Les mondes imaginaires dans les fictions
1Cinq ans après sa publication, et malgré son objet d’étude dynamique, en constante évolution, l’ouvrage d’Anne Besson me semble toujours aussi important. Son essai mobilise des références de champs disciplinaires multiples, pour étudier les mondes fictionnels avec presque tous les outils pertinents à disposition. Il constitue non seulement une excellente introduction aux études de la fiction, mais il formule aussi une théorie, une démonstration de la particularité et de la centralité des mondes fictionnels imaginaires dans la culture contemporaine. Je voudrais dans ce compte-rendu aborder trois points assez éclectiques, mais qui tous montrent combien cet ouvrage contribue à ouvrir un champ de recherche fécond sur les mondes fictionnels imaginaires. D’abord, je rappellerai une position d’Anne Besson : considérer sérieusement les informations que génèrent les mondes fictionnels, car cette approche explique bien la particularité de l’objet qui nous intéresse ; ensuite, j’insisterai sur la façon dont Anne Besson aborde à la fois le rôle des consommateurs de ces fictions, et le rôle des productrices1, car considérer ces deux angles permet de résoudre de nombreux problèmes théoriques ; enfin, en conclusion, je profiterai de cette réflexion métathéorique sur l’essai d’Anne Besson pour poser quelques questions nouvelles auxquelles sa lecture me semble conduire.
Les mondes imaginaires sont des viviers d’informations fictionnelles
2Grâce aux cadres théoriques et aux nombreux exemples que son essai mobilise, Anne Besson rend palpable la différence entre les fictions qui construisent un monde et celles qui n’en construisent pas. Ce n’est pas une hiérarchisation, mais un constat : les comportements des consommateurs ne sont pas les mêmes selon la présence ou l’absence d’un monde fictionnel. Pourquoi cette différence ? On trouve le premier élément de réponse dans la définition du monde imaginaire : c’est un monde fictionnel vaste (p. 35) qui joue davantage sur l’éloignement, la nouveauté, l’altérité (p. 36), et qui délivre de ce fait un nombre important d’informations relatives à ce monde inconnu (p. 50-51). Ces éléments définitoires expliquent en partie « l’éternelle puissance d’attraction » des mondes imaginaires2. Pourquoi les « fictions à monde », comme les appellent à la fois Marie-Laure Ryan et Marielle Macé (p. 52), génèrent des usages, des pratiques et des comportements différents ? Parce que les informations fictionnelles qu’on trouve dans une fiction sans monde imaginaire sont différentes de celles qu’on trouve dans une fiction avec un monde imaginaire. Du côté des fictions « à histoire », les informations qui nous intéressent, qui posent question et qui suscitent des débats portent sur les actions et les pensées des personnages. Comment Emma Bovary aurait-elle pu s’en sortir ? Est-ce que Walter White a bien fait de mentir à ce moment-là ? Qui a tué Nola Kellergan, et est-ce que Harry Quebert est impliqué ? Que pense vraiment Ross de Rachel dans cet épisode ? Dans les fictions à monde, cependant, « le héros s’efface derrière le monde qu’il suscite » (p. 73), ce qui signifie que d’autres types de questions attirent notre attention. Ce sont des questions qui concernent non plus un individu, mais un nouvel environnement, avec des règles différentes de celles qui régissent le monde réel. Poudlard peut-il être vu par des Moldus ? Comment devient-on vampire dans Vampire Diaries oudans Twillight ? À quoi servent les anneaux de pouvoir dans le monde du Seigneur des Anneaux ? Combien de temps faut-il pour passer de Essos à Westeros ? Ce sont des questions auxquelles la fiction doit répondre, et les réponses sont bien repérées et mémorisées par les consommatrices. La conséquence de cet apprentissage (car c’est bel et bien une forme d’apprentissage très sophistiquée) est que les consommateurs d’une même fiction peuvent discuter de manière experte du monde qu’ils connaissent si bien. Cela mène à des polémiques bien connues sur la cohérence des œuvres aux mondes étendus, et à des théories interprétatives variées, émanant des fans et relative à leur connaissance de ces informations. Par exemple, la théorie selon laquelle Ron serait en réalité Dumbledore revenu du futur pour aider Harry s’appuie sur la connaissance de la possibilité des retours dans le temps dans le monde créé Rowling, grâce au retourneur de temps, et cette théorie de fan doit s’accompagner d’un raisonnement fondé sur des indices souvent très subtils3. Encore une fois, la connaissance d’informations fictionnelles relatives au monde imaginaire est essentielle. Autre point important : ces informations s’accumulent quand le monde s’étend. Cela donne lieu, en plus d’une satisfaction encyclopédique (p. 50), qui relève de l’apprentissage, à une satisfaction métacyclique (« le plaisir de voir converger des éléments épars », p. 121), qui relève du raisonnement épistémique, c’est-à-dire de la faculté cognitive à évaluer des connaissances nouvelles en fonction de leur cohérence avec des connaissances préalables. A ce titre, la théorie d’Anne Besson, ses définitions et ses hypothèses, qui datent de 2015, ont été à maintes reprises confirmées depuis, par la production et la consommation de fictions. Pour ne prendre qu’un exemple : la continuation et l’expansion du Monde des Sorciers, avec une série de films racontant l’ascension de Grindelwald, et un jeu vidéo prévu pour 2021, qui se situera à Poudlard en 1800, constituent une preuve que les mondes imaginaires peuvent s’affranchir des héros des premières histoires (Harry Potter et les autres ne « manquent » pas dans ces nouvelles œuvres) et suggèrent que les consommateurs apprécient ce genre de développements approfondissant non pas les histoires des personnages, mais les mondes imaginaires. Les informations acquises sont bien transmises d’une fiction à l’autre : il n’est plus nécessaire d’expliquer, dans les nouveaux films, ce qu’un sorcier peut faire avec sa baguette, ou l’effet, par exemple, du sort « Alohomora ». Il faut encore rappeler un autre point qu’Anne Besson souligne dans son essai : ces savoirs des mondes fictionnels imaginaires ne sont pas appropriés comme des leurres ou des feintises sérieuses, pour reprendre le terme de Jean-Marie Schaeffer. Cette acquisition de connaissances s’accompagne toujours d’une distance (p. 14 ; on questionne la pertinence et la cohérence de ces informations) et d’une exceptionnelle « lucidité » (p. 347 ; on sait que ces informations n’ont de pertinence que dans le monde fictionnel4). Ces développements importants dans l’ouvrage d’Anne Besson justifient que l’on s’intéresse spécifiquement aux mondes imaginaires, et que l’on distingue deux grandes catégories de fictions, celles qui se situent dans le monde réel (ou du moins, marquent un fort souci de référentialité au monde réel) et celles qui ont lieu dans un monde explicitement différent du nôtre. Ces deux catégories s’appuient sur deux axes différents, l’axe syntagmatique, c’est-à-dire l’histoire, ou le « déroulement narratif », et l’axe paradigmatique, c’est-à-dire les connaissances, ou la « modularité encyclopédique » (p. 357) ; et ils donnent lieu à des comportements, à des pratiques, à des discussions et des débats très différents, parce qu’ils font intervenir des informations de deux types différents. Bien sûr, il y a de nombreux contre-exemples et il s’agit sûrement davantage d’un continuum que d’une véritable distinction dichotomique5.
Les mondes imaginaires sont des constructions collaboratives
3La distinction théorique entre consommatrices et productrices de fiction est un aspect de la théorie d’Anne Besson qui me parait important à deux titres. D’abord, elle permet de saisir les motivations qui animent deux types de comportements (produire des fictions, consommer des fictions). Quand les producteurs de fictions construisent de toute pièce des mondes imaginaires, dans le but de créer un monde intéressant et plaisant (« L’excellence la plus unanimement reconnue à Tolkien tient à cette capacité de créateur d’univers » ; p. 198), la tâche des consommatrices est d’abord d’acquérir les informations nécessaires pour comprendre ces mondes et les histoires qu’ils contiennent6. Cela rejoint notre point précédent : les consommatrices deviennent progressivement des expertes, et « l’ampleur des connaissances conservées par les fans, sur des objets délaissés par toute autre prise en charge, est un fréquent objet d’ébahissement » (p. 280). Cela mène à un processus de sophistication, très visible dans pratiques ludiques des fans qu’Anne Besson recense et détaille. Par exemple, les jeux vidéo à monde ouvert nécessitent de connaître la géographie du monde, les éléments à récolter et la façon de les associer pour concocter des sorts, des potions, des technologies ou des armes. Mais tous ces éléments sont mis à jour régulièrement par les studios de production des jeux vidéo : des nouveaux objets et des nouvelles recettes apparaissent, et des nouvelles cartes sont proposées pour poursuivre l’exploration de nouveaux lieux. Ces allers-retours entre consommation et production sont fréquents, dans les jeux vidéo mais aussi dans les autres médias fictionnels : les cartes Pokémon et Yugi-Ho! se renouvellent, les mondes s’étendent sur des nouveaux médias télévisuels (une série Amazon sur le monde de Tolkien est en production). Ces exemples sont intéressants, car ils reposent sur « le partage d’informations impossibles à toutes maîtriser » (p. 110) ; on ne peut pas connaître tous les détails d’un même monde imaginaire quand il s’est tant étendu et tant complexifié. Ce qui est intéressant, c’est de transposer cette réflexion à la production de mondes imaginaires, ce que fait Anne Besson. D’abord, il faut noter que même du côté de la fabrication de tels mondes, il peut y avoir des difficultés inhérentes à l’activité de construction d’un monde imaginaire : Anne Besson remarque que le mouvement « d’archivage et de surveillance » des informations relatives aux mondes se retrouve
chez les amateurs bien entendu, mais également au sein des équipes officielles de création. Une série-univers comme l’emblématique Star Trek, ne saurait se passer, pour tout nouveau développement, des services d’experts en continuity7(p. 64).
4Mais la réflexion d’Anne Besson va plus loin. Une partie de ses recherches, et plus particulièrement de l’essai dont il est question ici, porte sur l’aspect collaboratif, et parfois conflictuel, de la construction de ces mondes. Ces fictions
ne cessent de nous présenter leur autre monde désirable comme le produit d’une élaboration à la fois collective et éternelle : création d’auteur, participation du lecteur, mais, au-delà, émanation d’une faculté humaine à inventer des histoires que nous partageons et dont la puissance inaltérable est la véritable source de notre émerveillement (p. 194).
5Encore une fois, cette dimension amplement analysée par Anne Besson en 2015 s’est amplifiée depuis : par exemple, la tendance des fans fictions, qu’elle analyse à maintes reprises, s’est accrue et diversifiée8. De la même façon, la tendance des mods (pratique de modification des jeux vidéo par les fans), a pris une ampleur considérable qu’il semble important d’étudier à la lumière de l’essai d’Anne Besson et des travaux de recherche qu’elle mentionne et articule ensemble. Un jeu vidéo comme Sims est un bon exemple, car il fait des joueurs des « créateurs de leur propre histoire, dont le jeu fournit la boîte à outils » (p. 350). La liberté que suggère les jeux créatifs est hautement attrayante, et les modders se rapprochent de l’ultime étape, celle de créer sa propre fiction, son propre jeu, son propre monde imaginaire, et d’y prendre plaisir, c’est-à-dire de prendre plaisir non plus à consommer, mais précisément à produire, à « faire » (p. 110). Le récent succès d’Animal Crossing, qui propose aux joueuses de façonner leur propre île à leur façon, se comprend mieux en suivant cette approche.
Conclusion : L’évolution des mondes imaginaires
6Je suis d’autant plus heureux de pouvoir proposer un compte-rendu de cet ouvrage cinq ans après sa parution que sa lecture a été déterminante dans l’établissement de mon sujet de thèse, sur les fondements psychologiques de notre attrait pour les mondes imaginaires. Comme j’ai essayé de le montrer dans ce bref texte, les analyses d’Anne Besson ont généré des prédictions qui ont déjà été confirmées par l’évolution culturelle des mondes imaginaires depuis 2015. D’abord, les éléments de la définition des mondes fictionnels se révèlent bel et bien être des éléments clés : les mondes se veulent de plus en plus vastes et les héros dans ces mondes deviennent « moins » importants, relativement ; on peut citer l’exemple du Monde des Sorciers qui s’étend encore, et sans Harry, ou de Game of Thrones, dont les personnages principaux meurent souvent, laissant derrière eux le monde de Westeros. Ensuite, les pratiques qu’elle envisage comme centrales ont pris de l’ampleur : elles se sont propagées et spécialisées, et elles sont de plus en plus nombreuses ; les fans deviennent des savants, des expertes, des érudits, formant des communautés d’individus partageant les mêmes intérêts, les mêmes goûts et les mêmes savoirs fictionnels. Enfin, l’aspect collaboratif entre les fans et les équipes de production est de plus en plus crucial : les fans produisent de plus en plus de contenu eux-mêmes ; on a déjà pris l’exemple des mods et des fan fictions, mais on pourrait aussi parler des fandoms, des sites internet « wiki » qui sont générés et alimentés par les fans, avec une somme phénoménale d’informations fictionnelles ; la participation des fans est d’ailleurs souvent encouragée par celles et ceux qui produisent les fictions : pour prendre un exemple très récent, Rowling a intégré dans son tout nouveau roman L’Ickabog des dessins d’enfants imaginant le monde de Cornucopia. Ainsi, il me semble que l’ouvrage d’Anne Besson répond à toutes les questions importantes sur la façon dont sont construits et reçus les mondes fictionnels, en soulignant, grâce à de nombreux exemples détaillés, la grande variabilité culturelle de ce phénomène culturel massif. Les questions complémentaires à celles-ci, qui animent mon projet de recherche, sont les questions qui commencent par « pourquoi » : pourquoi les mondes imaginaires devraient-ils être de plus en plus grands ? Pourquoi les fans sont-ils de plus en plus impliqués dans ces mondes ? Pourquoi les informations relatives au monde sont-elles de plus en plus nombreuses et précises ? Ces questions, qui doivent davantage s’appuyer sur les sciences cognitives, et plus particulièrement sur l’organisation de notre architecture cognitive et sur l’histoire de notre plasticité mentale, constituent selon moi une deuxième étape de recherche, qui complète les explications philosophiques, sociologiques et anthropologiques que propose Anne Besson dans son ouvrage : sans ses développements théoriques, aucune explication des origines et des évolutions des mondes imaginaires ne saurait être fondée.