Acta fabula
ISSN 2115-8037

2020
Juin 2020 (volume 21, numéro 6)
titre article
Luc Sautin

Pour une approche théorétique de la Poétique d’Aristote

For a theoretical approach to Aristotle's Poetics
Claudio William Veloso, Pourquoi la Poétique d’Aristote ? Diagogè, M. Rashed (préface), Paris, Vrin (Histoire des doctrines de l’Antiquité classique ; 50), 2018, 432 p., EAN : 9782711627677.

1Pourquoi la Poétique d’Aristote ? Diagogè s’inscrit dans la turbulence occasionnée par la publication par Claudio Veloso de l’article intitulé «Aristotle’s Poetics without katharsis, fear, or pity1 » en 2007, qui avait fait l’objet d’une vive polémique. Or ce livre est bien plus qu’une simple réponse argumentée aux objections que sa proposition iconoclaste avait alors soulevées : présentant au public un ensemble de travaux entrepris par C. Veloso dans le cadre d’une Habilitation à Diriger des Recherches, il est l’occasion d’un formidable parcours intellectuel mené tambour battant autour des questions centrales soulevées par la Poétique. À partir de traductions minutieusement commentées, l’auteur engage une analyse serrée de la pensée d’Aristote telle qu’elle se présente dans le traité ; il ne la rapproche pas seulement de la Rhétorique et de la Métaphysique, comme c’est souvent le cas lorsque l’on aborde cette œuvre d’un point de vue strictement « littéraire », mais procède à l’aune d’une lecture extensive et minutieuse du corpus aristotélicien. Cette remise à plat des problèmes posés par la Poétique ne se contente pas d’en proposer le commentaire par rapport à son contexte d’origine, mais se double d’une « lecture actualisante » assumée (p. 24) qui souligne l’intérêt que peut revêtir pour nous, modernes, cette pensée antique — pour autant que l’on sache l’aborder avec un regard sinon débarrassé des habitudes intellectuelles que nous avons développées depuis quelque cinq siècles, du moins sans se laisser aveugler ou intimider par cette éminente tradition exégétique.

Catharsis & passe-temps intellectuel

2Pour rendre compte de l’intérêt de ce livre, il faut sans doute partir de la fameuse proposition polémique — scandaleuse même, de prime abord — dont l’auteur rappelle la teneur au chapitre VI. Comme en réponse aux objections présentées par Stephen Halliwell2 (citées par Marwan Rashed dans la préface mesurée et tout en finesse qu’il donne à l’ouvrage), C. Veloso réaffirme sa position qui consiste à rejeter la partie de la phrase ayant trait à la purgation des émotions dans la définition de la tragédie que l’on trouve au début du chapitre 6 de la Poétique. Selon lui ce passage ne peut pas être attribué à Aristote ; il ne s’agit même pas d’une confusion lexicale imputable à un copiste, mais bien d’une interpolation, qu’il attribue en guise d’hypothèse à un commentateur antique (p. 372-377). Or, si ce débat semble à première vue relever d’une simple question de validation philologique, la démarche de l’auteur consiste à démontrer que la notion de « purge émotionnelle » ne peut en aucun cas se trouver à cet endroit dans l’œuvre d’Aristote, et ce pour des raisons de cohérence philosophique. L’ouvrage progresse donc de façon concentrique vers cette définition problématique et, ce faisant, propose une interprétation renouvelée de ce que pouvait représenter pour Aristote une production verbale mimétique et dramatique telle que la tragédie.

3« Aristote a écrit la Poétique (surtout) parce que, à son avis, la technique de composition d’histoires […] offre au public l’occasion d’un passe-temps intellectuel » (p. 25). La thèse de C. Veloso repose sur cette notion de passe-temps « intellectuel » (c’est-à-dire « contemplatif » ou encore « théorétique ») proposé comme traduction de « diagogè », sous-titre de l’ouvrage. Ayant purgé l’ouvrage de sa célèbre catharsis émotionnelle, l’auteur propose une version cérébrale et émancipatrice du plaisir tragique ; on peut certes critiquer l’« intellectualisme3 » d’une telle approche : mais il s’agit avant tout de déterminer si c’est là la conception qu’aurait pu se faire Aristote de ce dont il traitait. Pour redéfinir la fin « externe » d’une composition tragique allégée de sa fonction purgatoire, il se fonde sur une étude minutieuse de ses fins « internes » telles qu’elles sont présentées dans la Poétique : d’un côté, il étudie ce qu’est la Poétique, ce sur quoi porte ce traité, et sur le fonctionnement de l’objet qu’elle se propose d’analyser (chapitres I, IV et V) ; de l’autre, il analyse la façon dont ces compositions d’histoires que sont les tragédies agissent sur les spectateurs, leur fonction sociale et noétique (chapitres VI et VII). Ces analyses sont fermement ancrées dans le corpus aristotélicien, au regard duquel les notions, les termes et les types de raisonnement de la Poétique sont examinés (plus particulièrement dans les chapitres II et III).

L’objet de la Poétique

4L’imitation, comme l’indique le titre du chapitre IV, est le concept central de la Poétique. C’est la raison pour laquelle C. Veloso dégage une conception « unitaire » de l’imitation dans le corpus aristotélicien : les compositions verbales évoquées par Aristote au début de son traité relèvent des techniques imitatives, lesquelles englobent aussi peinture et musique. Ce rapprochement permet de lier producteurs d’imitations, leurs produits ainsi que ces « autres choses » imitées, qui n’apparaissent que dans l’esprit des spectateurs (p. 181, présentation reprise et affinée plus loin dans le cadre d’une interprétation explicitement pragmatique de la position aristotélicienne, p. 288). Ainsi, l’enjeu des imitations est avant tout la reconnaissance par les spectateurs, lecteurs ou auditeurs, de ce dont elles sont des imitations : leur usage est fondé sur la reconnaissance d’une ressemblance. Les émotions qui peuvent se rattacher à cette reconnaissance sont secondaires. Soulignant le contraste entre une telle conception et celles qui, selon lui, prévalent aujourd’hui chez les tenants d’une esthétique analytique (comme A. Danto, pour qui les imitations sont l’expression d’une « vision de monde »4), C. Veloso insiste sur le fait que tout produit imitatif, contrairement au langage, n’est pas symbolique en lui-même et que le but principal du producteur d’imitations (comme le sont les dramaturges) est bien que le spectateur reconnaisse le contenu imitatif de ses œuvres (p. 197). Cela suppose de définir le type de regard censé se poser sur l’œuvre imitative, qui n’est ni simple plaisir perceptif ni appréciation critique : pour le caractériser, l’auteur fait appel à la notion de complexes catégoriels, qui permet selon lui de dépasser l’opposition stérile entre réalité et représentation (p. 204). En posant de la sorte le problème de l’imitation, c’est son usage par les spectateurs qu’il place au centre de sa réflexion, et par ce biais il explique l’émergence historique des techniques de composition (et non par le truchement d’un modèle naturel ou d’une simple « nature imitative » partagée avec l’animal et l’enfant). En guise de conclusion, ce chapitre poursuit la critique de la notion moderne de « mimésis artistique » en contrastant les conceptions aristotélicienne et kantienne du paradigme esthétique de l’art : nécessaire exercice d’hygiène intellectuelle qui démontre en passant combien l’emploi moderne de notions attribuées à Aristote peut en fait être influencé par un idéalisme anachronique en la matière.

5Cependant c’est un type particulier d’imitations que la Poétique aborde : elle « ne s’intéresse qu’à l’imitation du récit », plus particulièrement dans le mode dramatique (affirmation réitérée, aux pages 246 et 297). En ce sens, la tragédie n’est qu’indirectement l’imitation d’une action, comme on le lit chez Aristote, elle est plutôt l’imitation d’un récit ayant cette action pour objet, la simulation d’un discours. Ainsi conçue, la mimésis n’est pas le lieu où l’expérience temporelle trouve directement à se configurer : elle dépend de modalités de mise en récit diverses, que l’auteur s’applique à distinguer les unes des autres, au regard des conceptions aristotéliciennes et platoniciennes en la matière. C. W. Veloso fait ici preuve d’une prudence méthodologique remarquable : cette approche comparative au sein du corpus antique vise en effet à détacher l’objet d’étude des interprétations modernes qui, sous couvert de ressemblances lexicales, véhiculent des conceptions qui infléchissent la compréhension des enjeux ; cette mise au point philologique permet par contrecoup d’apprécier à sa juste valeur la mise en regard des conceptions linguistiques d’Aristote avec une perspective pragmatique de la narration. Selon l’auteur en effet, la notion moderne d’actes de langages permet au lecteur moderne d’entrevoir l’objet qu’Aristote avait à l’esprit quand il a composé son traité technique, et qu’ici ou là au cours de l’histoire, dans les marges de l’orthodoxie souvent, on a pu saisir sous diverses formulations (p. 285). Au terme de cette analyse, il ressort qu’Aristote, s’il avait pensé en termes actuels, aurait sans doute considéré le type d’imitation à l’œuvre dans la tragédie non comme un acte illocutoire réel, mais comme la simulation d’un tel acte et, partant, n’aurait pas pu la concevoir comme une forme de communication. La distinction entre parole réelle et parole feinte, jamais totalement certaine puisqu’elle ne dépend que de l’état d’esprit de l’énonciateur, reposerait sur l’interprétation de ces « indices de fictionnalité » imaginés par K. Hamburger5. Ce chapitre ne propose pas de révéler une quelconque modernité en germe chez Aristote (l’auteur nous met suffisamment en garde par sa démarche contre ce type d’interventions) mais invite à penser aujourd’hui des questions d’ordre linguistique en prenant en compte la pertinence de la pensée du Stagirite, non telle que nous l’a léguée la tradition, mais telle qu’elle apparaît au terme d’un long travail d’exégèse, destiné à faire ressortir les singularités de cette pensée6.

Élaboration d’un cadre d’analyse de la Poétique

6Avant d’en venir aux finalités « externes » des compositions dramatiques que C. Veloso aborde au terme de son ouvrage, un mot sur le travail d’exégèse sur lequel sa démonstration se fonde. Les chapitres II et III de son ouvrage permettent de rapprocher selon une double perspective la Poétique du reste du corpus aristotélicien. Il s’agit d’abord de situer le traité dans le corpus aristotélicien, pour en déterminer la nature et les buts. En effet, les perspectives du traité diffèrent selon qu’on le rattache au versant politique et éthique du corpus, à son versant logique, ou à une position intermédiaire entre ces deux pôles (p. 67). Cette mise au point taxonomique, qui navigue avec un réel souci d’élucidation philologique de notion en notion entre la Poétique et différents ouvrages du corpus, procède par une série de distinctions successives qui visent à définir ce que représente le traité dans la pensée d’Aristote. L’exposé est dense, les problèmes traités complexes et peuvent au premier abord paraître obscurs au commun des mortels ; cependant, on ne peut qu’apprécier le souci pédagogique de l’auteur, qui poursuit sa démonstration avec rigueur et clarté, et n’hésite pas à illustrer son propos de comparaisons accessibles. Au terme de son étude, la Poétique est placée parmi les études « psychologiques », notamment celles qui portent « sur l’âme intellective humaine » et relèvent selon l’auteur d’une pensée « axiologique » (p. 133). La différence de nature entre la Poétique et cet autre traité à l’ombre duquel la tradition a pris l’habitude de la ranger, la Rhétorique, est soulignée. En effet, d’un point de vue pragmatique, ces deux traités portent sur des productions verbales qui diffèrent considérablement : le discours poétique étant l’imitation d’un discours, on ne peut à proprement parler concevoir de « types poétiques de langage » (p. 139). Cette dernière remarque incite l’auteur à considérer la Poétique non comme un traité de logique (contrairement à la Rhétorique) mais comme relevant d’une philosophie des choses humaines, du fait de l’usage imitatif des produits discursifs qu’elle analyse.

7C. Veloso étudie également le fonctionnement interne du traité selon deux des grandes perspectives traditionnellement évoquées par la critique. Dans quelle mesure le modèle biologique peut-il s’appliquer à ce traité ? Que faire de l’athéisme supposé d’Aristote ? En se fondant comme toujours sur une étude précise des notions qu’il convoque, l’auteur parvient à démontrer de façon convaincante que, si le modèle biologique vient ponctuellement combler les zones d’ombres de l’enquête historique, la nature de l’objet étudié (des artefacts humains) empêche la Poétique de suivre un paradigme biologique ; contrairement à ce que l’on pense souvent, Aristote ne pose pas les bases d’une classification générique des textes littéraires7. Dans cette perspective, la composition du traité elle-même constitue une « coupure technologique » d’importance : si elle ne fonde pas une pratique (la composition préexiste à l’énonciation de la démarche dont elle relève), elle permet d’améliorer cette production (p. 159). De même, le fait qu’Aristote ne semble pas prendre en compte la dimension religieuse liée au contexte de représentation des compositions tragiques est l’occasion d’une étude sur la fonction éthique et politique qu’il attribue à ces produits imitatifs ; cette étude offre à l’auteur l’occasion d’évaluer la pertinence des analyses contemporaines portant sur les rôles ludique ou éducatif de la fiction.

Finalités externes de la Poétique

8Cette distinction précise entre jeu, éducation et passe-temps intellectuel est l’un des aspects les plus importants de la thèse de C. Veloso, et celui qui éveille peut-être le plus d’échos contemporains ; cette distinction parcourt l’ensemble de l’ouvrage, depuis le premier chapitre qui établit au moyen d’une analyse plus sociologique la singularité de la composition tragique au regard des autres activités spectaculaires dans la cité antique, jusqu’au chapitre VI, qui examine le rapport que ces différentes activités entretiennent entre elles, et avec la notion de plaisir ; ce chapitre, nous l’avons vu, porte plus particulièrement sur le problème d’une catharsis en définitive superflue, si l’on admet que l’usage de la tragédie relève de cet exercice de la pensée théorétique, qui ne relève à proprement parler ni du jeu, ni de la démarche éducative (il en irait de même de la comédie, dont l’usage, selon l’auteur, ne doit guère différer dans l’esprit d’Aristote de celui qu’il conçoit pour la tragédie, p. 364). Le dernier chapitre de l’ouvrage étudie l’intérêt d’un « exercice minimal de la pensée théorétique » du point de vue du spectateur. Les conséquences politiques de cet usage public des produits imitatifs dont traite la Poétique sont essentielles pour comprendre le propos de C. Veloso — et pour apprécier la visée émancipatrice de sa démarche de philosophe. En effet, en tant que pratique d’une pensée philosophique qui n’est pas réservée aux philosophes de profession, mais ouverte à divers degrés aux habitants de la cité, cet usage de la pensée théorétique permis par le spectacle dramatique est la condition nécessaire pour que puisse s’exercer une pensée contemplative spécialisée qui ne soit pas le simple apparat idéologique du pouvoir sous lequel elle s’exerce — spécialisation qui rend possible la composition et la lecture de la Poétique, ainsi que le livre de C. Veloso lui-même. « Le libre exercice de la pensée théorétique de chacun est la condition du libre exercice de la pensée théorétique de tous » (p. 32).


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9Le livre de Claudio Veloso fait preuve d’une érudition remarquable, dans les différents domaines intellectuels qu’il prospecte pour les besoins de son propos. Il s’inscrit ainsi dans la longue lignée de commentateurs d’Aristote qui se sont essayés depuis la Renaissance à décrire et à interpréter la Poétique, auxquels il rend parfois hommage en passant. Les références modernes et anciennes qu’il convoque pour appuyer ses démonstrations ou pour réfuter des thèses qui lui paraissent indéfendables sont à chaque fois clairement présentées et contextualisées dans un appareil critique dense et précis, qui facilite l’examen des sources citées. Il ne serait pas inintéressant, dans le cadre d’une réédition, d’ajouter à cet appareil des renvois plus systématiques au texte de l’ouvrage lui-même, ce qui faciliteraient une lecture thématique ou ponctuelle de l’ouvrage, étant donné que certains aspects de son étude (comme la définition du passe-temps, ou l’usage qui peut être fait des complexes catégoriels) sont abordés de façon complémentaire en divers lieux. Une partie non négligeable de ce qui se joue dans l’ouvrage — et cela dépasse largement la seule question de la catharsis, puisqu’en réalité cette question touche à l’usage des œuvres de fiction dans le cadre de la cité —, une partie de ce débat éminemment politique donc, a lieu dans les marges du texte, où l’auteur n’hésite pas à exprimer des jugements critiques tranchés, parfois péremptoires, pour mieux démarquer les options interprétatives qu’il privilégie de celles qui trop souvent peut-être ne sont qu’assentiment passif à une doxa intimidante. La vigueur du propos rappelle que la recherche et la critique universitaires relèvent s’il le faut du sport de combat — ou plutôt du passe-temps théorétique, dont rien n’indique qu’il ne puisse être hardi à penser et à parler.