Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Mai 2006 (volume 7, numéro 2)
Séverine Liard

« M. Mauriac est un romancier, et M. Sartre ? »

Caroline Casseville, Mauriac et Sartre. Le roman et la liberté, éditions L’Esprit du Temps, coll. « Malagar », 2005. 251 p.

1Dans cet ouvrage, Caroline Casseville (Maître de conférenceS à l’Université de Bordeaux 3 et secrétaire du Centre d’Études et de Recherches sur François Mauriac), s’attache à replacer dans son contexte la « querelle » qui a opposé Jean-Paul Sartre à François Mauriac.

2C’est lorsqu’il publie, en 1939 dans le numéro 305 de la Nouvelle Revue Française son article intitulé Monsieur François Mauriac et la liberté que le jeune philosophe alors inconnu s’attaque au romancier déjà consacré. En effet, sa carrière a débuté en 1909 et la reconnaissance fut immédiate notamment de la part de Maurice Barrès, comme le précise l’auteur. En 1926 il obtient le Grand Prix du Roman pour Le Désert de l’amour, en 1932 il est nommé Président de la Société des Gens de Lettres et en 1933 il est élu à l’Académie Française. Il est incontestablement au premier plan dans le domaine littéraire contemporain.

3Sartre quant à lui, jeune professeur de philosophie, achève juste la publication La Nausée après un changement de titre, quelques modifications et surtout l’appui de son ami Jean Paulhan alors directeur de la NRF.

4Suivant ses conseils, le précurseur de l’existentialisme en France, entre dans la critique littéraire en consacrant ses premiers articles à des écrivais dominants l’espace littéraire ainsi que des auteurs étrangers, faisant de lui le laudateur de la modernité naissante.

5L’attaque contre Mauriac n’est pas sans fondement, explique l’auteur du présent essai : le romancier représente tout ce que Sartre rejette — le bourgeois et l’écrivain catholique qui ne fait que s’élever contre un milieu auquel il appartient, il va même plus loin en s’insurgeant contre toute une littérature académique et traditionnelle.

6Sur quoi porte cette critique ? D’après le titre de l’article Monsieur François Mauriac et la liberté, il s’agit de confronter un écrivain célèbre et reconnu à un principe idéal. Sartre reproche le manque de liberté des personnages de La Fin de la Nuit, leur manque de vie, le déterminisme héréditaire ou social trop présent au sein du roman. Il décortique en quelque sorte l’héroïne pour en exposer les vices de « fabrication » : « Le destin de Thérèse Desqueyroux est fait, pour une part, d’un vice de son caractère et, pour une autre part, d’une malédiction qui pèse sur ses actes. Or ces deux facteurs ne sont pas compatibles : l’un peut être constaté du dedans par l’héroïne elle-même, l’autre requerrait une infinité d’observations faites du dehors par un témoin attentif a suivre les entreprises de Thérèse jusqu’à leurs plus extrêmes aboutissements. M. Mauriac le sait si bien que, lorsqu’il veut nous faire voir Thérèse en prédestinée, il recourt à un artifice : il nous la montre telle qu’elle apparaît aux autres […]»1 La critique porte essentiellement sur ce point : la prédominance du déterminisme sur le caractère des personnages et l’ambiguïté du rôle de l’écrivain qui tantôt s’identifie à ses protagonistes et tantôt les abandonne pour les considérer de manière extérieure, comme un juge. « […] les êtres romanesques ont leurs lois, dont voici la plus rigoureuse : le romancier peut être leur témoin ou leur complice, mais jamais les deux à la fois. Dehors ou dedans. Faute d’avoir pris garde à ces lois, M. Mauriac assassine la conscience des personnages. »2

7D’après C. Casseville, Sartre, essaye ici, au-delà de la simple critique du roman mauriacien, de développer sa propre vision du monde et de la faire accepter. Il veut renouveler et réinventer l’art romanesque, en modifier la structure tout au moins. Pour cela, il va exercer un véritable renversement des valeurs et prendre le contre-pied des règles jusqu’alors reconnues en accroissant l’importance qu’il accorde aux destinataires de l’œuvre romanesque, autrement dit le rôle du lecteur par rapport à celui de l’écrivain. Et la primauté est accordé au lecteur, qui selon Sartre, par l’acte même de lire le roman, assure la véritable création romanesque.

8« Voici le but suprême de Sartre : le roman doit être l’archétype parfait et idéal de l’univers, non pas seulement une mise en abîme de l’existence réelle, mais le reflet d’un monde qui embrasse enfin sa condition humaine, en trouvant sa justification dans la littérature. […] La littérature offre à Sartre la possibilité de créer une version moderne d’un saint Graal athée, où l’homme partant à la reconquête de lui-même découvre l’univers en se redécouvrant lui-même. »3

9Autrement dit, Sartre pose déjà les principes de ce que sera sa philosophie existentialiste et juge l’œuvre de Mauriac à l’aide de ce point de vue. Elle écrit : « Sartre mène, d’une certaine façon, une action terroriste à l’encontre de l’œuvre mauriacienne, l’enfermant dans des normes auxquelles elle ne peut se conformer. »4 Compte-tenu de sa position vis-à-vis de l’œuvre de Mauriac, on peut émettre quelques réserves notamment sur l’exagération de ses propos.

10Deuxième aspect de la critique sur lequel insiste C. Casseville mais qui semble pourtant secondaire à la lecture de l’article du philosophe : il s’empresse de cataloguer Mauriac comme « romancier chrétien ». En remontant aux croyances du romancier, le critique peut pervertir le sens de l’œuvre, mais on est en droit de se demander si Sartre a réellement employer cette méthode, rien n’est moins sûr. Lorsqu’il écrit « […] les auteurs chrétiens, par la nature de leur croyance, sont le mieux disposés à écrire des romans : l’homme de la religion est libre »5 il fait allusion au manque de liberté que Mauriac attribue à ses personnages et aux jugements qu’il peut se laisser tenter d’émettre. Il ne l’attaque pas directement sur la nature même de ses croyances.

11Enfin, C. Casseville s’interroge sur l’influence de la position religieuse de Mauriac sur sa conception romanesque. Le romancier pose le principe que son art ne peut refléter la vision du monde et de la religion qui est la sienne. Il écrit en 1926 au directeur de La Croix « je n’ai jamais eu la prétention d’être un maître du renouveau catholique, je suis un catholique à qui est départi le don périlleux de créer. »6

12Sa position d’une part de romancier et d’autre part de catholique lui incombe de tout oser dire, de montrer la réalité mais de manière chaste car le romancier est responsable de l’univers qu’il crée face au lecteur, finalement seul destinataire légitime.

13Sur ce point, Sartre et Mauriac s’accordent, l’écrivain est engagé par le fait même d’écrire ; l’engagement est inhérent à l’écriture. Au point même que Marc Weitzmann écrira à propos du second qu’il est le « premier écrivain engagé, plus universel et moins idéologique qu’un Sartre et surtout, dépositaire d’une connaissance acérée, lucide et intime de son pays et de sa langue. »7 Citation qui laisse perplexe quand on sait que la notion d’intellectuel est née de l’engagement d’Émile Zola lors de l’affaire Dreyfus et que Jean-Paul Sartre est considéré comme l’Intellectuel Total par excellence et de surcroît comme le dernier intellectuel français.8

14L’auteur conclut en indiquant que, de ces critiques, Mauriac tire une certaine leçon bien qu’il se soit préoccupé de son art bien avant. Ses écrits postérieurs La Pharisienne ou ses Bloc-notes prennent en considération, dans une certaine mesure, ces critiques et interpellent même le philosophe de l’existentialisme qui n’y prêtera pas attention. Leur relation apparaît ambiguë, un sentiment de fascination mêlé à une certaine répulsion explique l’auteur.

15Selon C. Casseville, la postérité semble avoir clos le débat : le milieu universitaire en intégrant l’œuvre de Mauriac au programme de l’Agrégation, rend hommage au romancier tandis que, pour Sartre, à la dithyrambique acclamation intellectuelle, succède une espèce de palinodie de l’institution…