Acta fabula
ISSN 2115-8037

2020
Mai 2020 (volume 21, numéro 5)
titre article
Vanessa Obry

Sur la trace de l’auteur : le geste créateur de Raoul de Houdenc (XIIIe siècle)

On the trail of the author: the creative gesture of Raoul de Houdenc (XIIIth century)
Sébastien Douchet (dir.), Raoul de Houdenc et les routes noveles de la fiction. 1200‑1235, Aix‑en‑Provence : Presses Universitaires de Provence, coll. « Senefiance » n° 66, 2018, 212 p., EAN 9791032001868

En quête d’une « griffe » d’auteur

1Le volume collectif dirigé par Sébastien Douchet et consacré à Raoul de Houdenc prend la suite d’un autre recueil d’actes de colloque, lui aussi publié dans la collection « Senefiance » des Presses Universitaires de Provence, en 2015, qui avait également pour objet un auteur du xiiie siècle, Wauchier de Denain1. Les treize articles réunis autour de l’œuvre de Raoul de Houdenc peuvent ainsi se lire dans une série plus vaste, se proposant de revenir sur les questions qui touchent le geste créateur au Moyen Âge, et dans laquelle on pourrait intégrer, même si c’est dans une perspective quelque peu différente, un ouvrage sur l’anonymat2 et un autre sur le style3, aussi issus de rencontres aixoises. À propos de Raoul de Houdenc, auteur dont on situe l’activité dans le premier tiers du xiiie siècle, comme de Wauchier de Denain, la question centrale est en effet celle de l’unité de la production littéraire attribuée à un auteur, alors même que cette production apparaît comme un massif dispersé ou, du moins, scindé en plusieurs ensembles nettement distincts, que seul un nom semble réunir.

2À la polygraphie de Wauchier, dont l’œuvre se partage entre historiographie, traduction en prose, récits hagiographiques et roman, répond en effet la contribution de Raoul de Houdenc aux deux massifs génériques que sont le roman arthurien — représenté par Meraugis de Portlesguez et La Vengeance Raguidel — et le récit allégorique — Le Songe d’Enfer, Le Roman des Eles et Le Dit Raoul de Hosdaing (Le Borjois borjon). Il n’est pas fréquent, dans le champ des études médiévales, de considérer ensemble les œuvres attribuées à ce même auteur, car les pièces éparses réunies par le nom de Raoul de Houdenc concernent des champs de recherche traditionnellement séparés : spécialistes du roman et de l’allégorie sont donc réunis dans ce volume, avec l’intention de porter un regard nouveau sur des œuvres lues souvent de manière isolée4. Le recueil n’échappe pas complètement à la bipartition, puisque certains articles portent sur une œuvre ou sur un genre littéraire, mais leur coexistence, ainsi que la mise en perspective proposée dans l’introduction, permettent une véritable interrogation sur les « aspects unifiants5 » de l’œuvre.

3La question de l’unité à chercher derrière une liste d’œuvres a pu se poser en termes d’identification d’une signature : si le nom de Raoul est mentionné dans les textes, l’attribution de ces derniers a suscité, comme souvent, des débats dans l’histoire de la critique, comme le rappelle Olivier Collet à propos du Dit (p. 33). Le volume peut ainsi éclairer, une nouvelle fois, les phénomènes d’attribution des œuvres et les incertitudes qui lui sont liées. Mais ce n’est pas son enjeu propre et la démarche pose d’autres questions, sur la construction de l’histoire littéraire par la réception, ancienne ou moderne, des textes, sur la valeur à attribuer à l’innovation comme marque distinctive des œuvres, ainsi que sur la possibilité de reconnaître, en analysant ses productions, la plume d’un auteur : comment situer une œuvre singulière sur le fond de son époque ?

4Si ni Wauchier de Denain, ni Raoul de Houdenc ne sont inconnus, ou à proprement parler secondaires dans le champ des études médiévales, poser la question de l’auteur en ne s’appuyant ni sur les grandes figures canonisées comme les premiers « auteurs » médiévaux — tels Chrétien de Troyes ou Marie de France — ni sur des figures plus tardives et plus aisées à cerner — tels Guillaume de Machaut ou Christine de Pizan — présente à la fois un intérêt en soi et au regard de ces travaux sur les « grands auteurs » médiévaux. Le volume peut ainsi se lire en écho des recherches récentes sur Chrétien de Troyes, qui ont posé la question auctoriale de deux manières différentes : de la quête, menée par Danièle James‑Raoul6, de la « griffe d’un style » émergeant de la tradition rhétorique de son époque, au travail collectif de Zrinka Stahuljak, Virginie Greene, Sarah Kay, Sharon Kinoshita et Peggy McCracken dans l’ouvrage Thinking Through Chrétien de Troyes7 qui lisent l’œuvre comme l’expression d’un milieu, se pose en effet la question de l’unité de la production d’un auteur, et de son inscription, sur le mode de la distinction ou de l’émanation, dans son temps8.

5L’ouvrage s’organise en trois sections, précédées de l’introduction écrite par S. Douchet et suivies de quatre index ainsi que d’une bibliographie. La première partie, « Faire œuvre. Tradition, mise en recueil, réception » aborde des phénomènes d’intertextualité, d’échos, de transmission et d’héritages, pour montrer comment la production de Raoul de Houdenc se situe dans le contexte littéraire immédiat ; il s’agit donc d’aborder à la fois le rapport de Raoul de Houdenc à des traditions antérieures et la réception médiévale de ses œuvres, pour mesurer la pertinence de leur perception comme un tout unifié. La deuxième partie, « Faire neuf. Évolution, innovations et brouillages » regroupe des analyses qui décèlent, au sein des œuvres elles‑mêmes, les traces d’une nouveauté propre à l’écriture de Raoul de Houdenc. Enfin, la troisième section intitulée « Faire autorité. Le je, l’écrivain et les valeurs du texte » s’intéresse aux enjeux axiologiques de l’œuvre, à la représentation de la figure auctoriale dans les textes et à sa posture affichée dans le champ à la fois littéraire et social. Au fil de ces trois étapes, qui font alterner mise en contexte et regard interne porté sur les textes, se dessinent des lignes de force et l’unité d’esprit de l’œuvre se dégage peu à peu.

Les mauvaises herbes dans le jardin

6À la répartition de l’œuvre de Raoul de Houdenc entre les deux genres du roman arthurien et du récit allégorique répond une bipartition critique, faisant de l’auteur l’épigone de Chrétien de Troyes en matière romanesque d’une part, et un maître novateur en matière d’allégorie d’autre part (p. 7). Les deux romans Meraugis de Portlesguez et La Vengeance Raguidel reprennent en effet les motifs arthuriens présents chez l’auteur du xiie siècle, dans une pratique intertextuelle qui peut s’analyser comme parodique ; le jeu littéraire de Raoul de Houdenc romancier est souvent un jeu contre une tradition qui semble remonter à Chrétien de Troyes9. Face à cette place de romancier « second », on définit l’œuvre allégorique de Raoul de Houdenc comme la première manifestation vernaculaire de la fiction allégorique, sous la forme du récit de songe à la première personne (voir le Songe d’Enfer en particulier). Cette contradiction flagrante est la conséquence d’une perception orientée de l’histoire littéraire, qui ne peut sans doute qu’aboutir à ce type d’incohérence, si l’on pousse à l’extrême la double logique de reconnaissance de l’ancien dans le nouveau et de recherche de l’après dans l’avant. Mais plus fondamentalement, ces caractérisations contraires de l’écriture de Raoul de Houdenc conduisent à s’interroger sur la place de l’auteur dans la production de son temps.

7Or, le volume parvient à s’affranchir partiellement de cette contradiction, réduisant ainsi l’écart entre la production romanesque et la production allégorique, pour faire émerger une voix singulière, sans toutefois laisser de côté les différences entre les textes. Le trait commun analysé par plusieurs contributeurs est l’art du détournement et du renouvellement critique : la plume de Raoul de Houdenc manie la rupture. La « route novele10 », citation de Meraugis de Portlesguez exploitée par Romaine Wolf‑Bonvin dans un sens métapoétique (p. 133) et reprise dans le titre du recueil, correspond au cheminement littéraire heurté que semblent suivre tous les textes. La contribution de Mark Burde (p. 23‑32), étudiant les relations entre le Songe d’Enfer et les traditions satiriques médio‑latines, montre comment la « rupture récréative » (p. 32) et l’innovation sont aussi continuation thématique des écrits cléricaux antérieurs. Le renouvellement d’une tradition revisitée et renouvelée concerne ainsi non seulement l’écriture allégorique, dont Marylène Possamaï souligne la logique parodique (p. 83‑94) et dont Mireille Demaule montre qu’elle allie construction et déconstruction de l’allégorie, le Songe s’ouvrant, dans sa seconde partie, aux types sociaux et aux références contemporaines, mais aussi le roman qui détourne les motifs et les personnages (p. 73‑82 ; voir aussi les contributions de Romaine Wolf‑Bonvin, p. 109‑120, et de Carine Giovénal, p. 121‑135). La contribution d’Isabelle Arseneau, explorant l’art du brouillage générique dans le roman en particulier, montre comment les détournements romanesques rejoignent l’allégorie par un même rapport problématique à la fabula et par la mise en valeur de la vanité des codes de la fiction (p. 95‑96).

8L’étude du renouvellement, conçu comme détournement critique et volontiers comique, ne cesse certes pas complètement de faire de Raoul de Houdenc un « épigone », mais la confrontation à l’ensemble de sa production a le mérite de faire émerger une unité de positionnement de l’œuvre, ouverte « sur la production passée et à venir » (p. 14) ; une telle orientation d’esprit commune peut alors être perçue comme une marque auctoriale, caractérisée par un regard critique et désabusé. Selon l’image empruntée à une citation du sermon De Spiritu sancto d’Étienne de Tournai, dont s’inspire le Songe et que démarque le Dit, la fin de l’introduction du volume peut ainsi définir l’œuvre dans son rapport à l’héritage littéraire comme un « jardin de deduit envahi de mauvaise herbe » (p. 19).

9Cette attention au renouvellement critique prend un intérêt particulier dans la mesure où celui‑ci trouve un écho dans la représentation d’une instance auctoriale dont on peut déceler la présence dans les textes. La construction du Je portant le récit allégorique dessine une persona de jongleur dont la versatilité est le socle d’un regard critique : c’est ce que montre la contribution de Françoise Laurent (p. 139‑149). Le caractère ludique de la posture auctoriale est aussi souligné par Hélène Dupraz‑Rochas (p. 163‑172). Cette mouvance de l’individu, assortie d’une tendance à la remise en cause, est aussi caractéristique des réflexions sur le nom propre analysées par Sandrine Hériché (p. 151‑162) : chaque œuvre porte en effet une interrogation sur l’adéquation des noms11.

10De plus, la prégnance de ce regard à la fois critique, comique et désabusé semble avoir été perçue au Moyen Âge, comme le montrent plusieurs témoignages de la réception précoce des œuvres. Certes, la transmission manuscrite des textes étudiée par Olivier Collet ne permet pas d’être sûr que toutes les œuvres attribuées à Raoul de Houdenc aient jamais été réunies dans un même codex (p. 33); aucun exemplaire ne renferme en effet plus d’un écrit de l’auteur, ce qui oppose une nouvelle fois Raoul à Chrétien de Troyes ; mais l’entourage des œuvres dans les manuscrits‑recueils montre qu’elles ont été perçues comme modernes car critiques. La transmission matérielle de l’œuvre vient ainsi conforter l’idée d’une singularité et d’une conscience commune qui a pu être perçue par le public médiéval, même si la tradition manuscrite atteste aussi d’une réception bipartite des écrits, informée par leur affiliation générique (p. 33‑42). Les réécritures et prolongements des récits arthuriens de Raoul de Houdenc dans les romans en prose du xiiie siècle témoignent eux aussi, comme le montre Nathalie Koble, d’une perception de la singularité de cette œuvre qui programme sa postérité en ouvrant à une mémoire créatrice (p. 43‑56). L’œuvre qui brouille les codes dont elle hérite appelle à de nouveaux brouillages qui lui redonnent vie, dans le roman en prose cherchant lui‑même à « imposer sa propre version du monde » (p. 56). Le même type de reprise créatrice peut‑être perçu dans la réception de l’allégorie de Raoul de Houdenc étudiée par Guillaume Funfrock (p. 57‑69) : la Voie de paradis du Pseudo‑Raoul et le Tournoiemenz Antecrist de Huon de Méry témoignent eux aussi d’une réception déformante, sélective et en contrepoint (p. 69). Le détournement créatif de Raoul de Houdenc en susciterait donc d’autres. Le cas du manuscrit de Meraugis conservé à Vienne et étudié par Isabelle Arseneau témoigne aussi, d’une autre façon, d’une conscience de l’art de la rupture manié par l’auteur du roman, dans la mesure où le copiste semble y avoir cédé à une volonté de normalisation (p. 102 sq.).

L’auteur en son temps

11En définissant l’œuvre de Raoul de Houdenc comme un ensemble, dont la tendance à la rupture s’ancre dans les goûts de son époque, le volume a le mérite de définir la contribution de l’auteur en la situant dans un contexte plus large. Ne considérer Raoul de Houdenc ni proprement comme un épigone, ni comme un précurseur, permet de le resituer pleinement dans son temps. C’est à ce titre qu’il peut ne plus être lu dans l’ombre de Chrétien de Troyes, mais sur le même plan, comme le fait Huon de Méry dans le Tournoiemenz Antecrist en citant les deux auteurs ensemble, puis, plus tard, Geoffroy Tory dans son Champ Fleury en 1529 (voir p. 5‑6) : l’œuvre de Raoul de Houdenc permet d’accéder à un mode de pensée propre au premier tiers du xiiie siècle, tout comme celle de son prédécesseur reflétait les préoccupations de son époque.

12Le volume opère ainsi une mise en contexte littéraire de l’œuvre de Raoul de Houdenc en s’intéressant aux phénomènes d’héritage et d’intertextualité, mais aussi une mise en relation avec un contexte culturel et social. Alors que l’article de Mireille Demaule souligne le rôle des types sociaux dans la déconstruction de l’allégorie, la contribution de Françoise Laurent montre que le masque du Je du récit allégorique, porteur des valeurs jongleresques, est pleinement ancré dans la référence à une société contemporaine : il s’identifie avec « le groupe social, à la fois le mieux représenté et le plus contesté de son temps » (p. 149) et c’est ce qui fonde le regard critique porté sur le monde. Considérant ce Je versatile un précurseur de Rutebeuf et de la poésie personnelle que définit Michel Zink12, Françoise Laurent fait aussi de l’œuvre de Raoul l’émanation d’un contexte de pensée. De même, alors que Philippe Leblond souligne que le Roman des eles se fait chambre d’écho de l’effondrement des valeurs courtoises (p. 173‑183), la contribution d’Hélène Dupraz‑Rochas montre que les jeux présidant à l’écriture de Raoul de Houdenc correspondent à l’évolution des goûts du public et sont le fruit d’un courant de sécularisation de la société (p. 163‑172). C’est aussi ce que souligne Olivier Collet : l’esprit critique dominant correspond au goût du temps et l’étude du contenu codices montre que l’œuvre « participe au plus près de l’esprit qui anime fondamentalement la littérature des premières décennies du xiiie siècle, ce qui en explique dans une certaine mesure le caractère éclectique en apparence » (p. 40).


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13L’art du détournement critique et du renouvellement relève aussi bien d’une technique d’écriture que d’une posture d’auteur, inscrite dans le champ social et littéraire. L’unité d’esprit qui se dégage de l’œuvre de Raoul de Houdenc est bien un signe de son temps, alors que, comme l’écrit Michel Zink, « la littérature française du xiiie siècle se caractérise par l’expression critique de la subjectivité13 ». Considérer l’œuvre de Raoul de Houdenc comme un ensemble permet ainsi de penser les conceptions littéraires de son époque, avec ou à travers lui14. La question de savoir si l’unité de l’œuvre est exclusive de productions d’autres auteurs n’est pas résolue, elle nécessiterait aussi des études comparatives, mais c’est une question difficile et qui, peut‑être, ne présenterait qu’un intérêt limité. Les contributions réunies par Sébastien Douchet parviennent à faire émerger un ensemble unifié et inscrit dans son contexte de production, ce qui est, malgré l’attention à un auteur unique, aussi une invitation à étudier l’affirmation auctoriale au sein d’un réseau de relations.