Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Printemps 2006 (volume 7, numéro 1)
Norbert Sclippa

La loi sadienne

François Ost, Sade et la loi, Paris : Odile Jacob, 2005, 345 p.

1 Qui lira Ost, peut-être ne lira pas Sade. Et sans doute que c’est bien là le but de l’opération : une condamnation générale, un procès, pièces à conviction à l’appui, de la part d’un procureur qui connaît bien son dossier (il enverra enfin Sade à la guillotine !, p. 304), qui connaît bien le lieu du crime aussi, ce XVIIIe siècle dont un autre juriste, Portalis, est pour lui le héros emblématique. Et qui écrit passablement bien – quoi que d’un style un peu raide, c’est celui de l’école – et a aussi visiblement beaucoup lu. On n’est pas vice-recteur des facultés universitaires Saint-Louis à Bruxelles, professeur d’université, et membre de l’Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique pour rien.

2Mais au delà ? Au-delà, il faut bien dire que M. Ost n’a pas lu Sade. Non pas qu’il n’ait pas lu Sade, bien entendu, tout professeur d’université sait lire, mais il a lu dans Sade, ce qui n’est pas la même chose, et ce qu’il y a lu, membres du jury, n’est pas très édifiant… Car enfin nous nous trouvons ici devant un monstre – un vrai ! – l’incarnation même du Mal, et qui en prend toutes les figures, devenant tour à tour l’« ange déchu », le « Minotaure », l’« androgyne » originel, la « Gorgone », etc… Le Prince des Ténèbres tout entier à sa proie attaché enfin, et qu’on n’ose même pas regarder en face, de peur d’être changé en pierre. Persée-Ost se contentera donc de l’observer dans le miroir de son « bouclier » (lire : le filtre de ses préjugés). Mais voilà qui est quand même déjà un grand éloge de Sade, et certaines envolées lyriques ne sont pas non plus absentes de l’œuvre. Les 120 Journées, par exemple, sont  « …quelque chose comme l’aspiration au néant, le tourbillon de la destruction, le spectacle de l’inhumanité absolue qui frappe à notre porte, la tête hideuse de la Méduse », (p. 86), ou encore ceci : « Dans les solitudes glacées ou torrides qu’il arpente, haranguant des foules imaginaires, Sade annonce la venue de l’Ange déchu », (p. 225).

3Mais pourquoi l’auteur craint-il de regarder le monstre en face ? Aurait-il des doutes ? Ou peur de se reconnaître en lui ? Quelles que soient les raisons de cette peur-panique, il faut quand même bien voir qu’elle est un tant soit peu suspecte de la part d’un procureur : à ne pas regarder le Mal en face, comment pouvoir le reconnaître ? Mais, et aussi bien fondée que soit ou que puisse être cette peur — et nous ne doutons pas un seul instant de la bonne foi de l’auteur ou de son zèle donquichottesque à vouloir annihiler le Mal — il faut aussi bien voir que dès le début, les dès sont pipés :

4Le projet, en effet, nous explique l’auteur, était d’écrire un ouvrage « qui explorerait… la contribution de la littérature à la « désinstitution » du droit : « au commencement était le crime, la violence, l’imposture… », soit le chaos (lire : Sade). Avec cette question laissée en suspens : le mal radical existe-t-il vraiment ?... S’affranchirait-il de toute espèce de dialectique qui, en fin de compte, le réduirait à autre chose que lui-même ? » (p. 10), et sans aucun doute qu’il n’allait pas être déçu par Sade dans cette aventure : « … ce fut la révélation… un apax de la pensée ». Parce que bien entendu, « l’originalité absolue de Sade » selon la formule de Marcel Hénaff (qu’il cite), c’est qu’il représente l’« entêtement dans l’irrédemption » (p. 11) – et donc le Mal déjà réduit à lui-même, voyez-vous. Quelle aubaine !...

5Ayant donc ainsi trouvé au fond d’un fossé cette « ombre de la loi », ce « héros méphitique », il ne s’agira plus après l’avoir réduit au silence qu’à établir sa culpabilité, déjà donnée comme allant a priori de soi dès l’introduction… Sade et la loi sera donc quelque sorte de « J’accuse », le roman d’un procès dans lequel l’accusé, archétype de tous les auteurs maudits, déjà condamné, ne va sans doute pas s’en tirer à si bon compte… Heureusement que les lois (et M. Ost) sont là, pour nous garantir « contre un éventuel retour de ce refoulé originaire » ! (p. 320). Ayant donc une fois construit dans son esprit un épouvantail, qu’il baptise « Sade », M. Ost va s’y attaquer avec l’enthousiasme d’un chiot jouant avec sa poupée de son… pendant 324 pages !

6Sans doute est-ce là le défaut majeur de ce livre, qu’ayant une fois enfoncé une porte ouverte, M. Ost s’évertue à l’enfoncer encore jusqu’au point final… d’où sa monotonie, l’ennui, la redondance… L’auteur ne se demande d’ailleurs pas une seule fois comment ou pourquoi cette œuvre a traversé le temps, ou est de nos jours devenue si célèbre. L’attrait du Mal serait sa seule force, et il aurait fallu attendre M. Ost pour le découvrir ! Voilà qui nous dit que l’auteur se fait une bien triste idée de notre humanité. L’homme serait naturellement mauvais (« au commencement était le crime, la violence, l’imposture »), et seule La Loi (dont son modèle est la Bible) peut nous sauver du Mal.

7De ces préjugés découle une erreur de perspective qui fausse entièrement la compréhension de l’œuvre de Sade, laquelle est bien illustrée par les deux instances suivantes :

8— l’importance centrale accordée par l’auteur au pamphlet Français, encore un effort pour être républicains…, dont l’ironie lui échappe entièrement, et dans laquelle il voit le moment idéal, et le résumé du programme sadien : « l’établissement d’une authentique pornocratie » (p. 169), « l’apologie du crime et la subversion de toutes les valeurs républicaines » (p. 128). Ce qui est aussi illustré en fin de volume par le dialogue Sade-Satan/Portalis-Ost au cours duquel les opinions de Sade sont systématiquement déformées, et

9— l’incompréhension totale (et très prévisible) du statut du personnage de fiction. Et c’est ici surtout que notre juriste se surpasse, car il conçoit que les personnages fictionnels sont des êtres réels, des monstres enfin, et la preuve de la monstruosité d’un auteur prêt à parcourir le monde pour y semer le Mal, le meurtre, et la désolation. Pas un moment, il ne soupçonne que ces êtres-là pourraient être des symboles, ou métaphores d’une autre réalité – d’une phénoménologie de l’esprit, par exemple, ou d’une herméneutique du concept de nature, ou d’une étude sur la vie spirituelle, ou tout simplement, les ouvriers d’un plaisir de la lecture. Sans doute par déformation professionnelle, M. Ost ne voit en eux que des criminels en puissance, dont il conduit rondement le procès. Ecoutons-le un instant (les crochets sont de moi) :

10« C’est le moment que choisit le chevalier pour entrer en scène, [messieurs les jurés], offrant ainsi de nouvelles combinaisons au metteur en scène des plaisirs – des plaisirs désormais aggravés de la pratique incestueuse [notez-le bien]… On convient de la mise à mort de la malheureuse… Et puis ce détail… qui a l’abject ajoute la dimension anthopo-mythologique : [le vagin de] la mère sera cousu, et par sa fille encore…  En ce point, [messieurs les jurés], les mots viennent à manquer ; le commentaire s’étouffe… Sans doute n’est-ce pas la scène la plus cruelle… Mais imagine-t-on un diabolisme plus consommé ? », etc… Voici notre procureur au barreau. Il y est depuis le début, et il ne le lâche pas.

11On pourra quand même regretter que M. Ost perde ainsi son temps à se battre contre des moulins à vent, car il a du talent, et de la méthode. Il commet parfaitement bien son dossier mais, et voilà le « hic », seulement en procureur, seulement en ce qui concerne les pièces à conviction. Le beau filet de lois qu’il jette sur son accusé n’attrape que du vent. Non pas que M. Ost ait ignoré que c’est d’une autre loi que parle Sade, mais de celle-là, il n’a pas voulu nous en parler. « Laissez, je vous prie, la nature hors de nos débats », demande Portalis-Ost à Sade dans leur débat imaginaire (p. 311), car « cette loi (voix) [de la nature] n’a plus grand-chose de commun avec « notre » concept de la loi, (p. 205), (« notre », c’est-à-dire le sien, bien sûr). Il s’agit d’un « labyrinthe » (p. 20) auquel M. Ost ne comprend rien du tout, mais il a du moins l’honnêteté de l’admettre : il n’essaiera pas d’ « épuiser la question, très complexe, de la théorie sadienne de la nature », nous avoue-t-il. (p. 187). Et le fait est, qu’il ne l’a même pas ébauchée. Dans ces conditions, il aurait été étonnant qu’il arrive à nous dire quoique ce soit de très original sur Sade.