Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Mai 2006 (volume 7, numéro 2)
Christine Baron

Portrait du savant en rhéteur

Fernand Hallyn, Rhétorique de la science, Paris, Seuil, coll. « Des travaux », 2004.

1Auteur de La Structure poétique du monde : Copernic, Kepler (1987) et de Galilée, le messager des étoiles (1992), et de nombreux ouvrages sur la période baroque, F. Hallyn enseigne la littérature française à l’université de Gand. L’enjeu de Rhétorique de la science n’est pas exclusivement narratologique, et même si sont appliquées de manière ponctuelle aux textes des scientifiques du XVIème au XIXème siècle des méthodes d’analyse importées de la sémiologie, la tropologie ou la théorie littéraire, cet ouvrage examine dans des textes de scientifiques de diverses époques, de Lucrèce dans le De Natura rerum à des œuvres plus récentes, la constance d’une composante rhétorique de la science selon divers angles.

2Le propos implicite est polémique ; le discours de la science moderne, depuis le XVIe siècle s’est nourri, dans ses hypothèses et la mise en place de méthodes propres et de langages formalisés, d’un déni du rhétorique ; il s’est voulu désambiguïsé, libre de présuppositions, et sa méfiance à l’égard de la rhétorique, assimilée à l’art de la persuasion et à d’autres discours dont elle souhaite se démarquer (fables, fictions) est souvent manifeste dans les extraits choisis et commentés par F. Hallyn. Dans un même temps, la science, confrontée au travail nécessaire d’explicitation de ses résultats, fait un usage constant de procédés tropologiques et d’analogies verbales. Elle passe même explicitement par un imaginaire fictionnel (dans le Somnium de Kepler, par exemple) pour défendre des thèses, ou dialoguer avec des néophytes.

3Si F. Hallyn s’attache peu à ce qui met en évidence les résistances du discours scientifique à la rhétorique, en revanche, il observe longuement la nature de cette « rhétorique de la science » empruntant ses exemples principalement à Kepler, Galilée, Newton mais aussi Descartes et plus largement la manière dont évoluent les paradigmes épistémologiques qui ont marqué ce qu’on appelle les « Temps modernes » ; la notion de « livre du monde », par exemple, fait l’objet d’une analyse importante.

4Par « rhétorique » il faut d’abord entendre stricto sensu tropologie ; les métaphores, synecdoques, catachrèses posent le problème du discours scientifique comme discours tributaire des lois de la communication ordinaire. La notion d’analogie est particulièrement convoquée dans cet aspect de la rhétorique scientifique, dans la mesure où la rhétorique permet le lien entre langage mathématique et processus physiques qu’il s’agit de décrire de manière appropriée ; il s’agit d’explorer la manière dont se constituent les représentations et dont des paradigmes deviennent opératoires ou non, d’un domaine à l’autre. En d’autres termes c’est à une « poétique de la science » que réfléchit Hallyn au double sens du terme ; ce qui constitue ses lois de formation, de création, et ce qui constitue son substrat verbal. L’œuvre de Maxwell qui a travaillé sur ces questions d’un point de vue la fois pédagogique et scientifique et surtout un texte de 18561 sont examinés dans l’une des sections du livre. La valeur à la fois heuristique et illustrative de l’analogie est mise en évidence à travers des métaphores mécaniques (telles la vélocité). Ces éléments permettent un dialogue fécond entre sciences, et une réflexion sur les paradigmes dont elles se dotent. L’usage de la métaphore permet ainsi le transport de paradigmes d’une science à l’autre, en même temps qu’une réflexion analytique sur la pertinence de telle ou telle description.

5L’autre modalité rhétorique de la science, lato sensu, consiste dans le fait qu’elle est un discours qui, dans sa phase achevée (celle de la présentation de ses résultats) développe des stratégies de présentation à un public. De la rhétorique comme ensemble de procédés répertoriés, au rhétorique comme condition de la communication, se fait jour la manière dont dans les divers textes se négocient les distances ; distances entre les représentations disponibles à une époque donnée et la crise de paradigmes que traverse une science (Galilée), distance entre ce que rend possible l’expérience et ce que rend disponible la théorie (comment se « figurer », par exemple, ce qui ne relève pas de la physique des corps lourds mais de réalités plus fines auxquelles les sens humains n’ont pas accès, ce que met en scène le « démon » maxwellien), distance enfin, des représentations du scientifique à celles de son récepteur auquel il expose les issues de son travail. Dans cette dernière perspective, celle d’une négociation de la différence des sujets et leurs univers de référence, la notion de rhétorique est proche de l’analyse qu’en propose Michel Meyer dans ses travaux les plus récents2.

6On pourrait enfin évoquer une catégorie qui emprunte aux deux précédentes et qui relève d’une histoire propre de la rhétorique, et de la manière dont certaines catégories qui la définissent peuvent être identifiées à l’œuvre dans certaines phases de l’histoire des sciences. Les catégories aristotéliciennes de l’ethos, du pathos, du logos, et celles du blâme et de l’éloge sont particulièrement convoquées dans le chapitre sur l’encyclopédie ; montrant par exemple que sous couvert d’une présentation égale des sciences se met en place au XVIII e siècle une hiérarchisation subtile qui pose les jalons de la condamnation actuelle de la métaphysique dans la pensée moderne.

7Quelques exemples permettront d’éclairer le propos, assez général, de cette première approche. Ainsi, l’article consacré à Kepler met en évidence un premier aspect de la question. Les « réponses » mathématiques et astronomiques aux interrogations des savants ne reposent pas seulement sur la finesse de calculs ou des changements de paradigmes rendus nécessaires par les impasses de ce que Kuhn appelle la « science normale ». La causalité keplérienne relève en réalité d’une téléologie. Si nul ne songe à mettre en doute le jeu de questions-réponses que constitue le rapport du scientifique aux phénomènes qu’il étudie, Hallyn met en évidence le fait que chez Kepler le calcul mathématique relève moins, dans L’Harmonie du monde d’un constat de régularités dont il est possible d’inférer des règles, que de la présupposition d’un ordre du monde, d’un dieu à la fois géomètre et musicien. Les calculs ont dès lors pour fonction de légitimer l’hypothèse de cet ordre, non de se développer pour eux-mêmes. À la référence physique se joint dès lors une signification téléologique et si cette hypothèse s’avère opératoire pour produire les calculs auxquels Hallyn fait référence dans le premier article (chapitre XX de Kepler, « troisième loi » qui met en lumière des constantes entre la distance de cinq planètes par rapport au soleil et leur durée de révolution), elle est produite par une croyance d’ordre extra-scientifique portant sur le rapport des temps et des distances qui, note l’auteur, obsède Kepler.

8L’œuvre de Galilée et l’invention de la lunette constituant une étape décisive de la science moderne sont examinées également d’un point de vue rhétorique à plusieurs titres. Le fait que Galilée ne retienne de ses observations que ce qui lui permet de légitimer l’hypothèse de Copernic est d’abord souligné, soit la dépendance de la théorie envers une intentionalité spécifique. Mais avec la lunette, l’observation des taches de la lune dans Le Messager des étoiles permet de déduire de celle-ci l’existence de reliefs donnant lieu à de véritables ekphrasis dans les textes. Si Galilée emprunte des procédés à la peinture, en retour, les arts picturaux lui fournissent dans ce cas précis la matière d’une découverte essentielle.

9En effet, Hallyn souligne la contribution de la peinture et notamment des traités sur la perspective à l’observation de cette planète qui, loin de se définir comme un relevé pur de perceptions, fait appel à des allers-retours constants entre divers domaines du savoir et des arts et développe une pensée nouvelle adossée à des représentations picturales et à des représentations verbales propres au début du XVIIe siècle. Harriot, qui constate à la même époque le même phénomène ne peut lui accorder aucun statut dans la mesure où en 1600, la perspective artistique, déjà fort avancée en Italie n’est pas du tout à l’ordre du jour en Grande Bretagne.

10Galilée lui-même dans une lettre à Greinberger explique l’existence d’un relief lunaire non par la vision mais par l’adjonction du raisonnement à l’observation, raisonnement lui-même déterminé par d’autres formes de discours et d’autres représentations que celles de la science de son époque. Hallyn en conclut dès lors que « l’analogie conduit à un savoir vraisemblable au sens strict : une représentation semblable à celle qui est reconnue ailleurs comme vraie. »3 Cette forme de connaissance, lorsque la perception fait défaut est une forme critique, qui joint à la création d’une hypothèse l’invention d’une fiction et donne forme à celle-ci. Hallyn rappelle alors que dans le Dialogue, Galilée compare les résultats de l’inférence analogique à des chimères, sirènes et autres créatures fabuleuses. Cette force poétique reconnue au discours scientifique (force consciente de soi et de ses limites) en redéfinit la portée de manière décisive.

11Avec Galilée émerge également ce que Lyotard appellerait un « grand récit » de la science moderne ; celui du progrès, et ce à l’aide de deux métaphores ; celle du rapt (l’invention de la lunette implique une violence faite aux secrets de la nature), celle, complémentaire, d’une science constructiviste où l’œil de l’observateur impose dès lors son propre éclairage aux objets à travers les instruments dont il se dote. La préface du Traité sur le vide de Pascal est à cet égard emblématique d’un discours scientifique de la « modernité » où s’inverse le rapport des Anciens et des Modernes et où l’histoire se pense non plus en termes de décadence mais de progrès.

12Cet ouvrage met par ailleurs en évidence la fréquence chez les savants de cette époque des correspondances par énigmes ou anagrammes. Certains anagrammes de Kepler ou de Galilée et les interprétations erronées qui en ont été faites révèlent chez le destinataire ce désir déjà identifié de faire coïncider l’observation scientifique avec une représentation hiérarchisée de l’univers qui peut être formulée par analogie avec un trope, comme dans le cas cité page 88. Celui-ci est typique d’un désir d’ordonnancement qui préside à toute « découverte », en l’occurrence, la gradation qui « voudrait » que le nombre de satellites de la terre, de Mars et de Jupiter obéisse à une progression constante sous la forme d’une progression régulière de type 1, 2, 4. Le déchiffrement des phénomènes astrophysiques comme « errance orientée » est examiné à la lumière des présuppositions de la théorie scientifique d’un grand « livre du monde », métaphore issue du monde médiéval dont le XVIIe siècle ne s’est pas défait, pas plus que de l’idée d’une similitude entre l’art de combiner les lettres et la mathématique combinatoire comme clef possible des énigmes de l’univers physique.

13Le célèbre passage de Galilée dans le Saggiatore4 dans lequel il affirme que l’univers est écrit dans la langue mathématique dont les caractères sont des figures géométriques en atteste, mais il atteste aussi d’une autre évolution décisive du regard de l’homme sur la nature.

14En effet, en privilégiant le langage mathématique comme seul apte à produire des lois, il rompt avec l’idée d’une immanence de la volonté divine dans la création ; la clef du monde est pour la première fois dans l’histoire de la pensée, sémiotique, non herméneutique ; « Galilée quant à lui, ne recherche dans les « caractères du monde » des propriétés distinctives et fonctionnelles, mais non pas significatives »5 note Hallyn. Il pose ainsi l’autonomie de la science par rapport à l’Ecriture, « …dans la nouvelle vision, les associations allégoriques cèdent la place à des substitutions purement mécaniques, remplaçant de manière réglée des unités distinctives par d’autres, jusqu’à ce qu’apparaisse un premier et unique niveau de signification d’ordre physique. » 6 conclut l’auteur.

15Le chapitre consacré à Descartes, « Descartes ou la méthode de la fiction » part du commentaire d’une note Mallarmé sur le Discours de la méthode où il prétend annexer la question de la méthode à celle de la fictionalité du discours. Descartes, quant à lui concevait la fiction de manière instrumentale, dans Le Monde, ce que retourne la proposition mallarméenne examinée par Hallyn. Cependant, à travers la fiction, c’est bien une finalité scientifique qui est poursuivie ; ne pas « coller » au monde confus et bariolé de la perception naïve, faire de la configuration narrative la proposition implicite d’une configuration cognitive sous-tend le projet de Descartes. « S’opposant aux aléas du vrai contingent, la fiction poétique se pense en relation avec une nécessité qui peut être conçue de deux manières différentes : comme une détermination par des effets et par des causes, ou comme celle des moyens par les fins poursuivies. » Distinguant alors la « motivation » de la « fonctionnalité » comme le fait Genette dans Figures II (« vraisemblance et motivation »), Hallyn rapproche cette distinction de celle qu’effectue Descartes entre « démonstration » et « explication ». Or, dans la fiction du Monde cartésien, c’est la preuve motivante qui domine, soit l’adéquation du monde à une volonté divine première. Hallyn poursuit le parallèle avec la question de la vraisemblance romanesque par un parallèle avec une des premières grandes cosmogonies occidentales ; le Timée de Platon. Il démontre comment Descartes passe insensiblement du représentatif au déclaratif (voire au performatif) et mesure la question de la vraisemblance à celle de la compossibilité des représentations ; ce que propose Descartes (ce que propose peut-être toute fiction cosmogonique) serait alors d’articuler le récit et les capacités de son lecteur. Un monde « en constitution » est alors plus aisé à concevoir qu’un monde constitué. Reparcourir les étapes de la création c’est doublement lier fictivité et possibilité, et faire du récit l’équivalent d’un artefact (d’une machine) qui satisfait aux exigences de la science et qui, produite par un esprit humain, est accessible à l’esprit humain.

16Mais envisager une rhétorique de la science consiste aussi à s’intéresser aux représentations de la hiérarchie que les sciences entretiennent les unes avec les autres et le frontispice de L’Encyclopédie offre une occasion unique de faire le point sur celle-ci. Ce frontispice est une gravure de Prévost, réalisée en 1772, qui représente, sur fond de temple ionique et de nuages, une pyramide d’allégories au sommet de laquelle se trouvent la Vérité, la Raison et la Philosophie, et plus bas, la Théologie. La critique implicite de la théologie s’accompagne, à examiner de plus près l’image, d’une mise en question de la métaphysique ; on peut aisément inférer de la royauté de la Raison (couronnée, sur l’image) une des premières dissociations internes à la philosophie entre rationalité physique et métaphysique.

17Hallyn part également des représentations internes aux sciences elles-mêmes pour analyser leur règle de fonctionnement et mettre au jour ce qui lui semble la plus constante d’entre elles ; l’analogie, et le glissement de celle-ci vers la métaphore. Le rapport entre l’icône et son objet est particulièrement interrogé dans le chapitre « Voir comme ». La modélisation iconique présente des caractères proches de la modélisation métaphorique qui sont analysés ; cette démarche, issue de la mathématisation des sciences de la nature au tournant des XVIe et XVIIe siècles est problématisée par Descartes dans ses Règles pour la direction de l’esprit, puis ultérieurement dans les Nouveaux essais sur l’entendement humain de Leibniz. Dans le paradigme de la science classique, la nature métaphorique du langage géométrique est le plus souvent ignorée, et le monde physique conçu littéralement comme monde géométrique.

18Le chapitre consacré à Sadi Carnot aborde quant à lui un problème proche qui est celui des reformulations, et du fait qu’on ne peut considérer celles-ci comme absolument synonymiques. Hallyn distingue deux types de reformulation ; la reformulation économique (remplacer les parties d’une formule complexe par un symbole unique) et la reformulation heuristique. L’intérêt de cette dernière et le fait qu’en suscitant de nouvelles images mentales elle puisse suggérer des possibilités différentes et des solutions différentes à une problème donné a été souligné par de nombreux scientifiques. Or, « la problématisation en général, dont la reformulation n’est qu’un aspect particulier constitue le point de départ de la rhétorique », rappelle Hallyn.

19Cette pétition de principe suscite bien des réserves, notamment, l’idée que la rhétorique n’éclaire que des épiphénomènes de l’activité scientifique (sa « communication » et non sa signification) et que sa mise au centre des analyses n’est qu’un effet « postmoderniste » visant à détruire –en découvrant que la science est marquée de part en part de rhétorique- ce grand récit du progrès fondateur de la modernité. Hallyn démontre cependant constamment que le discours scientifique par lui-même obéit aux trois types de discursivité de la rhétorique antique ; le délibératif, le démonstratif et le judiciaire. En analysant des extraits des Réflexions sur la force motrice du feu et sur les machines propres à développer cette puissance (1824) de Sadi Carnot, il débusque non seulement la tropologie manifeste du discours mais sa rhétorique profonde. Le discours sur la chaleur, sous-tendu par une rhétorique de l’éloge prend appui sur un topos de la physique du XIXe siècle : « En utilisant la chaleur comme puissance motrice, l’homme ne fait qu’imiter la nature qui, partout sur la terre, dans les airs et les entrailles du globe, en fait le même usage. »7

20Après avoir posé ce principe, l’ouvrage dont l’introduction appartient, selon les lois de la rhétorique antique au certum, passe au genre délibératif pour s’interroger sur l’avenir des recherches concernant la chaleur et déplorer le manque d’une théorie générale de la production du mouvement. L’analogie qui semble s’imposer alors est celle de la machine thermique et de la machine hydraulique à propos desquelles Hallyn note la fréquence de catachrèses qui imposent des représentations mentales de l’un et de l’autre domaine (la « chute » de la température par exemple). Il observe aussi, et surtout, ce qui semble le cœur même de la rhétorique de la science, à savoir que celle-ci relève moins de l’ornement du discours, de l’elocutio, que de l’inventio dont elle fait partie intégrante ; ainsi, l’insatisfaction quant aux définitions de la chaleur née chez Carnot au cours de la rédaction même de son ouvrage est manifeste si l’on considère la comparaison du texte manuscrit et du texte imprimé et les nombreux « repentirs » dont témoignent ces distorsions.

21Après avoir confronté ces versions, Hallyn se penche sur la réception quasi-nulle de ce texte chez les physiciens et les ingénieurs. La modestie du contrat de lecture, un ethos qui minime les compétences de l’auteur en sont en partie responsables, alors qu’en 1828, Dulong retrouve par voie expérimentale le premier des résultats de Carnot sur les propriétés du gaz (quantité de chaleur absorbée ou émise indépendante de sa nature). Clapeyron reprendra et illustrera au milieu du XIXe siècle les théories de Carnot de manière mathématique, attribuant au style discursif et à « des raisonnements délicats et difficiles à saisir » l’oubli dans lequel était tombé cet ouvrage. Sa pertinence scientifique n’est venue au jour, tardivement, que par une dénégation de son substrat rhétorique. Cette reformulation ouvre dès lors toute l’évolution ultérieure de la thermodynamique. La rhétorique s’entend alors en termes de passage ; passage non plus d’une formulation logique à une présentation en langage commun, comme le signalait Hallyn au début de son essai, mais à l’inverse d’une rhétorique analogique à une formalisation mathématique ; la réversibilité de ce passage fait désormais d’une approche rhétorique des phénomènes physiques une démarche pertinente quoique non reconnue comme telle par la communauté scientifique du début du XIXe siècle, mais devenue lisible par sa « traduction » mathématique.

22L’avant dernier chapitre consacré à Maxwell et déjà partiellement évoqué part de la fable du « démon ». Le démon qui est un personnage dans une expérience de pensée va rendre pensable, précisément, la contestation par Maxwell et Thomson de la seconde loi de la thermodynamique qui pose le principe d’entropie. Or, l’expérience de pensée n’est pas propre au discours scientifique. Elle relève d’une argumentation artificielle, ou de ce que Quintilien (V,10,95) nomme « argument a fictione », ou fondé sur une hypothèse.

23Thomas Kuhn souligne dans La tension essentielle le caractère problématique de ces expériences de pensée en sciences et des conclusions que l’on peut tirer d’une expérimentation sans expérience ; quel statut accorder dès lors à ce type d’écriture fictionnelle ? Cette expérimentation, pour être valide suppose trois conditions selon Kuhn :

« un ensemble de relations strictes de présupposition et d’implication constitutif d’une isotropie qui relie l’expérience de pensée au monde de référence scientifique »8

24Le fait que « les éléments singuliers, la situation et les conditions au milieu desquels Maxwell fait évoluer son démon doivent correspondre à la réalité telle que la thermodynamique prétend la décrire. »9, soit que les inférences allant du monde de la fiction à celui de l’univers physique soient valides ; qu’il y ait une relative homologie des deux univers.

25Le fait qu’inversement, les inférences allant du monde physique vers le monde fictionnel puissent fonctionner, la réalité pouvant être manipulée comme le fait, quoique fictivement, le démon de Maxwell.

26Ainsi, l’expérience de pensée est-elle à la fois auto-référentielle et hétéro-référentielle, ce qui la rend très différente de la description à laquelle se livre Jean-Marie Schaeffer des univers fictionnels, tels qu’il les décrit dans Pourquoi la fiction ?

27La réflexion de Hallyn prend fin sur une question d’ordre général qui traverse chacun des chapitres, de manière plus ou moins manifeste, mais sous-tend le questionnement physique du monde chez de nombreux savants ; la question de la causalité, de la répétition des phénomènes, et la présupposition d’une loi d’ensemble qui régirait le rapport causes-effets, d’une maxime générale de la science physique qui subsumerait la totalité des lois singulières et les expliciterait en même temps.

28Cet horizon de la connaissance repose la question de la différence entre causalité mécanique et téléologie. La notion de « grand livre de la nature » suppose un jeu d’analogies. « Si le monde est un livre et possède un « plan », une analogie remarquable existe entre le principe, la loi ou le plan, selon lesquels toutes choses sont rendues appropriées à leur fonction, et l’intention humaine de fabriquer une machine qui marchera. »10 De cet état de choses Maxwell conclut que l’analogie n’est pas dans la nature, mais que les seules lois de la nature sont celles que l’esprit fabrique et que ces lois de l’esprit sont fabriquées en retour par la matière. Une telle interaction suppose une dialectique symétrique de l’objet et de l’observateur, que Maxwell légitimera par la notion de « métaphore scientifique ».

29L’élaboration d’une théorie suppose la formation d’analogies, et comme le note Hallyn, ce déplacement consiste à penser « non plus au niveau des faits, mais d’une théorie des faits ». Ces analogies consistent en des connexions dans des ordres de faits très différents voire dans des sciences très différentes (et donc entre ces sciences) ; ce sont là ces connexions que Maxwell appelle métaphores « osées », nommées telles car appartenant à des ordres de réalités physique très différents. Cependant, il les qualifie également de « légitimes » dans la mesure où elles ont une valeur heuristique car elles véhiculent des modèles comme il le souligne dans un discours de 1870 prononcé devant la section mathématique et physique de l’association britannique des sciences (« elle [la métaphore] transmet une idée vraie des relations électriques à ceux qui ont déjà été entraînés en dynamique. »11). On peut que songer, en l’occurrence, à l’usage que fait Max Black dans Models and metaphors de la notion de transfert paradigmatique, et à la relecture qu’en propose Ricœur12, ce qui lui permet de formuler l’idée d’une valeur heuristique per se de la métaphore.

30En arrachant la rhétorique à sa fonction ornementale, ou à son rôle pédagogique d’illustration et de description d’une science achevée pour la reconduire au coeur de la démarche scientifique, F. Hallyn légitime une démarche rhétorique qui ne soit pas par elle-même un pis-aller de la science, un état primitif de la pensée encore dans l’incapacité de disposer pour décrire le réel de modèles mathématiques ou logiques suffisamment construits pour se « passer » du langage articulé. Dans l’expérience de Maxwell qui clôt l’ouvrage, l’appréhension de réalités fines ne peut se faire que sous l’égide de la fiction d’un démon qui « trie » les molécules en fonction de leur vitesse, fiction qui seule peut entrer en contradiction avec la seconde loi de la thermodynamique qui impliquerait une déperdition continue de chaleur, et, à terme, la disparition de l’univers.

31On ne peut que constater dans les sciences modernes l’importance grandissante depuis les théories de la relativité et des quanta (que n’aborde pas cet essai qui borne son enquête historique au milieu du XIXe siècle) qu’a prise l’hypothèse et la formalisation en matière d’expérience dont nul œil ne constatera jamais les issues, et de représentations dans des mondes non justiciables de représentabilité.

32À l’inverse de Gassendi, lecteur de Descartes qui s’étonne d’une contradiction entre les principes affichés dans le Discours de la méthode et l’usage de fictions et d’espaces imaginaires, Hallyn démontre à travers l’examen de ces œuvres la participation intense et continue de la rhétorique à la construction des formes de la science moderne, contribuant par là même à substituer à la définition traditionnelle de la rhétorique comme sophistique, une rhétorique de l’élaboration des représentations et de l’élargissement de celles-ci par la langue commune, et une rhétorique de l’ajustement, de la compossibilité des représentations qui rende la science — une science de plus en plus « invisible » — figurable.