Acta fabula
ISSN 2115-8037

2020
Juillet-août 2020 (volume 21, numéro 7)
titre article
Chloé Clovis Maillet

Et si la théorie végétarienne (francophone) était littéraire ?

What if the (French-speaking) vegetarian theory was literary?
Camille Brunel, La guérilla des animaux, Paris : Alma, 2018, EAN : 978-2362792854, 277 p., & Gil Bartholeyns, Deux kilos deux, Paris : Lattès, 2019, EAN : 978-2709663359, 440 p.

Du végétarisme, des maladies interspécifiques & du féminisme

1À l’époque où une zoonose, probablement liée à l’ingestion de certains animaux, a confiné un tiers de l’humanité pendant plusieurs mois il est intéressant de se pencher sur deux romans qui explorent les relations déterminées par l’ingestion des maladies et de la chair d’autres espèces. On ne peut que constater la faible imprégnation des études animales végétariennes dans le monde francophone. Le décalage dans l’action militante peut l’expliquer en partie : la Vegetarian Society de Londres date de 1847, tandis que l’Alliance Végétarienne Française fut fondée en 1995. La popularisation souvent polémique des actions directes et des reportages d’associations engagées (L214 notamment, fondée en 2008) ont participé au désenclavement des études végétariennes, à la diffusion de l’éthique végane et à certaines conversions personnelles. Pourtant les études animales les plus influentes de ces dernières années portaient sur le dialogue (Vinciane Despret) et le pistage (Baptiste Morizot) et non sur le végétarisme ou sur le véganisme (néologisme de Donald Watson en 1944 pour penser l’aboutissement nécessaire du végétarisme). Ce dernier mouvement de pensée a en revanche suscité des réquisitoires de la part des grands noms des études animales comme Dominique Lestel ou Jocelyne Porcher. La question des transmissions virales interspécifiques a été traitée avec ampleur par Frédéric Keck poursuivant les intuitions lumineuses de Claude Lévi-Strauss à propos de la vache folle. Si la transmission des zoonoses se fait essentiellement par la consommation carnée et dans le cadre de l’élevage, une réflexion critique sur la nécessité de cette consommation n’est pas le cœur de l’analyse anthropologique dans ce domaine.

2La théorie de Carol J. Adams visant à penser les intersections entre luttes féministes et animales fut publiée en 1976 et vient d’être traduite en français en 2016. Renan Larue a fait avancer l’histoire du végétarisme, et travaille depuis les États-Unis où il a ouvert un département de Vegan Studies à l’Université de Santa Barbara. Pourtant, la diffusion de ces propositions souvent ambitieuses se limite aux réseaux déjà établis pas le végétarisme et le véganisme plus qu’elle n’est critiquée par le monde académique.

3À la fin des années 2010, deux romans très différents ont interrogé les études animalistes avec vivacité en s’appuyant sur des études de terrain. Ils portent sur deux aspects différents et complémentaires : la disparition inéluctable des animaux sauvages, et l’objectivation des bêtes d’élevage permettant la consommation carnée.

Une théorie animaliste du sauvage

4Nastassja Martin, anthropologue victime d’une rencontre avec un ours qui failli lui coûter la vie a décrit sa rencontre violente avec le fauve comme un brouillage des frontières interspécifiques. Pour relater cette expérience aux frontières du mythe et de l’ethnographie, ravivant un désir d’animisme ancien, elle est passée du carnet de terrain au roman (Croire aux Fauves, Verticales, 2019). L’animisme est fondé sur l’idée que si nos extériorités diffèrent, les intériorités des humains et des bêtes sauvages sont partagées (Philippe Descola). La proposition de Camille Brunel dans La guérilla des animaux, par contraste, ne réactive aucun des schémas d’animisme. À la quête des derniers animaux de leur espèce — le dernier rhinocéros, les dernières baleines ou les ours —, les héros de son roman situé dans les milieux animalistes ne découvrent rien sur eux-mêmes. Ils s’effacent, et dans les brefs dialogues qui les mènent à la rencontre de ces êtres individués, ils ne rencontrent pas l’espèce entière (le fauve), mais expérimentent des formes d’équivalences entre individus. La scène bouleversante de rencontre avec une ourse selon C. Brunel est froide et méthodique. Se sachant menacée et blessée, une militante, Polly, s’offre à une ourse estropiée et affamée en plein hiver, en prenant soin de se mettre nue afin que l’animal ne risque pas un empoisonnement en ingérant ses vêtements. Cette union sans violence, teintée d’un certain érotisme se fait par en réponse à l’appel : « Approche, mon amour. N’aie pas peur. » (p. 9) Par la fiction de C. Brunel, la théorie anthropocentrique animiste s’en trouve retournée, par une certaine idée de l’amour, extrême, comme le sont la poignée de héros luttant sans véritable espoir de gagner dans le monde qui laisse disparaître les espèces les unes après les autres. L’espèce humaine se porte bien et se reproduit correctement, elle sera la nourriture circonstancielle de la bête destinée à mourir sans cela. La rigueur terroriste des activistes du roman de C. Brunel est sans limite. Plutôt que de chercher l’expérience animale, ils montrent, jusqu’à ses limites intolérables ce que signifie mettre à mort massivement lorsque c’est plutôt des humains qu’il s’agit. La cristallisation de ces rencontres interspécifiques permet de présenter de front un problème écologique global (l’extinction massive des espèces sauvages et la crise des écosystèmes provoqués par l’activité humaine) et une approche antispéciste (penser chaque individu, humain, ours, baleine ou cochon, comme un être doté de droits et d’agentivité).

5Le roman de C. Brunel est un roman fondé sur une observation de terrain auprès des défenseurs de la biodiversité. Pourtant, ce roman interroge plutôt qu’il ne défend un point de vue militant dans la mesure où le choix de l’anticipation, autant que la radicalité meurtrière du héros Isaac Obermann, emprunte plus à la fiction du film d’horreur qu’au roman à thèse. On y rencontre une pensée de l’amour interspécifique, un amour à mort. On y voit aussi que la réalité du combat est une question de femmes et de féministes : « Regardez ce que l’on fait aux femmes sur la terre […]. Alors les animaux, nulle limite à leur égard. » (p. 110) Ce roman produit un effet de désarroi à la mesure de l’appétit théorique dont les études animales manquent. « On a tendance à sacraliser la violence, au point de justifier les abattoirs. C’est vraiment surestimer la vertu des traumatismes. » (« Postface », p. 271).

Une autre anthropologie de l’élevage

6Zoopolis de Donaldson & Kymlicka, essai ambitieux sur ce que pourrait être un état juridique de la société intégrant d’autres espèces que les humains dans le domaine de la citoyenneté, sépare la condition des sauvages et des domestiques. Les premiers, objets du roman de C. Brunel ne semblent pas chercher d’interaction sociale avec l’humanité (même si une sous-catégorie d’animaux liminaires vit dans ses marges) et il leur faut la souveraineté dans des territoires que les humains ne devraient plus exploiter. Le roman de Gil Bartholeyns, Deux kilos deux, nous parle des seconds, ces domestiques vivant depuis très longtemps en interaction avec l’humanité, et pourtant séparés en deux catégories radicalement distinctes : les espèces compagnes (pour reprendre l’expression de Donna Haraway), que l’on soigne et honore, et qu’on ne peut ni maltraiter ni tuer, et les espèces alimentaires dont on organise et régule chaque aspect d’une vie confinée, afin de les transformer en aliment. L’élevage animal est régulé indéfiniment à la recherche d’un système qui permettrait de concilier la reconnaissance du « travail animal » (demandée par J. Porcher et les partisans d’un élevage raisonné) et acceptation de la mise à mort, et des violences annexes (castration à vif, sexage et élimination des mâles, etc.). Les abattages massifs, même s’ils choquent souvent le public sont nécessaires parce qu’ils sont la contrepartie de la sécurité alimentaire en cas d’épidémie (F. Keck). Le roman de G. Bartholeyns s’attaque de front à la construction du « bien-être animal », argument pensé pour soulager les dissonances cognitives liées à la consommation animale. Son auteur mène en parallèle des activités de chercheur en anthropologie historique et a appuyé sa fiction sur une enquête sur les lobbys agricoles en Belgique et les modalités de certification. Il présente le bien-être animal « comme une « formule magique » corrélée à l’« abattage dans des conditions décentes », oxymores encadrés par le « code de l’organisation mondiale pour la santé animale » (p. 203). Son personnage principal, Sully J. Price, est un héros de western errant dans une campagne belge étrangement proche de celle du Fargo enneigé des frères Cohen (1996).

7Dans l’argumentaire du personnage de l’éleveur, Frédéric Voegele, qui souffre des contrôles répétés imposés par son statut d’éleveur-pollueur, la « zoolâtrie » provient de la personnification des animaux domestiques, qui a fini par s’étendre aux animaux d’élevage — qui avaient jusque très récemment été écartés de toute forme de législation sur la maltraitance animale : « C’était un peu comme si l’amour porté aux animaux de compagnie ne faisait plus assez rédemption pour la mort qu’on réservait à tous les autres », affirme le personnage qui caresse d’une main son chat nommé Camarade, tandis que ses quarante mille poulets s’entassent dans ses hangars (p. 151).

8L’étude des relations entre poulets et humains développée par G. Bartholeyns est matérielle et mathématique. Les poulets sont domestiqués et en co-évolution avec les humains depuis six millénaires (p. 205). Les croisements et les sélections sur la longue durée ont abouti à un poulet capable de multiplier son poids par 45 en 40 jours (p. 195). Les coq reproducteurs dont les ergots sont amputés pour éviter les combats, sont soumis à restriction alimentaire pour parvenir à dix-huit semaines et copuler. La différence entre le label biologique et le conventionnel tient à quelques chiffres : moins de 40 000 oiseaux, une croissante lente, quatre-vingt-quatre jours pour un poids de deux kilo cent, et un accès à l’extérieur, sur lequel l’éleveur bio ironise expliquant qu’il doit les effrayer pour qu’ils aillent dehors où il n’y a rien d’intéressant et où il fait froid, tandis qu’ils sont l‘habitude de se réchauffer à onze par mètre carré (p. 249). La seule différence radicale entre le conventionnel et le biologique serait à mettre à l’avantage des premiers : le danger sanitaire augmente en bio par l’exposition aux virus des animaux sauvages, dont sont préservés les poulets confinés.

9Le bien-être est mesuré à la croissance et à l’effectivité de la ponte, en suivant l’idée que si une poule souffrait vraiment elle ne pondrait pas. « C’est comme si vous me disiez qu’un viol ne saurait entrainer une grossesse », répond le vétérinaire végane, héros de l’histoire (p. 208). Est repris ici l’argument médiéval pour déterminer si la femme violée avait joui — et donc n’avait pas vraiment été violée —, remis en cause bien plus tard par la découverte de l’ovulation, et que G. Bartholeyns, médiéviste, connaît.

10Si le livre de Camille Brunel est un livre sur la violence, qui pense la passion fatale dans le monde animaliste, celui de Gil Bartholeyns est une histoire matérialiste du sensible, de cette sensibilité contradictoire qui fait que les jeunes qui jouent au tennis avec des poussins vivants sont en fait ceux qui sont encore sensibles à la souffrance animale, par rapport aux travailleuses et travailleurs de l’élevage qui sont forcés de considérer les bêtes comme des objets à vendre :

Le paradoxe désagréable demeurait pour Sully que les actes de cruauté étaient accomplis par des gens qui n’étaient pas insensibles. Ils étaient fous, malveillants, désœuvrés, mais sensibles, envahis d’une empathie négative, là où les travailleurs, s’ils accomplissaient leur tâche, s’ils n’éprouvaient ni aversion ni plaisir en maniant le pistolet à tige perforante, en tirant l’animal dans l’aire d’affalage, en le saignant une fois suspendu ou en le tronçonnant lors du fendage, étaient des gens pour qui les animaux n’étaient plus rien de ce qu’ils étaient. (p. 318)

11La question de la phénoménologie des sentiments à l’œuvre dans la relation entre humains et bêtes d’élevage a été pointée par Jocelyne Porcher, soucieuse de dessiner l’utopie du xxie siècle, même si selon elle, le végétarisme et le véganisme ne permettent pas de créer ce lien. Ce que permet la fiction, en ouvrant la voie aux recherches en études animales végétariennes, c’est bien d’inviter à penser dans la nuance et la complexité la grammaire des émotions à l’œuvre dans les rapports interspécifiques, dont l’état passionné des débats de spécialistes et d’amateurs n’est qu’une des facettes, et les stéréotypes de genre sur la naïveté et la sensibilité, trop féminine ou enfantine, une autre.