Acta fabula
ISSN 2115-8037

2020
Juin 2020 (volume 21, numéro 6)
titre article
Corentin Lahouste

L’impétuosité artistique conjuguée au pluriel

The artistic impetuosity conjugated in the plural
Les grands turbulents. Portraits de groupes (1880‑1980), sous la direction de Nicole Marchand‑Zañartu, Mulhouse : Éditions Médiapop, coll. « Sublime », 2018, 288 p., EAN 9782918932772.

1Les grands turbulents. Portraits de groupes (1880‑1980), est un ouvrage collectif paru en novembre 2018 qui a été mis sur pied par Nicole Marchand‑Zañartu, chercheuse à la Cité du Design de Saint‑Étienne, aidée dans son entreprise par Nelly Kuntzmann, chercheuse et documentaliste rattachée à l'Université d'Aix‑Marseille. Il a pour but de mettre en lumière toute une série de « mondes capsulaires de la littérature, de la poésie, du théâtre, du cinéma, de la musique, [qui] ont bouleversé le paysage de la création artistique et accéléré sa pulsation » (p. 7), entre la fin du dix‑neuvième siècle et les années quatre‑vingt du siècle dernier. Certains sont réputés voire fameux, tandis que d’autres ont été complètement oubliés, ou furent — et souvent sont restés — furtifs, souterrains. On y retrouve par conséquent bien évidemment Dada, les lettristes, CoBrA ou les situationnistes, mais ces derniers sont mis sur un pied d’égalité avec les Onzes Bourreaux, les Kinoki, ou encore Die Wiener Gruppe, qui, dans l’histoire de l’art, n’ont pourtant pas connu la même fortune et postérité. Aussi, au fil des pages, on a l’occasion de croiser les noms aussi variés (et illustres) que ceux, pour n’en retenir que quinze, d’Otto Mueller, Filippo Tommaso Marinetti, Marcel Duchamp, Vassily Kandinsky, Ezra Pound, René Daumal, Jorge Luis Borges, René Magritte, Isidore Isou, Gabriel García Márquez, Asger Jorn, Guy Debord, Jacques Villeglé, Cornelius Cardew, Roberto Bolaño.

2Outre son introduction, quelque peu expéditive, permettant de cadrer le projet poursuivi, l’ouvrage, à la mise en page soignée, est composé de cinquante‑quatre (très) courts chapitres qui débutent par une photographie ou la reproduction d’un tableau figurant le groupe évoqué suivie de trois à quatre pages de texte. Chacun d’entre eux a été rédigé par un·e auteur·trice différent·e, sauf trois qui ont été écrits à plusieurs mains (pour Ma, Le Cartel des quatre & Jikken kōbō). Les contributeurs et contributrices proviennent de divers horizons. Ils sont écrivain·e·s, cinéastes, enseignant·e·s‑chercheur·e·s, historien·ne·s, poète·sse·s, musicien·ne·s, philosophes. À partir d’un portrait photographique (dans la grande majorité des cas) ou pictural que l’Histoire a laissé, « témoignage tangible d[’une] aventure commune », que les auteurs et autrices explorent plus ou moins profondément — aussi profondément du moins que le permettent 4000 caractères —, se voient esquissées les caractéristiques et inclinations propres à chaque groupe passé en revue, du plus ancien au plus récent. La nature des contributions se révèle très diverse et celles‑ci sont ainsi nécessairement de facture inégale, certaines étant très factuelles voire érudites, tandis que d’autres relèvent davantage du texte de création, souvent facétieux et inventif alors. En fonction de ses intérêts et affinités, on préfèrera telles entrées à d’autres qui, elles, seront toutefois particulièrement affectionnées par un·e autre lecteur·trice.

3La sélection des groupes fait montre d’un assez bel éclectisme qu’il convient de souligner, le livre permettant de découvrir une série d’acteurs et de propositions artistiques peu connu(e)s qui, pourtant, ne manquent pas d’intérêt. Toutefois, d’un point de vue géographique, les groupes retenus proviennent essentiellement des continents européens et américains, même si quelques groupes asiatiques — URSS (Russie) mis à part, qui est globalement bien représenté (sept fois) — sont mentionnés, qui émanent du Japon (Jikken kōbō, Gutaï & Hi Red Center), d’Inde (The Hungryalists & 1890) et de Chine (Les Étoiles‑Xing xing). Ce sont donc au total vingt‑deux pays qui sont représentés au moins une fois à travers les groupes retenus, dont la Slovénie (avec OHO), Cuba (avec Orígenes) ou encore la Croatie (avec Gorgona). Mais aucun groupe lié à l’Afrique, au Moyen‑Orient ou à l’Océanie n’apparait par contre dans l’ouvrage, ce qui est, pour le coup, fort regrettable et démontre une fois encore un tropisme largement occidentalo‑septentrional1. Par ailleurs, la justification du choix des groupes peut sembler par moments un peu légère, quoiqu’un passage de l’introduction tente de la légitimer — sans complètement convaincre — en distinguant, entre autres éléments, la logique du groupe de celle du mouvement ou du collectif (p. 16‑17). L’on s’étonne ainsi fortement de la présence des Romantiques d’Iéna en ouverture, ceux‑ci — dont la turbulence peut déjà être appréhendée de manière toute relative par rapport au reste des groupes alignés — n’entrant ni dans la fourchette temporelle initialement établie (1880‑1980), ni dans l’exigence d’avoir laissé un portrait de groupe à la postérité, le chapitre s’ouvrant dès lors sur un montage un peu grossier. Le vingt‑troisième groupe mis en avant, OBeRIou, échappe quant à lui à l’exigence d’une quelconque reproduction photographique, critère pourtant énoncé comme essentiel. Et que penser de la présence du Nouveau Roman, qui est d’ailleurs ouvertement désigné comme un « faux groupe » dans l’introduction ?

4Marqués par un projet de résistance à l’ordre du monde et/ou de l’art tel qu’ils allaient ou tel qu’ils s’annonçaient, les groupes, chronologiquement alignés et au goût prononcé pour l’expérimentation collective, rendent compte d’un rapport subversif aux formes instituées, qu’ils ont cherché chacun à déporter si ce n’est à catapulter. Ils ont par conséquent tous en commun d’appréhender, d’une manière ou d’une autre, l’activité artistique comme secousse, comme renversement des normes et conventions, comme résistance aux idéologies, c’est‑à‑dire aux idées gelées, à tout ce qui relève de l’académisme (perçu comme mortifère), du poncif, ainsi que l’exprime par exemple un extrait du manifeste de Die Brücke cité dans le livre : « Nous voulons conquérir la liberté d’agir et de vivre en nous opposant aux forces sclérosées du passé. Sont des nôtres tous ceux qui expriment spontanément et de façon authentique ce qui les pousse à créer » (p. 38). Est également rendu saillante leur volonté d’ouverture constante et assidue, ayant pour objectif de non seulement balayer l’étroitesse esthétique et artistique, mais aussi de mettre sur pied de nouveaux vocabulaires et de nouveaux langages permettant de transmettre, de manière la plus ardente possible, l’élan vital si cher au groupe Zero qui a réussi, dans sa quête, à « fédére[r] plus d’une centaine d’artistes venus du monde entier » (p. 187). Il s’agit en substance pour eux tous, qui ont laissé nombre de productions surprenantes en ayant tout particulièrement investi la spontanéité créatrice où « [s]eule prime la fraîcheur roborative de l’attitude, de la présente en actes » (p. 76) — ainsi que le formule Nathalie Boulouch dans sa contribution au sujet de Dada (qui en a fait le cœur de son action poético‑artistique) —, de saisir et d’insuffler des « émotions brutes » (Die Brücke, p. 36), des « rêves bouillonnants » (L’Abbaye de Créteil, p. 42), la « vie étourdissante » (Hylaea, p. 55), « l’écart dans l’insolite » (La FEKS, p. 87), « l’inconnu qui nous habite et nous irrigue » (Orígenes, p. 155), ou encore, pour citer un extrait de la revue Mandrágora du groupe éponyme, « la nécessité la plus véhémente du plaisir, le désir le plus assoiffé du danger » (p. 138). Tout cela étant par ailleurs le plus souvent conjugué à des idéaux politiques liés à l’émergence d’un ordre social renouvelé, « plus juste, plus fraternel » (p. 105) par exemple, en ce qui concerne Die Geistesarbeiter des Proletariats (Les Travailleurs intellectuels prolétariens).

5La plus grande force de l’ouvrage est aussi sa plus grande faiblesse : donner envie d’en apprendre davantage au sujet de certains des groupes présentés et mis en valeur. En effet, chaque chapitre consiste en un hors‑d’œuvre plus ou moins alléchant qui pourra nourrir (ou non) un appétit de connaissances plus important. La contrepartie est que l’on ressent assez fréquemment en tant que lecteur‑trice une certaine frustration tant ce qui est avancé à propos de nombreux groupes reste dans quelque chose de très généraliste, superficiel. L’ensemble, bigarré, forme néanmoins une proposition rafraichissante, globalement très accessible, qu’il est agréable de compulser. Il est de surcroit très plaisant et salutaire que ce petit livre illustré se termine sur l’évocation des Guerrilla Girls, ce groupe d'artistes féministes américaines connu pour avoir dénoncé, dès les années 1980, le sexisme et le racisme dans le monde de l’art et de ses institutions, à travers des affiches militantes au ton généralement sarcastique, étant donné que peu de femmes figurent dans les groupes sélectionnés ou, quand elles y apparaissent (comme Helen Saunders, Victoria Ocampo, Irène Hamoir ou Tanaka Atsuko) ne le sont très souvent qu’en arrière‑plan, réduites à un rôle subalterne.


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6Et l’on retient finalement de cette compilation de cénacles internationaux subversifs plus ou moins élargis, de ce « chemin d’herbes folles » — pour reprendre l’expression employée par François Bordes dans son texte consacré aux situationnistes —, un axiome décisif, affermi par le pouvoir ébrasif des arts sur les esprits : ne jamais cesser d’attiser et de promouvoir la libre création qui, bousculante et pétulante, permet que reste vive l’impétuosité artistique, novatrice, régénératrice, transformatrice.