok‑yong Hwang se trouve traité à part dans notre compte rendu, « Repenser l’identité nationale de la Corée à partir des frontières ».
Introduction
1Ces derniers temps, dans la société coréenne se trouvent de plus en plus des communautés minoritaires marginalisées, telles que celles des ouvriers immigrés en situation irrégulière, des femmes du sud-est asiatique ayant épousé des hommes coréens, ainsi que des Kosians2, enfants métis nés de cette union. Les réfugiés nord‑coréens – dont l’appellation varie entre Wolnamguisoonja (défecteurs descendus vers le Sud) et Wolnamguisoon‑yongsa (soldats descendus vers le Sud), Guisoonbukhandongpo (compatriotes du Nord qui ont fait défection) et Bukhan‑ital‑jumin (citoyens évadés du Nord), ou encore Saeteomins (nouveaux habitants) – constituent également une minorité qui nous intéresse. Ces derniers se distinguent des ouvriers immigrés dans la mesure où ils partagent, avec nous [Sud‑Coréens], l’identité ethnique du peuple coréen. Ils souffrent pourtant d’un trouble identitaire dû à leur installation en Corée du Sud, n’étant traités ni comme Nord‑Coréens, ni comme Sud‑Coréens, mais comme immigrants apatrides3.
2Le sujet des réfugiés nord‑coréens prend de plus en plus d’importance à l’échelle nationale et internationale, proportionnellement au nombre des défecteurs nord‑coréens4. Le Haut‑Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés a estimé, début 2003, que le nombre des réfugiés nord‑coréens s’élevait à 100 000. De plus, selon Amnesty International, près de 50 000 Nord‑Coréens résidaient en Chine en 2008 après la défection5. Les réfugiés nord‑coréens séjournant en dehors de la péninsule coréenne se trouvent dans l’angle mort des Droits de l’Homme parce qu’ils bénéficient rarement du statut de réfugiés. Or, avec plus de 10 000 défecteurs nord‑coréens aujourd’hui, leur implantation constitue un enjeu important en Corée du Sud, puisque la plupart des nord-coréens vivent dans la pauvreté et éprouvent des difficultés à s’adapter à la société sud‑coréenne en raison de la différence culturelle6.
3L’avènement d’œuvres littéraires représentant les réfugiés nord-coréens coïncide avec la prise en compte des enjeux sociaux nationaux et internationaux que constituent ces derniers. Surtout, de nombreux romans traitent la réalité de la vie des défecteurs nord‑coréens depuis les années 19907.
4Résumons la signification de la représentation littéraire des questions touchant les réfugiés nord‑coréens. D’abord, l’identité de ces réfugiés, partagés entre deux cultures et deux idéologies, introduit un point de vue critique sur la contradiction structurale des deux Corées. La communication entre littérature sud‑coréenne et littérature nord‑coréenne trouve pleinement son sens dans le processus de réduction de la disparité par la collision et l’interpénétration. En conséquence, la représentation littéraire de la défection nord‑coréenne modifie le regard porté sur la littérature de la réunification.
5De plus, le problème que représentent les réfugiés nord‑coréens s’avère compliqué, dans la mesure où les questions des Droits de l’Homme, du capitalisme planétaire, et de la contradiction due à la partition du pays8 s’y entremêlent. Ces réfugiés sont soumis à un double joug, étant à la fois les « victimes » de la division de la Nation9 et les minoritaires abandonnés par le régime capitaliste10. À ce propos, les œuvres dont le sujet porte sur la vie des défecteurs nord‑coréens posent une question complexe dans laquelle s’entrecroisent quotidien moderne et bipartition, ainsi que point de vue généralité de l’histoire mondiale et particularité de l’histoire nationale. Par conséquent, ces textes nous invitent à réfléchir à la signification ainsi qu’aux limites d’un État-nation moderne, et à l’hypocrisie du discours néo‑capitaliste qui va des États‑Unis en Corée du Nord, en passant par la Corée du Sud et la Chine.
6Intéressons-nous maintenant aux principales études menées sur la littérature de la défection nord‑coréenne. Won‑gyun Han analyse les romans de Deok‑gyu Park et de Jeong‑hyeon Kim en supposant que la question des défecteurs nord‑coréens constitue une nouvelle forme de contradiction interne, depuis les années 1990, à la société coréenne. Il s’agirait d’un « signifiant » qui rend compte de l’antinomie locale liée à la dynamique en cours en Asie du Nord depuis la fin de la Guerre froide. D’après lui, à partir de la deuxième moitié des années 1990, le problème des réfugiés nord‑coréens ne se limite plus à ceux qui ont choisi la défection, mais alimente la réalisation d’une ambition commune, à savoir la fin de la division. Won‑gyun Han avance que la littérature de la séparation doit sortir de la dualité entre rivalité (dans la lignée de la Guerre froide) et réconciliation humaniste, afin d’élargir l’horizon à partir de l’enjeu des défecteurs nord‑coréens, au cœur des tensions mondiales11.
7Soo‑yeong Han souligne la complexité de la question des réfugiés nord‑coréens, liée d’abord aux Droits de l’Homme et au capitalisme planétaire, mais aussi – et nécessairement – à la contradiction entre les deux Corées. Il défend l’idée d’une solution simultanément à l’échelle nationale et internationale. À partir de cette hypothèse, il analyse quelques nouvelles ainsi que des écrits autobiographiques. Selon lui, il ne faut pas se contenter de rappeler le statut minoritaire des défecteurs nord‑coréens mais passer à l’étape suivante et repenser le système capitaliste de la Corée du Sud à travers eux, afin de pouvoir les envisager comme une opportunité extrinsèque pour « nous » changer12.
8In‑hwan Ko considère la littérature de la défection nord‑coréenne comme une sous‑catégorie de la littérature des étrangers13 (littérature de la diaspora), reflétant l’expérience troublante de la division. Il analyse la manière dont le roman coréen saisit la vie des réfugiés nord‑coréens, en suivant le schéma suivant : « les consoler avec le regard de pitié et de compassion → examiner notre propre manière de vivre à travers leur vie ou reconnaître la possibilité, si infime soit-elle, de communication et de solidarité entre ceux qui sont abandonnés par la logique capitaliste → détruire la frontière entre “nous” et “eux” par le biais de rétablissement de la qualité humaine14. »
9Les études ci‑mentionnées démontrent, avec pertinence, que l’enjeu des réfugiés nord‑coréens trouve son origine dans l’opposition entre les deux Corées ainsi que dans l’opposition mondiale causée par le capitalisme planétaire. Elles ont pourtant tendance à limiter l’étendue de l’enjeu à la Corée et sont d’accord sur la nécessité de considérer la littérature de la défection nord‑coréenne dans la lignée de la littérature de la division. Car pour aborder cette littérature, la prise en compte de deux frontières est indispensable. Il s’agit de tenir compte, d’un côté, de la frontière du Nord, que les réfugiés doivent traverser en quittant le pays, de l’autre de la frontière de la division, à savoir celle entre la Corée du Sud et la Corée du Nord, pour examiner l’enjeu de la défection15. Si l’on constate un écart entre la pertinence théorique des critiques évoqués et la limite qu’ils ne peuvent dépasser, c’est non seulement parce que la littérature traitant des réfugiés nord‑coréens est directement liée à la réalité de la division omniprésente et omnipotente en péninsule coréenne depuis l’indépendance, mais aussi parce que la question de la défection connaît un développement complexe ; elle comprend le quotidien moderne et la réalité de la division, la généralité du point de vue de l’histoire mondiale et la particularité du point de vue de l’histoire nationale.
10Conformément à ces approches, nous allons étudier, dans cet article, une nouvelle tendance dans la représentation des défecteurs nord‑coréens. L’« imagination transfrontalière16 », cette thématique importante de la littérature coréenne de nos jours, sera notre fil conducteur.
11À partir des années 1990, l’imaginaire que déploie la littérature coréenne commence à s’écarter de la sensibilité des années 1980, cantonnée à l’horizon national – et nationaliste – du peuple et de la Nation. La défrontalisation culturelle s’est alors réalisé dans le contexte de la société de consommation. L’imaginaire des années 1980 consistait à s’approprier la culture occidentale, tout en assurant la consistance territoriale, grâce à une conception excluante de la frontière. Au contraire, l’intérêt pour la défrontalisation qui caractérise la littérature coréenne contemporaine résulte de la prise de conscience de soi17.
12Depuis que le néo‑capitalisme privilégiant la concurrence est devenu une idéologie prépondérante, la bipolarisation sociale s’aggrave et la domination du capital pénètre dans la vie quotidienne avec une puissance extraordinaire. Étant données les circonstances, la littérature ne peut pas ignorer la question qui se pose à l’échelle sociale : comment affronter la logique et la puissance du capital18 ? L’imagination post-nationale et post-moderne, souvent évoquée dans le domaine littéraire en Corée depuis les années 2000, émerge dans ce contexte social et historique.
13Ainsi apparaît un récit qui, en projetant la problématique spatio‑temporelle de la Corée sur le monde extérieur, problématise, avec enthousiasme, l’histoire de la Modernité allant de l’établissement de l’État‑nation moderne au capitalisme planétaire, en passant par l’impérialisme et le (post-)colonialisme. Au sein d’un tel imaginaire littéraire transfrontalier, les expériences individuelles disparates, impropres à être généralisées, s’opposent à une expérience commune issue d’individus qui partagent la même condition malgré leurs dissemblances19. Représenter efficacement ces deux expériences divergentes serait la tâche de l’imaginaire littéraire transfrontalier.
14Dans cet article, nous allons analyser, en gardant cette tâche en tête, un nouvel aspect de la littérature de la défection nord‑coréenne observable dans Princesse Bari de Sok‑yong Hwang et Rina de Young‑sook Kang. En représentant la vie des réfugiés nord‑coréens, ces deux ouvrages élargissent l’étendue de l’enjeu à l’échelle mondiale, contrairement aux œuvres précédentes qui se contentaient de le traiter comme problème entre deux Corées. La plupart des romans dont les défecteurs nord‑coréens sont les protagonistes présentaient jusqu’ici, la « Corée du Sud » comme leur destination finale. Leur implantation réussie dans la société sud‑coréenne constituait, en quelque sorte, le dénouement du récit. Un tel point de vue risque de tomber dans le piège l’assimilation fondée sur l’identité20, puisque la représentation littéraire du problème des réfugiés nord‑coréens pourrait relever de la littérature de la division qui creuse au contraire les écarts entre le Sud et le Nord.
15La solidarité internationale de la diaspora nord‑coréenne – Princesse Bari de Sok‑yong Hwang
16Sok‑yong Hwang explique que Princesse Bari21 vise, de la même manière que L’Invité et Shim Chong, fille vendue, à adapter la réalité du monde moderne aux formes et au styles de la littérature coréenne. Selon lui, « pour un écrivain, partager avec le monde entier sa propre existence et l’actualité de la péninsule coréenne est le moyen de devenir citoyen du monde, sans s’attacher à une nationalité ou aux frontières22 ». Ce propos laisse entrevoir un effort pour dégager, à travers le « déplacement » de Bari, jeune réfugiée nord‑coréenne, une « possible harmonie entre différences égales », au‑delà de la culture, la religion et l’ethnie.
17En apparence, l’intrigue de Princesse Bari décrivant l’itinéraire de Bari23, petite fille abandonnée, qui quitte son pays pour s’installer, adulte, en Grande‑Bretagne, coïncide avec le récit de la vie de la princesse Bari que nous connaissons bien. Cependant, cette intrigue implique une référence contextuelle beaucoup plus vaste, car le difficile chemin que parcourt Bari va de pair avec l’évolution rapide de la situation politique internationale ici couverte : l’effondrement de l’URSS, la mort de Kim Il‑sung ainsi que la grande famine qui en résulte, les attentats du 11 septembre, les attentats à l’explosif qui eurent lieu à Londres, l’éclatement de la guerre d’Irak et les conflits ethniques sous‑jacents24.
18Le début du roman décrit en détail la vie de Bari en Corée du Nord. Ce passage témoigne de l’intérêt que l’auteur porte à la réalité de la séparation : nous y reconnaissons la volonté d’élargir les questions soulevées dans chaque circonstance concrète de la vie quotidienne à des enjeux que partage le monde entier. De la même manière, on pourrait supposer qu’il emprunte la forme narrative traditionnelle afin de proposer une articulation entre particularité et généralité, la péninsule coréenne et tout ce qui se situe au-delà. Dans cet ouvrage, le conte de Bari sert de liaison entre le tempérament sentimental traditionnel en Corée et les émotions universelles. Ce récit, tiré d’un chant chamanique de tradition coréenne, rencontre, au‑delà de la Corée, des cultures marginales du monde. Surtout, l’« archétype structurel d’un héros qui, à travers les épreuves et la souffrance, sauve le monde souillé, qui anime le conte de Bari » fait partie des éléments permettant d’élever notre culture traditionnelle à une forme de récit universel.
19Comparons la première partie (du 1er chapitre au chapitre 4) du livre dans laquelle se déroule l’histoire de la vie de Bari en Corée du Nord et sa défection à une pierre angulaire figurant la volonté de « partager avec le monde la situation actuelle en péninsule coréenne », ainsi que l’affirme l’auteur. Raconté à plusieurs reprises par la grand-mère, le conte de Bari, fille abandonnée évoque l’état affectif traditionnel de la Corée :
La nuit, après notre dîner fait de pommes de terre ou de riz, quand les chouettes ou les hiboux hululaient dans les bois, je demandais à ma grand-mère de me raconter des histoires. À l’écouter, j’avais l’impression de me retrouver dans notre grande maison de Chongjin. Je voyais mes sœurs jouer au jeu de la ficelle ou à « si tu perds t’auras un gage », je croyais entendre ma mère nous appeler à venir déguster des gâteaux de riz cuits à la vapeur ou fourrés de pâtes de haricots rouges, appels suivis des grands éclats de rire de mes sœurs et de leurs pas sonores sur le maru.
– Hé, tu me suis ?
– Euh… j’en suis restée là où tu disais que la princesse Bari était la septième fille…
Princesse Bari, p. 81.
20La disposition sentimentale traditionnelle (locale) que rappelle la légende de Bari contribue à révéler le caractère salvateur de Bari, par contraste avec la misère quotidienne. L’histoire de La Princesse Bari racontée par sa grand-mère pénètre profondément l’Être intérieur de Bari. Après la mort de sa grand-mère, celle-ci retourne en Corée du Nord afin de retrouver ses parents, avant de s’installer – provisoirement – en Chine. Sur le chemin, elle rencontre les esprits des Nord‑coréens morts de faim :
Tout au long de ce périple jusqu’à Puryong, j’en ai croisé tant et tant de ces fantômes qui, la nuit, erraient par les champs et les villages ! Quand ils passaient par les chemins déserts, même les grands arbres geignaient d’une plainte sourde et sinistre, on aurait dit le souffle d’un vent mauvais. Lorsque, beaucoup plus tard, j’ai découvert tous ces gens heureux de vivre dans leurs grandes villes éclatantes de lumières, j’ai éprouvé un cruel sentiment d’amertume en me disant que le monde nous avait complètement oubliés, abandonnés à notre sort.
Princesse Bari, p. 96‑97.
21Bari entre en contact avec les fantômes grâce à ses dons chamaniques, mais se révèle, à ce stade, incapable de résoudre leur haan25. Le passage indiquant que « beaucoup plus tard », elle a l’impression que les gens « d’un autre monde » « les avait complètement oubliés, abandonnés à leur sort » en témoigne. Ni le conte de La Princesse Bari, ni la médiumnité de Bari ne peuvent intervenir dans la réalité. Une telle impénétrabilité révèle deux choses : premièrement, dans cet ouvrage, la réalité de la Corée du Nord nous est accessible à travers Bari au fur et à mesure que celle-ci grandit ; deuxièmement, Bari est exposée, sans défense, à la violence de la réalité qui lui est infligée. En gravant dans sa mémoire et dans son corps la trace de la réalité oppressante, Bari se rend progressivement compte de sa vocation en tant que sauveuse, à travers l’histoire que sa grand‑mère lui racontait.
22Autrement dit, la vie de Bari en Corée du Nord, révélatrice de la tragédie générée par la division, est entièrement marquée par le réalisme, étant donné que l’auteur se donne la peine de montrer la réalité nord‑coréenne telle qu’elle est. Ce souci de réalisme (la misère qui règne en Corée du Nord et la défection) est saisie à travers des formes narratives traditionnelles qui nous sont familières, et le récit se développe de manière à soulever des questions plutôt qu’à résoudre des problèmes réels. C’est aussi pour cette raison que la légende de la Princesse Bari, qui domine la structure narrative, contribue à dévoiler efficacement la réalité dans le roman. Ici se dégage le sens du point de départ de Bari (Corée du Nord → Chine → Angleterre) : Hwang chercher par ce biais la possibilité d’un salut dans l’endroit qui souffre le plus du néo‑capitalisme26. Par ce biais, Bari se déplace de la périphérie vers centre pour sauver le pourtour et le centre en même temps.
23Cependant, à partir du moment où Bari arrive en Chine, la situation connaît un bouleversement. C’est ici que le recours au conte de Bari change de forme. Car avec la souffrance de Bari réfugiée désormais élargie à une perspective internationale, l’attention de l’auteur s’élargit de la péninsule coréenne à l’Asie de l’Est, voire jau monde entier. La vie de Bari en Chine est décrite un peu trop rapidement27. En Chine, les talents surnaturels de Bari – capacité à identifier tout de suite les problèmes de santé des clients et à deviner leur vie en leur touchant les pieds – se révèlent petit à petit. De plus, son don commence à occuper une fonction narrative dans le récit. Ici, la jeune fille s’avère dotée du pouvoir de résoudre des problèmes du monde réel. Le dessein de l’auteur prend, en quelque sorte, le pas sur le réalisme du récit. Hwang explique par exemple ainsi pour quelles raisons Bari arrive en Grande‑Bretagne :
Quand je songe que je devais échouer en Grande‑Bretagne, ce pays si lointain, je me dis que mon nom doit y être pour quelque chose. Un nom que je tiens de cette princesse partie à la recherche de l’eau de la vie du côté du couchant… Dans le bateau, je me suis souvent rappelé cette histoire que me racontait ma grand-mère au cours de ces nuits passées ensemble dans notre abri à flanc de montagne…
Princesse Bari, p. 120.
24Dans la citation, l’aura du conte de La Princesse Bari intervient directement dans le monde fictif. Plus la puissance mystérieuse de Bari est mise en évidence, plus l’aspect transcendant du conte domine l’œuvre. La dimension illusoire de la légende triomphe du réel dans le récit. La scène à fond de cale d’un cargo vers la Grande‑Bretagne en est un exemple : Hwang la décrit de manière poétique, soulignant l’aspect surnaturel du passage. À la frontière entre l’ici‑bas et l’au‑delà, Bari renaît en séparant son âme de son corps et en les réorganisant. Afin de montrer le désespoir de Bari lorsque celle-ci perd sa fille, l’auteur recourt encore une fois au fantastique. La grand‑mère apparaît dans les rêves de Bari pour la guider vers l’« extrémité ouest du ciel ». Bari se dirige vers le bout du ciel de l’ouest (le château d’acier), en traversant la mer de feu, la mer de sang et la mer de sable (les prisons que l’homme a créées dans ce monde). La réalité infernale (dystopie) que Bari a traversée se reproduit ici et les esprits se précipitent, dans la souffrance, pour la solliciter afin qu’elle les sauve. Bari, réfugiée qui vient du Nord de la péninsule coréenne, devient enfin la sauveuse du monde.
25De la même manière que sa vie en Chine, la vie de Bari en Angleterre dépend principalement de son pouvoir surnaturel. Toutefois, la vie des gens défavorisés et marginalisés de la société est également décrite par des traits saillants. L’intérêt que l’auteur porte à la vie des émigrés projette l’existence de Bari réfugiée à travers le monde :
J’ai passé de longues heures avec M. Abdul à parler de choses et d’autres, de sa famille, de ses ancêtres, d’« Allah, seul Dieu de l’univers, et de son prophète Mahomet ». Je n’ai pas lu le Coran, mais j’ai retenu le premier verset de la prière rituelle : La ilaha illallah Mahomet Rasulullah (Il n’y a de Dieu qu’Allah et Mahomet est son prophète). Moi qui avais entendu ma grand-mère répéter que le Ciel gouvernait toutes choses en ce monde, je n’étais pas dépaysées. Si mon père nous avait entendues, il nous aurait grondées, nous reprochant de prêter l’oreille à des superstitions. Pour moi, entre le Dieu dont parlait ma grand-mère et celui de M. Abdul, il n’y avait pas grande différence. Pas plus qu’il n’y en a entre manger du riz ou des naans et des chapatis.
Princesse Bari, p. 223‑224.
26La légende de la Princesse Bari, que raconte la grand‑mère, entre dans la vie de tous les jours par l’intermédiaire de M. Abdul ; plus encore, elle se trouve mise en contact avec la vie des diasporas marginales ayant connu la séparation et la dispersion. Cependant, cette rencontre n’est qu’une union artificielle, dans la mesure où il s’agit d’une absorption, ou du moins d’une convergence de chaque diaspora en vertu de l’expérience commune des martyrisés. Car « Allah, seul Dieu de l’univers » et « le Ciel gouvernait toutes choses en ce monde » se synchronisent sans aucun intermédiaire. Les modes de vie singuliers des communautés immigrées, à savoir le bouddhisme, le taoïsme et le christianisme, convergent en une ultime instance omnipotente : la Providence de l’Univers, malgré les différences culturelles qui subsistent. Les particularités de l’histoire des émigrés finissent par se perdre dans le discours de l’identité (identité qualitative) qui met en valeur la pitié et la sympathie. Nous n’y trouvons guère de désaccord et de conflit entre les communautés.
27Plusieurs critiques peuvent être opposées à cette manière d’envisager une solidarité. Les principaux commentaires sont les suivants : Kyeong‑soo KIM remarque que l’obsession de sauver la réalité infernale cause une simplification excessive du réel28 ; pour Yuria Kwon, dans ce monde où des milliers de désirs se croisent et se heurtent, un humanisme capable d’englober et réconcilier tout le monde n’existe tout simplement pas29 ; Hyung‑jung Kim reproche à Hwang de privilégier la convergence au détriment de la différence avec les Autres30 ; Seong‑chang Park constate que Hwang se contente d’une transcendance fantastique fondée sur une solidarité avec le tiers-monde31 ; Seong‑woo Kwon avance que Hwang organise l’intrigue de manière artificielle, afin de la rendre conforme à la structure narrative du conte, La Princesse Bari32.
28Or, malgré ces limites, il est tout à fait significatif de constater qu’à travers ce roman apparaît pour la première fois, dans l’histoire littéraire de la Corée, une « subalterne mondiale » dont l’existence se trouve liée aux événements et aux enjeux internationaux. Bien qu’écrite en coréen, l’œuvre offre un ressort pour se transformer en littérature du monde – et non pas littérature coréenne – en accueillant des événements et des problématiques d’ordre planétaire, tels que le néocapitalisme, l’immigration, la défection nord‑coréenne, l’attentat du 11 septembre, les attentats à Londres33.
29Dans Princesse Bari, Sok‑yong Hwang arbitre le conflit entre le monde non‑occidental et le monde occidental, entre les colonisés et les colons, entre l’islam (la vie périphérique) et le christianisme (l’Occidentalisme) grâce à « l’espoir des Autres et du monde » (les larmes versées pour les autres/l’eau de la vie). Nous comprenons ici que l’auteur vise à faire de la solidarité entre les diasporas marginales un moyen de dépasser la réalité dystopique du xxie siècle34.
30Il semble, par conséquent, que, bien que Princesse Bari de Hwang réussisse à révéler la réalité de la péninsule coréenne où la contradiction due à la division est inhérente, ce roman a plus de difficulté à élargir cette réalité à la perspective d’une solidarité entres diasporas à l’échelle internationale. Son demi‑succès — ou demi‑échec — résulte de l’attachement — un peu excessif, sans doute — de l’auteur au conte traditionnel de la Corée. En particulier, dans la troisième partie du livre qui décrit la vie de Bari en Angleterre, la légende de Bari joue un rôle d’ultime instance de la solidarité des diasporas persécutées. La perspective — presque naïve — concernant l’union fraternelle des opprimés suscite également des critiques. Elle s’avère incapable d’embrasser les diverses expériences des Autres défavorisés, abandonnés dans la société où règne le capitalisme, sans les hiérarchiser, et saisir leur multi‑identité.
31Comment les subalternes, comme Bari, pourraient‑ils établir une véritable solidarité à travers l’entente et l’harmonie, au‑delà des pays, des peuples, et des cultures ? Nous devons toujours chercher une réponse à cette question. À la fin du livre, Bari et Ali pleurent devant l’attentat survenu à Londres. Cette conclusion annonce une nouvelle possibilité de solidarité, comme présage de la vie difficile qui menace le couple en Grande‑Bretagne. Une telle conclusion célèbre le premier pas vers cette « nouvelle solidarité des différences » qui traverse, aujourd’hui, la littérature coréenne.