Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Mai 2006 (volume 7, numéro 2)
Laurent Turcot

De la division méthodique des disciplines

L’Encyclopédie méthodique (1782-1832) des Lumières au positivisme, textes publiés par Claude Blanckaert et Michel Porret, Genève, Droz, 2006, 830 p.

1Issu du colloque international qui s’est tenu à l’Université de Genève du 17 au 19 mai 2001, L’Encyclopédie méthodique (1782-1832) des Lumières au positivisme, offre au lecteur un large éventail des domaines traités dans l’ouvrage que le libraire Charles Joseph Panckoucke voudra être un panorama complet des sciences. Quelques statistiques suffisent à montrer l’importance de l’entreprise du libraire : 216 volumes, dont les deux tiers sont dévolus aux sciences naturelles et sciences exactes, 125 350 pages (25 000 de plus que l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert), 5 539 planches et une armée de spécialistes, dont plusieurs sont des figures reconnues et influentes dans leur discipline : Vicq d’Azir, Laennec, Pinel, Hallé, Daubenton, pour n’en citer que quelques-uns.

2Seulement voilà, l’édition de la Méthodique, qui s’étala sur plus de cinquante ans, donne, en fin de compte, une encyclopédie formée de multiples traités autonomes, le libraire voulait que chaque volume puisse être acheté indépendamment des autres. En confiant des domaines spécifiques à des spécialistes, elle semble se présenter comme avec un chapelet d’ouvrages scientifiques, rassemblés sous le nom d’Encyclopédie, mais dont la ligne directrice échappe au lecteur. Peu de gens, souligne Bronislaw Backzo, peuvent se targuer d’avoir lu la totalité de l’Encylopédie méthodique. La monumentalité de cet ouvrage, la segmentation aisée et pratiquée tant par les lecteurs que par les historiens et littéraires est sans doute pour beaucoup dans le peu d’études que l’on retrouve à propos de la Méthodique. Certes, L’aventure de l’Encyclopédie (1974) de Robert Darnton et les actes du colloque de Caen sur l’Encyclopédisme (1991)1, ont pu montrer son importance dans un siècle où l’idée de faire le tour de la connaissance est encore dans le domaine des possibles.

3En revanche, comment penser cette dernière tentative encyclopédique du siècle  des Lumières ? Un premier constat s’impose, Panckoucke est fortement influencé par l’idée que toute science est rationnelle, que l’observation, que l’expérience et les données objectives peuvent seules rendre compte de la connaissance et, éventuellement, de leur accumulation. Idéal qui montre bien que si le projet est ancré dans le siècle des Lumières, ses résultats sont plutôt tournés vers un siècle de rationalité scientifique. De plus, la Méthodique montre comment le domaine scientifique est peu à peu monopolisé par des spécialistes soucieux de développer et détailler des domaines de plus en plus pointus de disciplines. La segmentation de l’Encyclopédie est également synonyme de segmentation des disciplines. Ce que Durkheim analysera quelques années plus tard sur les groupements professionnels dans De la division du travail social2, semble déjà se mettre en place au tournant du XVIIIe et XIXe siècles.

4En ouverture, l’étude de Michel Porret situe l’entreprise dans une série de projets semblables, qu’il s’agisse du Dictionnaire de Bayle ou de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. M. Porret montre l’étendue du projet de Panckoucke en analysant comment a été rendue possible la publication.  L’histoire de la conception et de la fabrication de l’œuvre sont longuement expliquées. Les difficultés inhérentes d’un projet monumental qui vit se succéder trois maîtres d’œuvres, Panckoucke, son gendre et sa fille, ponctuent cette histoire. En peu plus loin, B. Backzo présente ces trois temps de l’entreprise éditoriale en signalant que le projet initial de démocratiser le savoir, habite toujours des éditeurs. Les secousses révolutionnaires viendront pourtant fortement ébranler l’édifice en pleine construction : le nombre de souscripteurs diminuant systématiquement au fil des années.

5En 1832, les 216 volumes sont classés en dix catégories : 1. Arts mécaniques; mathématiques et physique, 2. Médecine, anatomie, chirurgie et pharmacie, 3. Sciences naturelles, agriculture, chimie et métallurgie, 4. Histoire et géographie, 5. Théologie et philosophie, 6. Droit, économie politique et économie, 7. Art militaire, 8. Beaux-arts, 9. Musique et littérature, 10. Vie pratique et loisirs. Près de 70 % des volumes concernent les sciences naturelles, la médecine et les techniques. Le lecteur pourra d’ailleurs se rendre sur le site de la bibliothèque interuniversitaire de médecine de Paris (http://www.bium.univ-paris5.fr/histmed/medica/dictionnaires.htm) afin de pouvoir consulter en ligne les 13 volumes consacrés à la médecine, ainsi que les 3 volumes de planches dévolus à la chirurgie.

6Les divisions de ces Actes de colloque sont à la mesure de celles proposées par Panckoucke, dans un premier temps, une partie consacrée à « L’Homme », puis « État et société », « Nature, sciences et techniques » et enfin « Arts, lettres et langage ». La trentaine de spécialistes ayant contribué à l’ouvrage, traitent, pour la plupart, d’un seul domaine de l’Encyclopédie. Ainsi, la segmentation voulue par Panckoucke se retrouve une fois encore dans les études qui lui sont consacrées. L’article de Didier Masseau montre comment l’auteur du dictionnaire de Théologie, Nicolas Sylvestre Bergier, conçoit son propre texte. À travers une étude croisée entre le texte de l’Encyclopédie et la correspondance de l’auteur avec l’abbé Trouillet, D. Masseau fait apparaître l’orientation scientifique de la théologie qu’adopte Bergier. Claude Blanckaert cherche de son côté à comprendre comment se développe un modèle anthropologique de manière transversale dans les volumes de la Méthodique. L’étude montre qui si Panckoucke n’a pas spécifiquement octroyé de volume particulier à ce domaine, il existe une certaine cohérence dans la manière de penser l’homme qui s’inscrit dans le domaine de la « persistance cognitive ». Textes anatomiques, médicaux, géographiques, etc., tendent à se faire de l’homme un objet d’étude rationnel ; le regard du scientifique se spécifie en définissant le rapport qui s’institue entre nature et civilisation.

7Côté politique, sont traités les dictionnaires de jurisprudence, de police et municipalité, d’Art militaire ou encore celui sur l’Assemblée constituante. Catherine Larrère montre que le volume dévolu à l’économie est à la charnière de deux modèles qui, loin de s’opposer, se chevauchent et se répondent : la physiocratie et les idées d’Adam Smith dans la Richesse des nations (1776). Un déplacement se produit cependant des idées des physiocrates à celles de Smith, l’importance et la prépondérance du second montre que la théorie économique au tournant du siècle tend à changer. Ce passage d’un modèle théorique à un autre se retrouve également dans le dictionnaire de Zoologie de Daubenton (Pascal Duris). Si, dans un premier temps, Daubenton semble s’attacher aux idées de Buffon, personnage central du XVIIIe siècle scientifique, il va peu à peu concilier ces idées avec celles de la nouvelle coqueluche scientifique : Linné.  S’ajoutent à la zoologie, des études sur la physique, les mathématiques, la botanique et l’agriculture qui se croisent et se répondent.

8Dernier pan de l’ouvrage, celui consacré aux « Arts, lettres et langage » propose une large moisson de sujets susceptibles de proposer de nouvelles problématiques pour l’histoire culturelle et littéraire. Martial Guédron et Brunon Racalbuto s’attachent à comprendre les influences et la fortune du dictionnaire des beaux-arts. Laurent Baridon souligne la nouveauté de l’entreprise de Panckoucke par l’édition d’un dictionnaire sur l’architecture, de Quatremère de Quincy, qui s’étala sur plus de quarante ans, en soulignant son aspect charnière dans l’histoire de la discipline. En effet, Quincy systématise le modèle néoclassique tant prisé en cette fin du XVIIIe siècle. Il arrive cependant à Panckoucke de donner à son public des ouvrages moins scientifiques, plus divertissants, dirait le libraire, ainsi du Dictionnaire des Ana, véritable compilation des anecdotes et traits d’esprits qui ont fait les beaux jours des salons (Béatrice Braud).

9L’ensemble que propose Michel Porret et Claude Blanckaert répond bien au titre de l’ouvrage : des Lumières au positivisme. L’histoire de l’entreprise de Panckoucke et le contenu, évolutif, des volumes de sa Méthodique sont à même de montrer l’évolution du domaine scientifique, mais plus encore le renouvellement des idées et des figures scientifiques dominantes. Le changement de génération pèse sur la forme que prennent les volumes et leurs contenus, les études ici rassemblées permettent d’en comprendre certaines formes et certains déplacements.

10L’ouvrage amène quelques réflexions sur l’étude monographique d’un tel monument littéraire : l’étude, en vase clos, de sources infléchit des pratiques historiennes et littéraires qui ne trouvent souvent de sens que dans des problématiques réduites à l’objet d’étude. Toutefois, le présent ouvrage possède les qualités qui lui permettent de faire se croiser et se répondre des problématiques propres au tournant du XVIIIe au XIXe siècles, envisagé autrement que par les bouleversements de la Révolution, car offert sous l’angle d’une histoire des sciences apte à montrer les continuités et les ruptures d’une époque définie autrement que par les événements politiques et sociaux. Comme le souligne Michel Porret, ces études en appellent d’autres, la Méthodique est loin d’avoir livré tout ses secrets.