Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Mai 2006 (volume 7, numéro 2)
Esther Ouellet

Des guelfes et des gibelins : la poésie politique dans l’Italie médiévale

Anna Fontes Barattoi, Marina Marietti et Claude Perrus (éds.), La poésie politique dans l’Italie médiévale, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle (Arzanà. Cahiers de littérature médiévale italienne, nº11), 2005, 381 p.

1La poésie politique n’est pas un genre comme tel, puisqu’elle comporte des chevauchements dans les tonalités et des emprunts de motifs créant parfois des ambiguïtés signifiantes. Les articles du présent recueil analysent donc les pluralités de sens que ne peuvent manquer de créer des poésies parcourues d’allusions, de sous-entendus et d’images codées qui puisent leurs clefs de lecture dans l’Italie médiévale. Textes souvent « réactifs », discours de l’actualité qui participent à la formation de l’opinion publique, les poésies politiques s’étendant entre 1260 et 1480 dévoilent une certaine diversité dans les modalités expressives : canzone, tensone, serventese, et planh côtoient la ballade.

2La contribution de Cécile Le Lay propose une analyse de la première poésie politique italienne, le plan-sirventès de Guittone d’Arezzo composé après la défaite des guelfes florentins à Montaperti le 4 septembre 1260. Cette défaite dont les répercussions poétiques se font sentir jusque dans l’Enfer de Dante, a surpris surtout par la trahison de soldats florentins qui, en plein cœur de la bataille, on tourné les armes contre leurs frères catastrophés. L’auteure montre comment Arezzo, en donnant vie à deux emblèmes de Florence (la fleur de lys et le marzocco) et en les convoquant dans des constructions en opposition, entre exaltation et avilissement (p. 22), transforme la thématique initiale de la lamentation et du deuil en sarcasme. La « Fleur défleurie » (v. 16), le Lion abattu, quasi ravivé, et rabattu, sont des métaphores filées pour la grande commune de Florence (v. 46), trompée et trahie par ses propres enfants, causant grand deuil à ceux qui « ben ama Ragione » (v. 2). Ce terme de « bon droit », récurrent dans la poésie d’Arezzo, concerne davantage ici le problème de la vie en société, dans la cité, qu’un discours moral. Arezzo cherche, par tous les moyens poétiques, rhétoriques et stylistiques, de prouver que la victoire gibeline des Siennois est avant tout la défaite sociale d’une cité qui, malgré son héritage antique romain, n’a pas su inspirer l’éthique voulue à sa progéniture.

3Le corpus étudié par Anne Robin suit directement celui abordé par Le Lay, puisqu’il comprend les tensons du ms. Vaticano 3793 composées dans la décennie suivant la victoire des guelfes, menés par leur champion Charles d’Anjou, sur les gibelins. Ces tensons, prises en charge par des guelfes (Monte Andrea) et des gibelins (Orlanduccio Orafo, Schiatta Pallavillani), « s’organisent toutes autour de la venue […] d’un candidat impérial susceptible de s’opposer à Charles d’Anjou » (p. 59), candidat d’ailleurs toujours identifié par un senhal. Qu’elles concernent la venue de Conradin, de Richard de Cornouailles, d’Alphonse X de Castille ou de Frédéric III Hohenstaufen, alors roi-enfant de Jérusalem et de Sicile, ces tensons, dont plusieurs ne peuvent revendiquer précisément cet intitulé, « ignorent presque l’argumentation. Elles expriment des espoirs et plus souvent des certitudes opposés, elles lancent des défis et des menaces » (p. 60).

4Johannes Bartuschat puise également au ms. 3793 afin d’étudier quelques poésies dont les schémas poétiques relevant de la topique amoureuse occitane traditionnelle sont codés et réfèrent plutôt à des thématiques morales et politiques. Ainsi, différents topoi dévoilent la coexistence de thèmes amoureux et politiques à l’intérieur d’une même pièce : la douleur amoureuse devient douleur de l’exil, l’amour de la dame devient, par une reprise allégorique, amour de la cité. L’exil devient ainsi un motif privilégié de la poésie italienne à une époque où la vie communale s’affirme, et « au moment où Montaperti transformait l’amour de la patrie en une douloureuse expérience de privation et d’errance » (p. 99).

5L’article de Mathias Schonbuch convoque un texte poétique bolognais de la fin du 13e siècle, incomplet et anonyme, dont les faits racontés se déroulent « entre la première expulsion des gibelins […] de Bologne en 1274, et leur fuite de Faenza en novembre 1280 » (p. 107). Même si le texte peut se définir comme un sirventese, M. Schonbuch montre que le « jongleur » anonyme emploie divers procédés narratifs et poétiques (comme l’alternance entre les discours rapportés et directs, l’emploi de listes de noms réels, et les focalisations tantôt guelfes, tantôt gibelines) qui permettent de relier ce texte à d’autres genres comme le planh ou la chronique. L’histoire devient alors épopée et drame, le récit conférant « une dimension héroïque aux actes accomplis » (p. 126)

6Marina Marietti s’intéresse à Dante Alighieri qui, dans sa pièce « Le dolce rime d’Amor ch’i’ solia », cherche à « détromper, pour leur salut, ceux qui avaient une conception erronée de la notion de noblesse » (p. 133). Cette chanson, genre dont l’objectif, selon Dante lui-même, est de parler d’amour, accomplit donc une rupture poétique à laquelle participent également d’autres pièces incluses dans le Convivio, œuvre encyclopédique de Dante. La matière introduit des échos intertextuels de poésies de Guittone et de Guido Cavalcanti et permet à Dante d’entrer en politique, « à un moment de l’affrontement entre le parti guelfe et les Arts auquel le poète participa pleinement par ses prises de position au sein des instances “populaires” » (p. 147-148).

7L’article de Claude Perrus analyse les sonnets « comiques » de deux poètes toscans, Folgore da San Gimignano et Pietro dei Faitinelli, qui réagissent à la défaite des guelfes à Montecatini en 1315, bataille qui fait écho un demi-siècle plus tard à celle de Montaperti. Ces pièces, courtes, assumant la fonction journalistique du billet d’humeur, du tract moderne ou du libelle, sont parcourues d’un moralisme conjugué à l’esprit de parti (p. 179). L’auteur étudie d’abord les répertoires de clefs assurant la lisibilité des sonnets dans les figures stéréotypiques du valeureux guerrier, du traître et du lâche, pour ensuite s’attarder aux traits rhétoriques caractérisant les locuteurs. Ainsi, l’apostrophe, le sarcasme, l’invective (Folgore), l’admonitio, les listes de noms, les discours rapportés et prophétiques (Faitinelli) se conjuguent et alternent pour affirmer fortement un « énonciateur qui s’adresse à une collectivité » (p. 189), teintant des sonnets toscans d’une passion moins partisane, et plus civique et morale.

8Sabrina Ferrara aborde le corpus du poète Cino da Pistoia, qui fut célébré de son temps par Dante et Pétrarque pour ses poésies amoureuses, et apprécié de ses compatriotes pour ses talents de juriste. Sa production, oscillant entre le lyrisme et le traité juridique, rend difficile de l’étudier dans ses visées politiques. L’auteure montre comment la critique a tenté, souvent à tort, de déterminer l’appartenance de Cino aux partis guelfes noir ou blanc d’après quelques poèmes amoureux où le poète de Pistoia se plaint de l’éloignement de sa dame à cause d’un exil probablement politique, mais dont la date est incertaine. Dans ces pièces lyriques, Cino superpose « régulièrement le langage amoureux et le langage politique, qui sont chez lui étroitement liés » (p. 229). On peut aussi discerner des opinions politiques dans le traité Lectura in codicem où Cino, tentant de soutenir Henri VII dans sont droit à citer Robert d’Anjou alors que le pape a nié ce droit, revendique l’indépendance intellectuelle des juristes, canonistes ou civilistes, position également soutenue dans sa poésie « Deh, quando rivedro ’l dolce paese ». Cette poésie, l’une des dernières de Cino, allie des procédés rhétoriques habituels chez le juriste de Pistoia (exclamations, apostrophes, hyperboles, etc.) et se situe « dans la continuité de ses déclarations en faveur de l’Empire, contre la politique temporelle de la papauté » (p. 240).

9La contribution de Marina Gagliano s’attarde aux poésies de Sacchetti, poète officiel de la magistrature de guerre, dont la trame politique concerne la guerre des Huit Saints (1375-1378) menée par la Florence guelfe contre le pape Grégoire XI, vivant à Avignon, en réaction à la politique expansionniste de l’État pontifical. La chanson 189 est analysée dans ses procédés de reprises intertextuelles. Cette poésie renvoie à l’autorité de deux corpus dénonçant la corruption de l’Église, la Comédie de Dante et les lettres Sine Nomine de Pétrarque, en les adaptant au propos tout à fait anti-papal de l’affaire des Huit Saints. Sacchetti inscrit également des références scripturaires dans son œuvre, comparant Grégoire IX à deux exempla de saints : Pierre et le premier Grégoire. Par ces références, ces allusions implicites à des œuvres littéraires diverses, Florence devient sous la plume de Sacchetti une « nouvelle Jérusalem » (p. 269) assimilable à la Cité de Dieu de saint Augustin. Sacchetti se fait donc précurseur du courant humaniste qui, par la « relecture des textes de l’Antiquité et la redécouverte de la pensée augustinienne […] [a su] insuffler une nouvelle vitalité aux mythes fondateurs de la commune » (p. 273).

10Deux pièces en particulier sont convoquées par l’article de Donatella Bisconti, toutes deux composées au moment où Florence est isolée géographiquement et politiquement par les visées expansionnistes du duc de Milan, Gian Galeazzo Visconti, au début du 15e siècle. Dans « Novella monarchia », comme dans « Vinto da la pietà del nostro male », Simone Serdini, dit le Saviozzo, poète de Sienne, reprend des formes métriques et des contenus hérités des deux plus célèbres poètes toscans de l’époque, Dante et Pétrarque, en les adaptant à son propos. « [L]e réemploi des deux gloires littéraires toscanes se caractérise par sa fonction polémique anti-florentine : les “couronnes” de la poésie florentine ou toscane, dont les intellectuels florentins faisaient étalage dans leurs ouvrages de propagande contre les Visconti, se prêtent chez Serdini à des sens et à des contenus anti-florentins » (p. 299). Ainsi, si « Novella monarchia » peut se lire aux côtés de « Italia mia »  de Pétrarque, quelques considérations politiques de Serdini sont puisées chez Dante, tant dans la Comédie que dans les Rime. Les poésies de l’artiste de Sienne entretiennent aussi des liens intertextuels certains avec des pamphlets florentins, notamment le De tyranno de Coluccio Salutati et les œuvres de Leonardo Bruni, en adaptant et détournant leurs arguments pour mieux servir les siens, attachés à glorifier Visconti.

11Sophie Stallini, quant à elle, consacre ses réflexions aux Sacre Rappresentazione, des pièces de théâtre versifiées, indubitablement florentines tant dans leur finalité que dans leur structure, et qui poursuivent le double but de divertir et d’instruire. Alors que le genre est bien décrit par saint Antonin, des thématiques contemporaines et quotidiennes apparaissent vers la fin du Quattrocento dans les inframesse, sortes de tableaux comiques dont l’invention est attribuée à Bernardo et Antonia Pulci, proches des Médicis. L’auteure analyse plus particulièrement deux pièces : la Rappresentazione di Santa Guglielma d’Antonia et la Rappresentazione di Barlaam e Josafat de Bernardo. La première pièce traite de la patience et de la constance dans la foi, tandis que la seconde, dont la trame, empruntée aux œuvres de Jacques de Voragine et de saint Jean Damascène, s’en éloigne tout de même dans une volonté d’actualisation, vante la piété et la persévérance de Josaphat. Les deux pièces instruisent sur l’histoire sacrée et éduquent à la moralité, notamment en prônant l’éloignement de la ville et du monde. Elles enseignent également une leçon politique en exposant les qualités nécessaires à un bon roi.

12Cet ouvrage présente des contributions très intéressantes sur des pièces littéraires qui sont parfois méconnues, se faisant alors un devoir d’expliquer le contexte politique comme les conditions d’émergence poétique qui les ont fait naître, une pratique fort louable lorsqu’il est question de poésies dont chaque expression, chaque symbole, chaque pseudonyme recèle une critique ou une opinion sur la société ou sur un personnage important qu’il s’agit de railler ou de glorifier. À ce titre, ce recueil se veut fort clair et précis. On ne saurait passer sous silence la vingtaine de pièces lyriques italiennes qui sont placées en annexe de plusieurs articles et accompagnées de leur traduction française, rendant d’autant plus accessibles et intéressantes les analyses qui sont faites à leur propos que ces pièces n’ont pas été éditées depuis plusieurs années, voire plusieurs décennies.