Acta fabula
ISSN 2115-8037

2020
Novembre 2020 (volume 21, numéro 10)
titre article
Justine Dockx

Faire don d’une œuvre réactualisée & devenue atemporelle : l’art de Marie de France

Donating an updated and timeless work: the art of Marie de France
Milena Mikhaïlova‑Makarius, Le Présent de Marie. Lecture des Lais de Marie de France, Genève : Droz, coll. « Courant critique », 2018, 168 p., EAN 9782600059275.

1Le Présent de Marie : ce titre choisi par Milena Mikhaïlova‑Makarius interroge d’emblée. Alors qu’un lien intime et sensible paraît établi avec la poétesse du xiie siècle, s’agit‑il pour l’auteure de cet essai d’actualiser les recherches portant sur Marie de France ? Toutefois, le substantif suggère également le don que représente ce recueil de Lais, tel que le déclarent les premiers vers du Prologue. De plus, la polysémie de « présent » peut renvoyer à la notion de temporalité en ce sens où Marie de France, par son dessein d’assemblage, de « conjointure1 », cherche à redonner du sens à la matière de Bretagne. L’essayiste s’attelle de fait à offrir une approche proposant ces différentes possibilités. Dans cette seconde édition de l’essai2, M. Mikhaïlova‑Makarius ne manque pas de tenir un propos relativement poétique aux objectifs clairs : mettre en lumière le projet de Marie de France, guidé par ce double désir de « jointure » et de « don ». Ces notions sont étudiées dans cinq chapitres à l’aune des différents lais3.

2Les douze lais sont étudiés, sans suivre l’ordre du seul manuscrit considéré comme complet. Chaque chapitre est consacré à deux ou trois récits que M. Mikhaïlova‑Makarius résume brièvement à mesure qu’elle les étudie. L’auteure envisage le message offert par les lais comme un mystère à éclaircir, une piste à remonter. Elle associe les récits selon ces notions relativement larges, ce qui lui octroie la possibilité de recourir ponctuellement à d’autres lais de Marie de France : le dépiècement et l’intégrité (p. 23‑48) ; la paternité (p. 49‑79) ; la justice (p. 81‑103) ; la parole (p. 105‑130) et la largesse (p. 131‑153). Toutefois, il semble qu’à certains passages la tension soit difficilement tenable entre la stricte étude du lai sélectionné et la notion abordée. Aussi, de fréquents rappels des deux thèmes essentiels à l’essai sont faits, de sorte que la jointure et le don sont toujours associés à l’idée directrice du chapitre. Certains moments d’analyse sont particulièrement intéressants et enrichissent la lecture et la recherche scientifique des lais.

3Le recours systématique à l’onomastique offre des éclairages pertinents, en ce sens que le titre, le nom d’un personnage ou le lieu sont des indices du dénouement de la trame narrative. Par exemple, le nom « Eliduc » est proche sémantiquement de « eles deus » et dit aussi la situation insoluble dans laquelle se trouve le personnage qui ne peut choisir l’une des deux femmes : « Eli‑dus » pour « élire entre deux » (p. 133‑135). L’évolution du titre annoncée par la poétesse de Chaitivel oriente la lecture du récit, qui abandonnant Quatre Doels, suggère la survie d’un seul amour, même abîmé (p. 109‑111).

4De la même manière, l’essayiste relève et étudie les objets mentionnés dans les lais. Objets‑dons, ils reflètent souvent le geste initial de Marie de France qui fait elle‑même don de son recueil. Car il s’agit bien de cela dans tout l’essai, ce geste initial affirmé dans le Prologue qui consiste à faire « present » au roi d’Angleterre. La ceinture de Guigemar, le bâton du Chievrefoil, l’étoffe et l’anneau de Fresne sont rigoureusement étudiés. Les deux objets dans Yonec sont présentés comme une image du travail de la poétesse (p. 44‑48) : l’anneau permet l’oubli temporaire et l’épée la « remembrance ». Yonec peut ainsi rétablir la vérité et sa filiation. C’est en effet tout un système d’auto‑référentialité, de mention à la composition du lai qui est sous‑jacent et que met en lumière M. Mikhaïlova‑Makarius. Marie de France se présente, à travers ses vers, comme une intermédiaire recueillant les récits des Bretons, pour les remettre en forme afin de les partager, mais aussi de leur permettre de ne pas tomber dans l’oubli. La poétesse est « généreuse et génitrice » (p. 146) par un geste double de recueil et de transmission.

Réunir l’altérité. Créer l’intégrité

5Avant tout, il convient de (re)lier la matière. Nombre des personnages du folklore breton se veulent « depecie[s] » à l’instar de Guigemar qui est un être incomplet, différent, exclu. Sa dame l’est aussi par son emprisonnement. L’un voit le monde de l’autre comme un Ailleurs, un monde rêvé, et l’autre inversement. Les lieux sont distincts tout autant que réversibles. La liaison se fait au moyen de la nef « sans jointure » (v. 155) ou du nœud à la chemise de Guigemar : la « bonne liaison » est ainsi faite (Chapitre I. Dépiècement et intégrité. « Le retour du désir (Guigemar) » p. 23‑35). Milon connaît lui aussi l’exclusion, l’incomplétude. Il est le personnage « sans per » (v. 340) jusqu’à ce qu’il renoue avec son père et qu’il véhicule lui‑même l’intégrité en liant ses parents (Chapitre II. La paternité stérile. « Le pardon du fils (Milun) » p. 70‑79). La démesure de l’amour paternel pour la jeune fille des Deus Amanz et la même démesure de l’amour du jeune homme donnent lieu à une fusion impossible des corps qui se concrétise malgré tout dans la fertilité de la colline (Chapitre II. La paternité stérile. « Les racines fertiles du pardon (Deus Amanz) » p. 49‑59). L’abandon et l’infertilité de Frêne, à l’image de l’arbre sans fruit au pied duquel elle est abandonnée, ne sont pourtant pas un obstacle à la générosité du personnage qui donne et pardonne. La jeune fille « celee » à deux reprises, est trouvée sous l’arbre, puis par ses parents. Trouver l’enfant revient à trouver le lai (v. 515‑518) : de la dispersion naît l’union (Chapitre II. La paternité stérile. « Piège et dons de la fécondité (Fresne) » p. 60‑69). Les séparations se succèdent dans les récits, mais se muent en unions lors des dénouements.

Fausser la situation. Surprendre par le « revert »

6Marie de France joue aussi sur le renversement des valeurs pour créer l’intégrité. Une situation initiale pourtant réaliste, logique et acceptable, peut, par l’ambivalence d’un personnage, donner lieu à une justice et une jointure à l’envers : c’est ce que M. Mikhaïlova‑Makarius nomme le « revert ». Les exemples sont tirés d’Équitan et Bisclavret (Chapitre III. Aléas de la justice. « Justice et jointure à l’envers (Équitan) » et « Le pardon impossible ? (Bisclavret) » p. 81‑103). L’inversion des rôles du roi et de son sénéchal est un indice du « revert ». Équitan porte un nom qui interroge : il souhaite « partager, échanger » l’amour de la femme de son sénéchal. Son discours courtois offre une situation régulière, acceptable. Or, il délaisse peu à peu le pouvoir au profit de son sénéchal et l’intrigue évolue pour s’éloigner du genre du lai. Le dénouement surprend sous des allures de fabliau lorsque le roi, pourtant bon, trouve la mort. Le même type de mutation s’opère dans Bisclavret lorsque la bienveillance de l’épouse disparaît au fil des révélations de son mari. La bestialité se transfère d’un personnage à l’autre et la métamorphose dont il est réellement question est moins celle du loup‑garou que celle de la femme qui finit « esnasee », monstrueuse. Les femmes de ces deux lais sont justement punies parce qu’elles causent la fracture, laquelle est rétablie à travers des dénouements inattendus et moralisants.

Provoquer « remembrance » & souvenir. Faire une donation courtoise

7Toutes ces séparations et ces fractures ont pour finalité la « remembrance ». Il s’agit pour Marie de France de transmettre la matière de Bretagne qui risquerait de tomber dans l’oubli. Le souvenir et la mémoire sont donc des thèmes récurrents de ses écrits. Le traitement de l’espace, d’abord, concourt en ce sens. L’insistance sur le lieu dans le prologue des Deux Amanz, la réversibilité des deux mondes— l’un réel, l’autre rêvé — dans Guigemar, l’opposition du ciel, en tant que monde du chevalier‑oiseau, au tunnel souterrain dans Yonec sont étudiées afin de montrer que les lieux sont des vecteurs du souvenir. L’objet, ensuite, peut être la solution à la mémorisation, comme dans le Laüstic où la transmission se fait par le biais du message brodé sur le tissu enveloppant l’oiseau tué (Chapitre IV. Assemblages. La parole comme remembrance. « Écoute et transmission (Laüstic) » p. 113‑120). Le propos tenu au sujet de Chaitivel est particulièrement éclairant (Chapitre IV. Assemblages. La parole comme remembrance. « Quand choisir, c’est tuer (Chaitivel) » p. 105‑112). Le dénouement de l’intrigue passe essentiellement par le titre. Comment distinguer les quatre amants pourtant égaux, semblables aux yeux de la dame ? Comment opérer un choix ? Le hasard du tournoi va trancher en faisant disparaître trois des prétendants et en blessant le quatrième. Pourtant, l’intrigue amoureuse ne peut en aucun cas s’accomplir dans la mesure où le survivant se retrouve dépourvu de toute sexualité (v.122‑123). La solution à cet amour impossible est à chercher dans la composition du récit qui devient alors l’acte même de la « remembrance », de la mémorisation. C’est alors que les voix de la dame et de la poétesse se mêlent pour ne plus se distinguer : « Voil que mis doels seit remembrez ; / De vus quatre ferai un lai » (v. 202‑203). À travers son personnage et, par extension, l’intrigue, Marie de France parvient à créer une judicieuse mise en abyme de son travail de composition comme acte mémoriel. De la même manière, la fée de Lanval, venue annoncer la vérité à la cour arthurienne pour rétablir le chevalier, est le reflet de la poétesse qui rétablit les histoires bretonnes. Cette apparition de la fée à la cour est comparée au fait de perpétuer la transmission des lais (Chapitre V. Les attendus de la largesse. « Générosité et écriture (le Prologue et Lanval) » p. 140‑153). Cet acte généreux est mentionné dès les premiers vers du Prologue à travers l’expression « granz biens » et est associé à l’image poétique du fleurissement, lequel trouve de nombreux échos dans le recueil. Le rétablissement du père par Yonec, par exemple, est analysé comme une « mise en fiction de la notion de fécondité » (p. 45). Ainsi ce principe de continuité illustre le désir de se tourner vers l’avenir (p. 44‑48) et représente, selon l’auteure, un « nouveau fleurissement des lais grâce à Marie » (p. 145).


***

8Avant la riche bibliographie (p. 159‑166) de son essai, Milena Mikhaïlova‑Makarius conclut (p. 155‑158) son propos en insistant sur le motif de la générosité présenté comme un point central du recueil où la donation est avant tout courtoise. Les personnages donnent, mais aussi pardonnent ; la poétesse offre un sens, mais aussi engage sur une voie à suivre. L’essayiste évoque un « surplus de sens » et une « surenchère du don » (p. 152‑153) pour montrer que Marie de France ne se contente pas d’une transmission de la matière de Bretagne, d’un dénouement : elle va bien au‑delà, car elle cherche à « sublimer la courtoisie comme acte supérieur de donation et de création » (p. 153). Le volume offre des lectures intéressantes des lais et propose une approche globale au lecteur interrogeant la démarche rédactionnelle de Marie de France.