Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Mai 2006 (volume 7, numéro 2)
Murielle Lucie Clément

Pot-pourri balkanique francophone

Francophonie et multiculturalisme dans les Balkans, sous la direction de Efstratia Oktapoda-Lu, Paris, Publisud, 2006, 237 p., ISBN : 2-86600-984-3, ISSN : 0982-3190

1Francophonie et multiculturalisme dans les Balkans. Le recueil s’annonce par un titre aux résonances de polar. C’est en effet à une véritable enquête que ce sont livrés les quelque dix-sept chercheurs qu’Efstratia Oktapoda-Lu a eu la lumineuse idée de réunir pour une quinzaine d’articles dans cet ouvrage d’une grande qualité qui offre une contribution significative aux études balkaniques, mais aussi aux débats littéraires sur la francophonie des Balkans.

2Dans un avant-propos d’une perspicacité exemplaire, Oktapoda-Lu, Ingénieur d’Études à l’Université Paris IV-Sorbonne, spécialiste de littérature grecque moderne et comparée, actuellement travaillant sur la francophonie et les littératures d’exil et d’émigration, la diaspora grecque et les littératures francophones, signale le rôle de premier plan joué par le français dans les Balkans où l’énorme diversité des pays garantit des littératures divergentes d’esprit, de style et de genre. La francophonie dans les Balkans est une réalité linguistique et culturelle et l’ouvrage en dégage l’esthétique intrinsèquement culturelle.

3Pierre Brunel, professeur de Littérature comparée en Sorbonne, préface l’ouvrage et s’étend à la place réservée au français dans les Balkans où les collectivités, sans être considérées comme francophones, hébergent des écrivains, qui ont choisi, pour diverses raisons, d’écrire en français, forment une diaspora non négligeable. Des écrivains francophones en pays non francophones.

4Ainsi Alain Vuillemin, de l’Université d’Artois, fait surgir de l’anonymat le grand poète bulgare d’expression française Lubomir Guentchev (1907-1981). Vuillemin travaille sur les manuscrits de Guentchev qui furent saisis par la police politique bulgare le 18 octobre 1973 et en partie reconstitués de mémoire par le poète, l’autre partie ayant été restituée ultérieurement. Vuillemin laisse bien comprendre que ce patrimoine exceptionnel risque de modifier la perception de la littérature bulgare d’expression française. L’article se termine par une bibliographie des ouvrages poétiques de Lubomir Guentchev, une chronologie et un magnifique sonnet intitulé Mémorial poétique  de 1972.

5Raïa Zaïmova et Vasilka Tapkova de l’Institut d’Études Balkaniques de Bulgarie à Sofia signent ensemble l’étude biographique de Jordan Ivanov (1872-1947) qui acquis sa maîtrise du français à Lausanne où il fait un séjour de 1892 à 1894. Ses auteurs préférés s’avèrent être Hugues Le Roux et Montaigne dont les idées pédagogiques le séduisent et qu’il met en pratique à l’université de Sofia où il enseigne le français. Jordan Ivanov publie régulièrement des manuels d’apprentissage du français pour les écoles primaires. Selon Zaïmova et Tapkova, c’est à Ivanov que revient le mérite d’avoir su adapter les méthodes à la vie moderne. L’article soulève la question de l’après-guerre et la position de la France par rapport à la Yougoslavie et les tentatives de réconciliation entreprises par Ivanov que la carrière de professeur de français et sa situation de francophone mènent à Paris. Parmi ses élèves, les auteurs citent Léon Beaulieux (1876-1965) et Roger Bernard (1908-1998) entre autres. En guise de conclusion, un ajout de quelques splendides poésies bulgares traduites par Ivanov en français pendant les années 1920-1930 et restées inédites à ce jour : La Sorcière, Stanka, Souffle grand-père dans ta flûte, Jeunes filles d’Estropolé, Exilés de Peyo Yavorov, et Hadji Dimitar de Christo Boteff.

6Les mémoires et les amis parisiens du peintre Georges Papazoff (1895-1972), dont l’œuvre littéraire, exclusivement francophone, reste peu connu en Bulgarie, sont présentés par Roumiana L. Stantchéva de l’Institut d’Études Balkaniques de l’Académie des Sciences de Bulgarie à Sofia. Selon elle, l’intérêt suscité par l’œuvre littéraire du peintre est plutôt de caractère sensationnel. En effet, Georges Papazoff dont la quête essentielle semble être celle de  l’amitié, fait référence à un grand nombre de personnalités du monde artistique : Ibsen, Desnos, Tzara, Eluard pour ne nommer que ceux-là. Stantchéva qui a conduit plusieurs études chevronnées sur le peintre, nous dévoile ici la naissance des conceptions de l’art moderne de Papazoff et analyse d’une manière détaillée son amitié avec Jules Pascin un compatriote et André Derain en deux chapitres très documentés.

7Très détaillée également l’analyse que propose Elena-Brandusa Steiciuc de l’Université Stefan Cel Mare de Suceava sur les identités et cultures balkano-méditerranéennes dans l’œuvre de Panaït Istrati aussi bien écrivain roumain d’expression française qu’écrivain français d’origine roumaine dont la véritable patrie reste sans conteste la littérature. Après quelques repères bio-bibliographiques, Steiciuc esquisse les constantes thématiques istratiennes : le voyage, l’errance et le vagabondage ainsi que l’étranger et le dépaysement. Elle souligne la méfiance et la xénophobie déclenchée dans le dessein de détourner l’attention d’une communauté de ses problèmes réels dont certains des héros istratiens sont la victime et soulève la question de la corruption de l’aire balkanique.

8C’est ensuite au tour du théâtre d’entrer en scène éclairé par Maria Voda Capusan de l’Université de Babes Bolyai de Cluj-Napoca en Roumanie. Voda Capusan présente une étude comparatiste de l’œuvre de Matei Visniec où elle détaille la poétique théâtrale du poète dramaturge pour qui la musique est un « miroir d’une possible harmonie universelle » tout comme pour Shakespeare. Toutefois, le miroir est brisé ce qui engendre une crise de loin supérieure à la crise de la communication. Le théâtre doit en rendre compte selon Visniec qui renouvelle de la sorte une symbolique vieille de plusieurs siècles. Son théâtre décomposé, laisse cependant toutes les questions ouvertes comme le démontre, exemple à l’appui, Capusan.

9Si l’on songe à la combinaison Roumanie et théâtre, le nom de Ionesco surgit inévitablement comme le fait si bien remarqué Laurent Rossion de l’Université de Bucarest qui tente une délimitation entre Caragiale et Ionesco. C’est en effet par le biais d’une comparaison, celle des deux dramaturges roumains que Rossion parvient à une analyse exhaustive à bien rendre compte de toute la complexité qu’un tel sujet suggère. L’idée de frontière se retrouve tant au théâtre que dans le contexte culturel mixte inhérent au cœur du sujet. De cette idée essentielle, l’auteur développe son argument soutenu par des exemples empruntés à deux pièces : Délires à deux (1962) de Ionesco et M’sieu Léonida face à la réaction (1880) de Caragiale. Une autre question d’envergure abordée par Rossion est la frontière imposée par la langue et l’impossibilité de traduction. Toutefois, dans son étude toute en subtilité, il démontre le passage d’une langue à l’autre dans les relations familiales qui se déroulent dans l’une et l’autre pièce. Ainsi, Ionesco est-il bien le successeur de Caragiale. Il intègre sa critique et les frontières sont devenues celles-là mêmes qui empêchent de traduire la « sottise du monde ».

10Quant à Anne-Rosine Delbart du F.N.R.S. et de l’Université Libre de Bruxelles, elle dévoile les dualités de Benjamin Fondane, un poète francophone de grand renom dont la carrière littéraire s’accompagne de déchirure et de discontinuité dues à l’insécurité linguistique qui le frappe. En effet, Benjamin Fondane, né Benjamin Wechsler, quitte en 1923 son pays, la Roumanie pour la France. Il mourra le 3 octobre 1944 en déportation à Birkenau. Ultime départ de celui pour qui la littérature n’était pas à connaître, mais se devait d’être vécue. L’article de Delbart possède l’énorme avantage de rendre compte du double passage – linguistique et géographique – de Fondane et des difficultés à le réaliser dans cette dualité identitaire qui ne le quittera jamais. En témoignent les différents pseudonymes dont il signe son œuvre et que l’article rapporte fidèlement ? Delbart démontre cette division et cette instabilité qui se retrouvent dans la production littéraire de l’écrivain qui tantôt se voue à la poésie, à l’essai et au théâtre et tantôt tend de tout son être vers la philosophie.

11C’est aussi de crises identitaires aiguës dont nous entretient Gabrijla Vidan de l’Université de Zagreb dans son étude sur Stjepan Zanovic (1751-1786), homme de Lettres dans les Balkans des Lumières qui se donna la mort à l’âge de trente-cinq ans. Bien qu’il soit difficile d’inscrire Zanovic dans une identité nationale ou éthnique précise, cet article nous fait comprendre que sa contribution aux littératures balkaniques n’en reste pas moins l’une des plus importantes de son époque. Stjepan Zanovic, prince d’Albanie, se faisait passer pour un Turc et son œuvre est défendue avec ferveur par Vidan, qui n’en est pas à son coup d’essai comme le laisse voir page 127 la liste des études qu’elle lui a consacrés jusqu’à présent. Cet article est donc celui d’une spécialiste dont la connaissance du sujet lui permet d’une part, de signaler des éléments identitaires de cette vie pleine de rebondissements littéraires, d’autre part, de les peindre sur la toile de fond historique de l’épopée balkanique. Par le biais de la biographie de Stjepan Zanovic parsemée de crises existentielles auxquelles il finira par succomber, Gabrijla Vidan nous invite à réfléchir sur la nécessité de surmonter ces crises sociales qui envahissent l’ère individuelle et la position qui nous incombe, chercheurs, en regard de ce sujet à l’heure actuelle.

12De son côté, Jelena Novakovic présente une étude sur un écrivain francophone serbe, Négovan Rajic, né en 1923 à Belgrade. L’écriture possède pour lui un double aspect : éthique et esthétique, d’une part, engagé et poétique, de l’autre. Seule la littérature peut toucher le cœur, l’âme, l’esprit et l’intellect des hommes tout à la fois dit-il. Dans son écriture, se retrouve un mélange de banalités quotidiennes qui renvoie, selon Novakovic, à Edgar Alan Poe et Franz Kafka, mais possède aussi un aspect surréaliste par la référence faite à Jérôme Bosch dans Les Hommes-taupes, introduite par un procédé de mise en abyme. Toutefois, l’écrivain a su donner une dimension universelle à son œuvre en effaçant les allusions historiques et les indications spatio-temporelles. Novakovic relève les éléments surréels qui ne sont que la transposition de la réalité de la situation de l’auteur lui-même confronté à un régime totalitaire dans son pays natal et ensuite de réfugié dans un pays étranger où, nous dit-elle, il est condamné à l’attente immobile. Rajic en exil subit les vicissitudes qui accumulent les fantasmes dont se nourrit son écriture et son « réalisme fantastique » ne conviendrait-il pas mieux de le désigner par l’expression plus nuancée de « réalisme fantasmatique » est la question finale de cet article.

13Du côté de l’Albanie qui a rejoint les pays de la Francophonie en 1999, c’est d’Ismail Kadaré dont il s’agira. En effet, Alketa Spahiu de l’Université de Paris IV-Sorbonne présente cet écrivain déchiré entre l’Albanie dont il fuit le régime communiste dictatorial et la France qui lui offre l’accueil d’un asile politique. L’écriture d’Ismail Kadaré est empreinte d’oralité et se révèle un monde fantastique où le pays natal joue un rôle principal : pays des aigles annexé par les vautours. L’Albanie devient un monde insaisissable disparu dans l’entre-deux des cultures, des religions, des civilisations. Spahiu laisse voir la complexité et la dualité omniprésentes dans l’œuvre kadaréenne qui emprunte aux mythologies et aux légendes pour chanter le monde dans sa recherche identitaire inscrite dans la pierre du pays natal.

14La Grèce est représentée par deux écrivains contemporains : Margarita Lymeraki et Clément Lépidis. La première étude, réalisée conjointement par Vassiliki Lalagianni et Marita Paparoussi de l’Université de Thessalie, débute par un bilan historique de la diaspora grecque pour traiter ensuite plus spécifiquement le cas de Margarita Lymperaki, écrivain et dramaturge, grecque d’expression française, installée à Paris. L’article met surtout l’accent sur l’œuvre dramatique de l’auteur qui traduit elle-même du français au grec et vice-versa le plus grand nombre de ses œuvres. Lymperaki illustre le cheminement de la femme vers sa liberté, la solitude de l’individu et la crise identitaire qui en découle souvent. Par leur article, les auteurs démontrent la position « en diaspora » de Lymperaki et, par-là même, celle de l’exilé en général.

15La seconde étude consacrée à la Grèce est d’Efstratia Oktapoda-Lu de l’Université Paris IV-Sorbonne et porte sur le nostos de Clément Lépidis (1920-1997). Son originalité réside en la présentation d’un écrivain pratiquement inconnu des grands publics grec et français.  Clément Lépidis, de son vrai nom Kléanthis Tchélébidès, est parisien de naissance et Grec de seconde génération par son père qui a dû fuir l’armée kémalienne en 1910. Oktapoda-Lu s’arrête aux heurts de l’exilé oriental en Occident et le matériau humain toujours présent à Belleville où Lépidis peut puiser à pleine plume pour esquisser ses fresques aux couleurs de soleil. Comme pour beaucoup d’écrivains, la lecture fut déterminante pour Lépidis dans la recherche de soi. Pour lui, ce fut Le Colosse de Maroussi d’Henry Miller qui, à ses propres dires, remplit cette fonction. L’Orient reste tout de même la toile de fond de prédilection de son œuvre comme le démontre Oktapoda-Lu.

16Pour illustrer son étude sur l’identité nationale et culturelle, Georges Fréris, de l’Université Aristote de Thessalonique, a choisi le cas d’Albert Cohen (1895-1981). Comme le remarque si bien Fréris, Juif né à Corfou, ayant fait ses études en France et installé à Genève où il travaille exclusivement pour l’O.N.U., l’écrivain suisse roman constitue un bel exemple de la diaspora juive et francophone. Fréris aborde la question de la suprématie de la mythologie personnelle et l’identité culturelle sur l’identité collective ou nationale avec une définition de cette dernière à laquelle plus d’un chercheur réfléchira très certainement après la lecture de cet article. Il démontre ainsi qu’une œuvre littéraire, beaucoup plus qu’une simple expression artistique, est avant tout un facteur primordial pour l’individu envers son groupe d’appartenance.

17Ce volume multiethnique et multiculturel se clôture avec deux contributions sur la Turquie européenne. La première, par Emine Bogenç Demirel de l’Université Technique de Yildiz d’Istanbul, traite du multiculturalisme de la personnalité du médecin écrivain francophone Marco-Ovadiya Albukrek qui n’a écrit qu’en français. Cet intérêt pour la langue française qui était le sien ainsi que les éléments multiculturels de son existence esquissent le lien entre l’Histoire et la situation socio politique de l’époque comme le laisse voir Demirel dans son analyse approfondie où l’humour d’Albukrek  est autant mis en valeur que son érudition. Demirel termine son exposé par un appel à la conscience de chacun devant la mixité ethnique, une différence concrète dans la composition de nos sociétés, et la nécessité d’en cerner les notions et d’en accepter les implications. C’est à cette seule condition que nous assurerons notre survie. L’exemple d’Albukrek, médecin et écrivain turc, illustre bien la dichotomie des langues et des cultures, nous dit l’auteur en conclusion, car il a su créer un univers multiculturel et francophone hors pair.

18À Nédir Gürsel, écrivain turc de réputation mondiale revient l’honneur de clore ce panthéon des écrivains venus d’ailleurs, francophones et francophiles, dans une étude d’Arzu Etensel Ildem de l’Université d’Ankara qui se focalise sur les « deux rives » de cet écrivain qui choisit de rester à Paris après ses études de Lettres modernes. Le grand paradoxe de Nédir Gürsel, et que l’auteur déploie de façon pertinente dans cet article, est son emploi du turc, langue maternelle, pour écrire ses œuvres littéraires et du français, langue d’adoption, pour la rédaction de ses ouvrages critiques. Ildem, par le biais de son étude, nous fait comprendre que l’écrivain francophone n’est pas nécessairement un exilé, un déraciné. Il peut être un pont reliant deux cultures, surtout s’il se sent à l’aise dans les deux. Celui qui écrit dans sa langue maternelle n’a jamais quitté son pays, mais qu’en est-il des autres, de tous ceux qui ont opté pour la langue d’adoption pour s’exprimer ? Une question que cet ouvrage nous pose à nous lecteurs et abordée en filigrane tout au long des pages. Un ouvrage qui, sans aucun doute, remplit un vide laissé jusque-là et qui fera le miel de la recherche sur les littératures francophones et doit prendre place dans toutes les bibliothèques où se rejoignent la Francophonie et les Lettres.

19Signalons aussi le premier volet de la collection : La Francophonie dans les Balkans. La Voix des femmes, sous la direction de Efstratia Oktapoda-Lu et Vassiliki Lalagianni, Éditions Publisud, 2005.