Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Mai 2006 (volume 7, numéro 2)
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Dagmar Wieser

Faire envie

L’envie et ses figurations littéraires, textes rassemblés par Fabrice Wilhelm, Dijon : Éditions universitaires de Dijon, coll. “Écritures”, 2005, 262 p., EAN 97829155521189.

1L’exercice de la critique littéraire est parfois accusé – « par projection de l’envie », suggère Fabrice Wilhelm (p. 18) – de diminuer le mérite des œuvres qu’elle est en effet obligée de réduire au rang d’objets d’analyse. L’exercice du compte-rendu relève sans doute lui aussi d’une envie qui s’ignore, à tout le moins lorsque le chroniqueur prétend dominer intellectuellement les travaux d’autrui. Nous chercherons à échapper à ce travers, ou à le sublimer, en précisant les mérites d’un ouvrage collectif dû à l’initiative de Fabrice Wilhelm (Université de Haute-Alsace). L’apport de ce recueil est en effet au moins double :

21. Sur le plan empirique, celui des « Figurations littéraires » (seconde partie de l’ouvrage), défilent ce que l’éditeur appelle à juste titre les « lieux communs » de l’envie. Leur universalité éclate au miroir de l’Histoire et semble s’expliquer par l’articulation de la création littéraire avec la théologie morale et la spéculation philosophique. Le champ défriché va de la Renaissance (Ronsard, Du Bellay, Jodelle, Peletier du Mans et d’autres encore) au baroque de Shakespeare, en passant par l’âge classique (Molière, La Fontaine, Saint-Simon) pour s’arrêter aux synthèses romanesques du XIXe siècle (Balzac, Stendhal, Hugo). Trois études consacrées à Svevo, Claudel et Perec viennent éclairer un paradoxe des temps modernes où l’envie n’est plus un vice, ou un péché, mais « une attitude socialement acceptable et même valorisée » (p. 12). Quelques grandes figures mythologiques de l’envie – Électre, Médée, Caïn – sont également au rendez-vous. Ceci dès les « Aperçus théoriques » proposés dans la première partie du recueil. Ici, l’analyse littéraire s’étaie sur l’expérience clinique apportée par des psychanalystes qui sont aussi des théoriciens – F. Guignard, G. Bonnet, A. Clancier, P. Hassoune-Lestienne –. Le point de vue de la sociologie et de l’histoire sont représentés par B. Viard et B. Heyberger.

32. Sur le plan conceptuel, la préface due à F. Wilhelm offre une mise en perspective conceptuelle et donne une bibliographie essentielle. D’emblée, le préfacier précise le parti pris théorique – il est freudien et kleinien – auquel le recueil doit sa cohérence. Freud en effet découvre dans Totem et tabou (1913) que le désir de justice n’a souvent d’autre mobile que l’envie. Il en vient ainsi à déconstruire, dans Psychologie des masses et analyse du moi (1921), les idéaux communautaires, autant de formations réactionnelles, dit-il, destinées à endiguer l’envie. Il apparaît enfin que celle-ci relève d’une affection narcissique : l’envie sociale, tout justifiée qu’elle est, donne la mesure de « la distance qui sépare tout un chacun de son idéal ».

4Avec Mélanie Klein, auteur d’Envie et gratitude (1957), l’envie devient archaïque, quasiment constitutionnelle, et donc universelle. Elle tire paradoxalement son origine de la toute-puissance que l’infans attribue à la mère nourricière. L’envieux en effet vit tout apport extérieur – parental, scolaire, artistique ou autre – comme une blessure d’amour-propre. Au terme : « le sentiment d’un monde intérieur dévasté » ne pouvant faire l’objet d’aucune « réparation » (p. 16).

5Une telle approche porte à relativiser le concept de « désir mimétique » dû à René Girard. En effet, les « pulsions sont un donné, et ce n’est nullement l’exemple qui les crée. » (p. 14). Est également relativisé l’apport de Helmut Schœck, auteur de L’envie, une histoire du mal (trad. française en 1995). La préface propose par ailleurs une utile distinction conceptuelle (p. 6) : l’envie n’est pas la jalousie et encore moins le désir. Si le jaloux cherche à obtenir les biens qui lui font défaut, l’envieux, lui, s’attache à tout détruire : la personne enviée, les biens de cette dernière et même sa propre personne. Cette distinction conceptuelle remonte à la Grèce archaïque, elle est reprise dans la théologie morale où l’envie, née d’une blessure d’orgueil, « est un péché contre la Charité » (p. 9), à ce titre proche de l’acédie.

6C’est encore au seuil de l’ouvrage qu’on trouvera une synthèse sur l’habillage figuratif de l’envie, volontiers allégorique (et au féminin), connotée par les traits de la vieillesse, de l’amaigrissement, de la dévoration, de la lividité et du regard torve (étymologiquement invidere est parent du « mauvais œil », croyance qui repose sur une projection de l’envie).

7Les comportements individuels et collectifs provoqués par l’envie sont eux aussi stéréotypés : médisance et autres hypocrisies comportent une « menace de dissolution sociale » (p. 9). Il est vrai que l’envie peut se sublimer et donner lieu à un comportement d’émulation. Mais elle travaille le plus souvent à « égaliser les conditions en nivelant le bonheur par le bas ». Le nom de Tocqueville, théoricien du « sentiment démocratique de l’envie », apparaît comme une sorte de point de fuite théorique du recueil. Autre trait comportemental : la virulence intrusive de l’envieux, liée à sa tendance à faire porter à autrui sa propre avidité prédatrice (p. 17).

8La préface se termine sur une réflexion consacrée à la figure de l’artiste, rival potentiel non seulement du Créateur mais encore de ses propres géniteurs. L’un des intérêts – et non le moindre – du recueil est ainsi d’éclairer l’énigme de la créativité, et de ses blocages.

9Les lignes qui suivent donneront un aperçu des dix-huit contributions dont se compose ce recueil extrêmement stimulant.

10Florence Guignard illustre la « politique de l’envieux » : « plutôt détruire […] que de dépendre » ou « d’avoir à […] partager ». Cette « politique » se soutient à force de clivages, illustrés à propos du personnage de Lady Macbeth, auquel Florence Guignard consacre des pages profondément convaincantes. Mais l’envie est aussi « une attaque contre les liens » : à preuve, le cas de Iago, dans Othello, ou encore celui de Tartuffe, finement analysé comme un double d’Orgon qui, par ce biais, rêve de « tout obtenir sans rien avoir à faire, ni à donner, ni à apprendre, et réduire à néant celui qui lui a tout donné. »

11Gérard Bonnet rapporte un cas clinique, celui d’un jeune meurtrier dont la cure analytique a montré comment « l’envie peut se transformer en remords ». Qu’on ne se fasse pas d’illusions : le remords, nous apprend G. Bonnet, « regret à priori des plus louables », s’accompagne de la « conviction sous-jacente » que la personne enviée « est en état de se venger, et que l’acte commis [sur elle] peut faire retour à tout instant sur celui qui l’a commis. » (p. 34). En somme, le désir destructeur est toujours là. Néanmoins, le remords est plus “évolué” que l’envie dans la mesure où il « donne à l’autre une existence propre » et « met en place un processus de réversibilité ». C’est ce dernier précisément qui fait en sorte que le remords, loin de tendre à la réparation, peut devenir le moteur d’un passage à l’acte criminel.

12C’est « l’envie de la bonté » que vient éclairer Anne Clancier. Des exemples cliniques montrent à loisir que des êtres « oblatifs, généreux, suscitent souvent l’envie de ceux qui se sentent incapables d’être bons. » De telles personnes s’adonnent volontiers à la médisance, au dénigrement, au “mobbing”. Mais c’est leur propre vie qui est empoisonnée par l’envie et par la culpabilité secrète qui en découle : les activités de l’esprit et la capacité de ressentir du plaisir sont comme paralysés. Il en résulte un sentiment d’ennui, souvent associé à l’envie. Quelques lignes consacrées à Balzac, Proust, Queneau, Zola et d’autres encore viennent étayer ce propos.

13Pascale Hassoune-Lestienne a choisi un type d’écriture proprement poétique pour raconter ce que peut être « l’envie au féminin ». Elle rappelle, avec Freud, que la petite fille achoppe à « l’absence de visibilité de son sexe ». Or si la fillette « ne trouve comme réponse à cette privation que de vouloir l’avoir, elle est perdue, car elle aura échoué à l’épreuve des substitutions. » Et l’auteur de rappeler combien le regard aimant des parents aide l’enfant à se persuader de sa propre valeur, et du plaisir qu’il y a à être femme.

14C’est en sociologue que Bruno Viard s’intéresse à la description de l’envie par la sociologie même. Son hypothèse est qu’il y a « refoulement dans la théorie » concomitant à un « défoulement de fait » (p. 61). Un aperçu historique vient étayer cette hypothèse. – Pour les fondateurs de la discipline sociologique, Auguste Comte ainsi que son héritier Durkheim, « les phénomènes sociaux ne peuvent être connus que par une démarche allant du tout aux parties ». C’est considérer toute psychologie comme « illusoire » et faire l’impasse sur la notion de « sujet ». Durkheim ne pouvait dès lors que refuser la sociologie de l’imitation, fondée par Gabriel Tarde (avant René Girard), entachée selon lui d’individualisme, c’est-à-dire de psychologisme. – Tout autre est le point de vue de Tocqueville (admiré par Tarde). On sait que le diagnostic porté par Tocqueville sur la moderne société égalitaire consiste à débusquer une envie d’autant plus virulente que les anciennes barrières de classe ont été rompues (c’est alors le lien social lui-même qui est miné). Car loin de jouir de leur autodétermination, les individus devenus égaux en droit sont en fait aliénés les uns aux autres – à moins de s’associer, comme en Amérique, « dans des buts d’utilité ou de plaisir » (p. 64). – Au confluent de l’individualisme selon Tocqueville et de l’imitation tardienne se situe la pensée de René Girard. Mensonge romantique et vérité romanesque (1961) affirme que le désir est mimétique ou triangulaire puisqu’un médiateur s’intercale entre le sujet envieux et l’objet convoité. Selon René Girard, le désir envieux ne naît donc pas dans le sujet mais dans la relation (origine, en bonne logique, de la violence sociale). Avec Tocqueville et Tarde, Girard s’accorde pour considérer le moment de la Révolution française comme un tournant historique. – À ce point, l’exposé historique de Bruno Viard se fait critique : R. Girard, dit-il, excelle certes à définir le « lien social violent ». C’est cependant son « extension » qui fait problème (p. 65). – Le même reproche est adressé à la pensée de Pierre Bourdieu. On doit à ce dernier la notion de capital symbolique, qui fait valoir une quête de la reconnaissance. Et B. Viard de remarquer que c’est bien l’envie qui est l’énergie qui anime les luttes symboliques, luttes de classement (voir La distinction et Ce que parler veut dire). Cependant, « pas plus que dans l’univers girardien, il n’existe [chez Bourdieu l’idée] de désir personnel authentique, non plus que de désir objectal ». Si bien que la sociologie de Bourdieu, « sous son habit de scientificité », semble elle-même « souterrainement commandée par quelque ressentiment inextinguible ».

15À « l’unilatéralisme girardo-bourdieusien », Bruno Viard oppose l’Essai sur le don publié par Marcel Mauss en 1923. À partir d’un abondant matériel ethnographique, « roc humain », Mauss montre que deux groupes humains ne peuvent qu’« échanger des coups ou échanger des cadeaux ». Or il n’y a « pas de raison de penser qu’il existe une antériorité, logique ni chronologique », des coups sur les cadeaux. – Quoi qu’il en soit, « le don ne va pas sans contre-don » qui fait « la synthèse de l’égoïsme et de l’altruisme ». Ainsi, la nécessité d’une « reconnaissance mutuelle » apparaît implicitement chez Mauss comme un moteur des comportements sociaux, alors qu’un Durkheim fait l’impasse sur les mobiles psychologiques des acteurs sociaux. C’est ce qui permet à B. Viard de conclure – avec Montaigne et Rousseau – que l’envie « trahit un déficit dans l’estime de soi » : elle est de nature narcissique. B. Viard termine par la mise en lumière de la pensée de Paul Diel (on regrette l’absence de bibliographie à son sujet). Ce dernier subordonne les besoins libidineux au besoin de reconnaissance. Il invente à ce propos le carré de fausse motivation qui veut que l’envie soit toujours accompagnée du « mépris de soi », de « la vanité » et du « mépris d’autrui ». Il y aurait donc « une justice immanente » au psychisme ; un « eudémonisme » qui est aussi une « éthique ».

16Bernard Heyberger reconstitue l’histoire d’une communauté religieuse de la montagne libanaise. Il s’agit de l’ordre féminin du Sacré-Cœur de Jésus, fondé en 1750 par Hindiyya ‘Ujaymî, chrétienne maronite. Ce couvent fut défait suite à la mort violente d’une religieuse. Des maltraitances de toute sorte apparaissent ici comme le visage hideux d’une envie dans laquelle l’historien découvre une étrange forme de lien social.

17Marie Pesenti-Irrmann note – après Freud et Lacan, lecteurs de saint Augustin et d’Aristote – que l’envie « s’adresse au même » : elle est « une passion de l’être » là où la jalousie est une « passion de l’avoir ». Aussi l’envie est-elle volontiers féminine : c’est par l’envie que « la féminité vient à la fille » (p. 89). On sait que l’envie filiale s’adresse… à la mère, à laquelle la fillette enviera successivement le “phallus maternel”, la maternité et pour finir la féminité ! L’auteur en trouve une confirmation auprès de l’Électre de Sophocle et la Médée d’Euripide. En effet, ce que cache la plainte d’Électre, c’est la « fascination pour la mère qui tue ». Du côté de la mère meurtrière, il y a « l’envie vis-à-vis de l’Autre femme qui […] pousse, telle Médée, à l’infanticide. » Ainsi, la « tragédie de Médée » « déplie la fragilité des assises féminines ».

18Edith Karagiannis-Mazeaud propose des « jalons pour une histoire de l’envie » au XVIe siècle où Ronsard, Du Bellay, Jodelle, Pelletier du Mans en font un « leitmotiv ». Aiguillon de la « gloire », l’envie apparaît ici sous un jour nettement positif, comme une « force de progrès ». Elle se trouve à la source de l’ingenium, elle stimule les arts libéraux, donne le désir de l’« honneur » et n’est pas sans attiser le « furor poétique ». De cette valorisation de l’envie témoigne son association fréquente, en position de rime, avec le mot de « vie » (ce qui implique, en bonne logique, la prise de conscience du rapport de l’envie à la mort, instance d’un envieux silence, d’un sommeil oblivieux et donc ennemie de la poésie). Les images sollicitées à cet égard proviennent du champ sémantique de la dévoration, des quatre éléments (feu, eau), ou encore du mouvement. Cependant, E. Karagiannis-Mazeaud souligne que par delà son habillage allégorique, l’envie intervient dans une analyse réaliste des tensions sociales contemporaines où l’envie permet de faire le lien entre le privé et le collectif. Jodelle fait ainsi de l’envie le moteur de la guerre civile et extérieure. Il y voit le principe qui peut « anéantir tout ce qui manifeste l’ars proprement humain », le principe aussi d’une « contestation qui émane du peuple et vise les Grands ». – Le discours sur l’envie apparaît comme le miroir d’un « monde ressenti comme essentiellement mobile ».

19Gilles Polizzi reconstruit le discours renaissant sur l’envie et distingue trois axes. Il fait d’abord valoir l’invention de la perspective en peinture. Car le peintre qui désormais « regarde le monde d’un seul œil et à travers un trou » s’inscrit en plein dans « la scénographie de l’envie » ! Le deuxième axe de réflexion indique une convergence entre la Floride de Béroalde de Verville (1594) et le concept de « désir mimétique » bien connu. Enfin, la troisième piste de recherche, exploitée à fond, s’intéresse aux signifiants kleiniens de l’envie : le regard meurtrier, le bon et le mauvais sein, l’enfant « désallaité ». L’auteur montre la prolifération de ces signifiants auprès de quatre auteurs étudiés de près : Le Pèlerinage de la vie humaine de Guillaume de Diguleville (1330), le Cymbalum Mundi attribué à Bonaventure Des Périers (1536), l’Alector de Barthelemy Aneau (1560) et enfin le personnage de Panurge chez Rabelais. Il met ainsi en évidence un mouvement de dés-allégorisation qui change les « figures » ou concepts de l’envie en « caractères » ou fragments de personnalité.

20À propos de la tragédie d’Othello, Nicole Jammet s’attaque à l’art de la manipulation où brillent les envieux et montre ainsi excellemment que l’envie est « une pathologie du lien au-delà d’une pathologie individuelle ».

21À propos d’Antoine et Cléopâtre, Jean Delabroy met en évidence les liens qu’entretient l’envie à la théâtralité. César qui s’acharne sur Antoine n’est autre que l’envie qui « obtient de son objet qu’il s’abîme dans le spectaculaire » – non pour s’affirmer dans sa singularité mais pour exhiber « son aberration incompréhensible », et ainsi se déposséder de soi-même.

22L’envie est un formidable producteur de fantasmes, c’est-à-dire de fables. C’est ce qu’Olivier Leplatre montre pour La Fontaine. Car le genre bref de la fable épouse une symptomatologie de l’envie, qui déforme, divise et ne connaît pas la stabilité. Sur le plan thématique, La Fontaine déploie ainsi un imaginaire de la dévoration et de la souillure. Il figure l’envie dans l’espace: élévation et rechute (ou enfermement), mouvements de demi-tour dessinent une topologie de l’envie, principe foncièrement instable (on retrouve le manque à être et à posséder). C’est ainsi que La Fontaine pose la question de « l’envie qui pèse sur le corps politique ». La réponse est à chercher du côté de « la mise en représentation du roi » dont l’image est « au-delà de toute envie » et s’appuie au besoin sur la raison du plus fort. La Fontaine cimenterait-il l’ordre louis-quatorzien, son « immobilité des places » ? Peut-être, mais « l’écriture réalise […] pour elle la conversion de l’envie en désir ». En clair : La Fontaine passe du narratif au poétique et déploie des images sensibles. C’est précisément de « s’effondrer contre la résistance du réel » qui permet à l’envie de s’écrire.

23Philippe Hourcade affronte l’envie chez Saint-Simon non sans se livrer auparavant à une enquête sur les représentations moralistes et poétiques de l’envie à l’âge renaissant et classique. Quant à Saint-Simon, il invite à lire ses Mémoires comme un livre d’histoire. Il entend par là un récit raisonné qui rend intelligible les faits, dont il recherche les ressorts passionnels. L’envie, quoique subordonnée à l’amour-propre, est ainsi « évoquée comme un état mental universel […] ». Or elle menace « la monarchie que rêve notre duc mémorialiste » : une monarchie où « chacun devrait demeurer à sa place, l’ordre et l’immobilité régner. »

24Fabrice Wilhelm éclaire, dans Le Rouge et le Noir, la comparaison de Julien Sorel avec Tartuffe. Ce sont des « hypocrites » et imposteurs appelés par un maître de maison (M. de Rênal/Orgon) aveuglé lui-même par une envie paranoïaque. Si Julien apparaît comme une victime innocente de toutes les « formes canoniques de l’envie », c’est qu’il y a, de la part de Stendhal lui-même, projection de l’envie sur certains acteurs historiques et sociaux (mais c’est cette projection qui donne à l’auteur sa perspicacité sur l’envie sociale au XIXe siècle). D’où une idéalisation de l’Empereur, qui, d’Idéal du moi qu’il était pour la génération participant à l’Empire, devient pour Julien et ses pareils un moi idéal (la thérapeutique de l’envie par l’émulation n’a plus cours). Cet idéal cruel combat le mouvement amoureux et fait de Julien un anti-Chérubin (vivant le désir comme une exaltation du moi). En un mot, « Julien hait ou méprise les autres pour ne pas reconnaître qu’il les envie ou les admire. » Or l’autarcie narcissique la plus absolue n’existe que dans la mort, et l’on comprend que Julien envisage son supplice comme un triomphe. – Si on suit et admire Fabrice Wilhelm pour l’implacable logique de son analyse, on finit par se demander si celle-ci ne traverse pas le roman pour atteindre quelque chose de plus profond et d’universel. Et l’on a envie (si l’on ose dire) de se retourner vers Georges Blin réfléchissant aux problèmes de perspective romanesque.

25Max Milner met en évidence une évolution du personnage de l’envieux dans l’œuvre hugolienne. Au début, l’envieux-type, c’est le monstre (au physique et au moral) qui fait payer à autrui (et surtout à ses bienfaiteurs) ses propres frustrations narcissiques. Hugo s’interroge ainsi sur la « transformation du dénuement en méchanceté ». Il arrive toutefois que la jalousie (c’est-à-dire l’amour) introduise « entre l’envieux et l’envié, une instance tierce et potentiellement salvatrice ». Or à partir de 1840, l’envieux-type tend à devenir « une créature titanique, en révolte contre les fatalités métaphysiques et politiques ». Au terme de cette évolution, la figure de Satan découvrant « que le grand vide qui l’habite, c’est l’amour de Dieu. »

26À propos d’une nouvelle d’Italo Svevo, Le Mauvais Œil, Nicolas Bonnet démontre, de façon exemplaire, comment l’envie entrave la capacité de produire, de créer et d’engendrer. Il démasque l’envie comme une « maladie de l’idéalité » (J. Chasseguet-Smirgel) faisant dédaigner au sujet tout ce qui a trait à sa condition réelle, à commencer par sa dette envers ses parents et son conjoint, et la nécessité du devenir et de l’apprentissage dans le temps.

27Dans un beau texte, Françoise Dubor donne à lire L’Annonce faite à Marie de Paul Claudel. Dans cette histoire de famille, d’héritage et de succession, l’envie se joue entre sœurs. Or son emprise est moins absolue ici que dans l’ensemble des scénarios passés au crible dans ce recueil (Hugo excepté) : gage en est la foi religieuse.

28Jacques Poirier se penche sur Les Choses de G. Perec et montre qu’au XXe siècle, l’envie vise des objets, des biens de consommation, accumulés déraisonnablement, mais sans évidemment pouvoir compenser un « défaut d’être ». Ce ne sont qu’images glacées, mais leur pouvoir de signes fait du consommateur moderne un « possédé » empêtré dans une « relation mélancolique au monde ». Cette moderne « absence à soi » gouverne d’autres univers romanesques contemporains (J.-Ph. Toussaint, B. Schreiber, D. Oster) qui continuent, tout en les renouvelant, les analyses d’un Flaubert et d’un Stendhal.