Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Mai 2006 (volume 7, numéro 2)
Alain Georges Leduc

Une poétique de la béance

Juliette Frølich, Flaubert. Voix de masque, Presses Universitaires de Vincennes, coll. « Essais et savoirs », 2006, 138 p.

1« La voix de Flaubert : "mordante, sonore et toujours un peu théâtrale" », estimait Guy de Maupassant. Aux manettes d’une prose idéale s’il en fut, une prose qui respire, par endroits trouée par des silences ou des paroles, Gustave Flaubert possède une voix qui s’affiche, consciemment ou non, discrète ou ostentatoire.

2C’est cette voix que Juliette Frølich, s’attache à identifier ici. Une voix « toute blanche », la voix « impersonnelle » que Flaubert tenta d’affirmer, une voix qui, nous dit bellement l’auteur, « nous donne les coups de poing les plus violents parce qu’elle sait particulièrement "toucher" notre cœur » (p. 97)

3La thèse est simple; résumons là. Ascétique, impassible : tel se voulait Flaubert, être pourtant de feu et de sang, bouillonnant, s’emportant dans le terribles colères. Alors, forcément..., comment ne jamais se trahir, ne jamais montrer d’émotions ? Sa prosodie, et Salammbô, dans ses trois éditions contrôlées de son vivant (1863, 1874 et 1879), en est exemplaire, est scandée au rythme de « blancs ». Simples ou doubles interlignes ou parfois d’énormes blancs qualifiés de... « grands blancs barbares »... Effets d’enjambement que Proust avait repérés, dans son étude « À propos du style de Flaubert », lorsque, dans L’Éducation sentimentale, Frédéric reconnaît Sénécal. (« Et Frédéric, béant, reconnut Sénécal. » S’ensuit un grand blanc, béance après béance.)

4Juliette Frølich voit, sur les manuscrits, comment Gustave Flaubert « ouvre » ou « bouche » des blancs. Comment il les creuse, les colmate. Ainsi montre-t-elle judicieusement les fonctions narratives de ceux-ci dans les Trois contes, et en particulier dans Saint Julien l’Hospitalier. « Blancs » et « béances » sont les fils conducteur solidement chevillés de sa démonstration.

5Il faut regretter certains parallèles établis entre Gustave Flaubert (1821-1880) et Edvard Munch (1863-1944) — la comparaison avec Le Cri, qui apparaît ici et là (pp. 100 & 111, notamment), ou entre un coucher de soleil de Salammbô « rouge comme du vrai sens coagulé » et la toile du maître norvégien, parallèles qui ne s’imposent pas vraiment. (« Comme Munch, Flaubert peint littéralement un "ciel criant" : un ciel s’ouvrant en mille orifices qui hurleront la couleur se déversant sur le monde. Comme Munch, Flaubert trouve l’expression "juste" pour nous laisser percevoir toute la béance d’une indicible angoisse sous un ciel "criant" le sang », p. 112). Munch a ses dates, l’ermite de Croisset, les siennes. Le contexte est différent, le symbolisme est passé par là lorsque Munch vient pour la première fois à Paris, bien après la mort de Flaubert.

6Mais en dépit des pièges anachroniques, l’auteur nous invite néanmoins, après Henri Mitterand, à lire Flaubert « par l’oreille » (Henri Mitterand, « Le phrasé chez Flaubert ». Conférence tenue dans le cadre du Séminaire Flaubert de l’ITEM, 12 mai 2001), et à discerner par nous même entre les tonalités impersonnelles des blancs et des pauses, et cette voix impavide, soudain émaillée d’élans théâtraux.

7Quelles sont les valeurs de l’oralité ? Alors que des présupposés peuvent aisément conduire à chercher dans le texte littéraire écrit des traces de la voix ou de la pratique orale ou, au contraire, à le lire d’abord comme écrit.

8Il est assez significatif que dans le prière d’insérer le terme « typographe » soit deux fois utilisé en quinze lignes. La typographie serait ce qui s’opposerait le plus à la voix, mais en même temps qui la cadrerait, lui donnerait une assise.

9À l’heure où les graphistes, les clavistes, les ouvriers du Livre, n’ont plus guère de respect pour l’orthographe et pour la langue; que les alinéas, les italiques, le point-virgule, les signes diacritiques sont tenus par de plus en plus d’éditeurs comme quantité négligeable, la démonstration peut apparaître à contre-courant.

10Elle possède pourtant la qualité de mettre en évidence la modernité de la page (au sens de la perception visuelle que l’on en a) de Gustave Flaubert, une page qui préfigure, à de nombreux égards celle de Claude Simon. Ce n’est pas le moindre des paradoxes de ce petit essai.