Acta fabula
ISSN 2115-8037

2020
Mai 2020 (volume 21, numéro 5)
titre article
Eva Le Saux

Pour ne plus oublier Louise Colet

To remember Louise Colet
Louise Colet, Mementos, édités, présentés et annotés par Joëlle Gardes, Paris : Éditions Kimé, coll. « Détours littéraires », 2018, 282 p., ISBN : 9782841748709.

Éditer les Mementos

1Faire connaître Louise Colet telle qu'en elle‑même. Voilà qui pourrait résumer l'entreprise éditoriale que constitue la publication « exhaustive » de ses mementos par Joëlle Gardes. Le travail mené par Joëlle Gardes permet en effet d'appréhender une image plus riche de cette autrice que l'on connait surtout comme la destinataire des lettres de Flaubert. Loin des stéréotypes, et sans orienter la lecture par une surinterprétation psychologisante du texte, trop souvent à l'œuvre lorsqu'il s'agit de Louise Colet, Joëlle Gardes propose au lecteur de découvrir Louise Colet telle qu'elle se raconte dans ses écrits intimes. Si l'image d'une femme passionnée et parfois impulsive léguée par la postérité a tendance à se confirmer, elle est aussi complexifiée par les enjeux auxquels doit faire face cette femme de lettres.

2Mais ce n'est pas chose facile que de faire connaître une femme autrice dans l'ombre d'un grand écrivain. D'un point de vue éditorial d'abord, J. Gardes rappelle dans la présentation qu'elle a dû composer avec les manques d'un corpus fragmentaire. La majorité des mementos proposés dans l'édition provient du fonds de la bibliothèque Ceccano, à Avignon, composé de documents rassemblés et dactylographiés par Paul Mariéton. J. Gardes s'appuie également sur des mementos publiés dans divers ouvrages1 dont certains sont absents du fonds Mariéton. Il s'agissait donc de réunir et de compléter une somme d'informations que l'on ne trouvait jusqu'à présent que de façon partielle et éparse. Les mementos proposés couvrent ainsi la période de 1845 à 1853, à l'exception de 1846, avant de s'interrompre, puis se réduisent comme peau de chagrin pour l'année 1868 et jusqu'en 1873. En raison de leur illisibilité, le choix a été fait de ne pas inclure des ébauches datant de 1831 et de 1832. L'édition des Mementos est donc à la fois un travail de compilation mais aussi de mise au jour de mementos inédits, rendu complexe par la nature même du matériau.

3Le texte se présente en effet souvent comme un texte à trous et les mementos conservés ont aussi leurs zones d'ombre. Le riche appareil critique fourni par J. Gardes fait dialoguer chaque memento avec diverses correspondances et irradie au‑delà du livre vers d'autres lectures, en même temps que certains noms non élucidés invitent à poursuivre la recherche. J. Gardes retrace la genèse de chacun des mementos en s'appuyant d'une part sur le travail effectué par Paul Mariéton et sur les ouvrages précédemment cités et, de l'autre, en apportant pour chaque nouvelle période un éclairage critique et contextuel qui permet de resituer l'écriture dans la vie de Louise Colet et dans l'Histoire. La chronologie donnée à la fin de l'ouvrage est un outil précieux qui offre une vision d'ensemble de la vie de Louise Colet et permet au lecteur de situer à tout moment le memento dans cette vie. De même, l'index des noms et des œuvres facilite la circulation dans l'ouvrage. Enfin, les nombreuses lettres fournies en annexe jettent un éclairage différent sur les mementos en rendant la parole à la personne qui en est le sujet et offrent ainsi une vision nuancée du propos de Louise Colet.

Écrire pour se souvenir

4Dans le premier memento donné à lire, daté du 14 juin 1845, Louise Colet entreprend de poser les « bases » d'une écriture qu'elle entend rendre systématique. Différents genres sont convoqués pour qualifier l'écriture : à la fois confession — « la confession de ma vie » — et roman — « le seul roman que je pourrai bien faire et qui vaudra la peine d'être lu » (p. 15) —, donc texte adressé, mais au second degré. Les mementos sont en effet envisagés par Louise Colet comme le support d'un ouvrage à venir et doivent l'aider à « se souvenir », comme l'indique le terme. On trouve ainsi certains éléments « adressés », à la manière de l'autoportrait qui conclut le premier memento et qui doit participer à la création d'un ethos qu'enrichiront les mementos suivants. Ce but semble cependant fluctuant et n'a pas été concrétisé, les mementos restant donc des notes prises presque sur le vif. Cette écriture du souvenir « traces du passé » (p. 16) oscille ainsi entre une écriture intime, presque diariste, et une prise de note informative. L'écriture est aussi d'emblée dotée d'une visée thérapeutique « écrire tout ce que j'éprouve, tout ce que je vois, tout ce qui m'émeut, me fera du bien » (p. 20) qui se confirme au fil des mementos. Le travail d'écriture, que ce soit celui des mementos ou celui de l'œuvre « officielle » est ainsi très souvent lié à un besoin de se ressaisir lorsque la vie est décevante.

La vie d'une femme de lettres au xixe siècle

5Les mementos sont à la fois une sorte d'autobiographie et un témoignage. Femme de lettres investie dans la vie littéraire et politique de son temps, Louise Colet se raconte et raconte les personnes qui l'entourent.

6D'abord écrits intimes, les mementos se font le reflet des fluctuations de la vie familiale de Louise Colet. La question de l'éducation de sa fille, la séparation d’avec son époux puis son décès, le décès de son fils, ses grossesses potentielles sont autant d'éléments abordés de façon plus ou moins explicite. Mais ce sont surtout les événements de la vie sentimentale de Louise Colet qui constituent le fond des mementos. Ses amants se succèdent au fil des pages : Flaubert, Désiré Bancel, Franz Noller, Auguste Vetter, Musset, sans oublier Victor Cousin et d'autres encore. Louise Colet apparaît ainsi comme une femme libre qui affirme son désir et vit chaque relation avec intensité. Le rôle thérapeutique de l'écriture joue à plein lors des ruptures et les mementos doivent aussi lui permettre de se souvenir du sentiment éprouvé afin de ne pas reproduire la situation. Ainsi, lors de la rupture avec Boris Christien :

Je suis rentrée chez moi souffrante et triste. Demain tout sera rompu avec l'autre mais je veux ressaisir ma liberté pour en jouir et non pour l'aliéner encore. Désormais, plus d'amour ! Ma fille ! Et ma carrière littéraire. Pour elle, je veux conquérir la gloire et la fortune. (16‑17 juin 1845, p. 26)

7Cet aspect de l'ouvrage contribue à la complexification de l'image de Louise Colet qui a été transmise par l'histoire littéraire comme seulement amante de Flaubert et muse. Se dessine à travers les mementos le portrait d'une femme active qui n'est pas que le réceptacle passif d'un désir masculin et poétique. Elle est séductrice et consciente de ses atouts, créatrice et consciente de son talent et de celui des autres. En témoigne la comparaison qu'elle fait entre l'une de ses pièces et celle de Dumas :

« Mes tristesses en quittant Dumas. Je crois Madeleine plus originale, plus dramatique, plus inspirée que cette œuvre [Le Testament de César] de pastiche à laquelle il travaille et pourtant quel est jusqu'ici le sort de mon ouvrage !... » (10 janvier 1849, p. 40)

8En témoigne aussi la reconnaissance précoce du talent de Flaubert. « C'est un génie » (p. 119) écrit‑elle le 4 février 1852 après avoir lu une première version de La Tentation de Saint Antoine, et alors même que les amis de l'écrivain doutent de ses capacités.

9Les mementos présentent ainsi un intérêt documentaire en ce qu'ils nous donnent un aperçu de la vie littéraire autour des années 1850 à travers certains personnages emblématiques. On croise de nombreuses personnalités du monde littéraire : Juliette Récamier, Dumas, Béranger, Louis Bouilhet, Maxime Du Camp, Victor Hugo, Edma Roger des Genettes, Sainte‑Beuve, des académiciens.... Mais ce sont les amants, anciens ou présents, qui font l'objet de portraits plus étendus. Il s'agit la plupart du temps de portraits en creux et en actes, et Louise Colet s'arrête parfois de façon plus longue sur certains d'entre eux. Musset, notamment, la fascine :

Chose étrange, cet homme quand je ne le vois pas, exerce sur moi une fascination de pensée qui tient du vertige, je suis pour ainsi dire amoureuse de son génie, ce que je lis de lui m'enivre. Aussitôt que je le vois, le dégoût et le mépris me gagnent. (4 septembre 1852, p. 167)

10Il fait l'objet de nombreux mementos, à mesure qu'elle assiste à son déclin. À sa vision idéalisée du grand poète vient se superposer celle d'un homme plus occupé à vider des verres qu'à écrire, à fanfaronner de performances que vient contredire son impuissance. Louise Colet nous donne un portrait tragi‑comique du grand auteur romantique en pilier de bar, et le donne surtout à Flaubert auquel elle raconte tout. Flaubert est également l'un des personnages principaux de ces mementos, mais le portrait donné par Louise vient ici surtout conforter l'image connue d'un écrivain qui musèle ses sentiments, au grand regret de Louise Colet qui rapporte certaines de leurs conversations :

Je serais un misérable de vous tromper, a‑t‑il répliqué, mais je ne puis rien pour votre bonheur. Ni vous, ni une autre, rien ne m'attire. Je suis maître de mes sens, si je le veux, durant un an entier. (27 juin 1851, p. 81)

11Il est intéressant de constater, lorsqu'on lit la correspondance de Flaubert, que les reproches qu'ils se font se complètent. Flaubert reproche à Louise Colet son sentimentalisme, tandis qu'elle lui reproche sa froideur. Les mementos, à défaut des lettres de Louise Colet, permettent ainsi de retracer leurs échanges. Enfin, Victor Cousin, ancien amant qui la soutient financièrement, essuie le plus souvent son mépris et sa colère, mais les lettres données en annexe par J. Gardes viennent nuancer le portrait négatif peint dans les mementos.

12Les mementos nous renseignent également sur la vie politique dont Louise Colet est le témoin. Très investie, elle assiste aux séances de l'Assemblée et tient un salon dans lequel se côtoient personnalités littéraires et politiques. Passent dans les mementos, les rebondissements politiques de la période, et l'on peut déplorer la perte de la plupart des mementos de 1848. L'Histoire interfère parfois avec l'écriture, il en est ainsi du coup d'État du 2 décembre 1851 dans le memento daté du 24 décembre 1851 :

Depuis quelques jours, je n'ai pas eu le courage d'écrire de memento. Je suis accablée des événements publics et navrée de ma situation particulière. (p. 109)

13Elle retranscrit certaines observations qui viennent témoigner d'un état d'esprit, par exemple lors du retour de Louis‑Napoléon Bonaparte à Paris, après sa tournée en province :

Nous sommes sortis et nous avons vu passer ensemble le président de chez mon libraire Jaccottet. Quelques cris de « Vive l'Empereur » parmi la troupe mais aucun enthousiasme dans la population. Le café était occupé militairement, les arcs de triomphe étaient ridicules. (16 octobre 1852, p. 191)

14Proche des milieux républicains, Louise Colet est liée à des hommes politiques comme Désiré Bancel, Louis Blanc, Ledru‑Rollin.... Elle exprime sa conscience politique, notamment à propos de la condition des femmes. Forte de son expérience de femme veuve et indépendante, en proie à des difficultés financières, elle évoque à plusieurs reprises la condition des femmes dans la société qui s'apparente à « un long martyre », tout en s'interrogeant sur ce que fera pour elles « la société de l'avenir » (28 septembre 1849, p. 50).

15Les mementos donnent ainsi à lire la vie d'une femme de lettres qui n'est pas un homme de lettres comme les autres. Si les enjeux littéraires sont semblables : publier, se faire jouer, gagner des prix, s'ajoute à cela un impératif propre à la condition féminine. Pour Louise Colet, il s'agit non seulement d'être reconnue en tant qu'autrice, mais aussi de gagner sa vie pour subvenir à ses besoins ainsi qu'à ceux de sa fille, sans l'aide d'un homme. Elle écrit ainsi le 25 septembre 1851, alors qu'il lui reste « dix francs […] pour atteindre [s]on trimestre d'octobre » (p. 94), « Nécessité du travail, pauvreté. – Personne sur qui compter. » (p. 96). Cette préoccupation revient de façon récurrente dans les mementos puisqu'il faut souvent à Louise Colet trouver de l'argent pour maintenir son train de vie. Elle se trouve en tension permanente entre l'affirmation de son indépendance, et le besoin d'argent qui la force à dépendre de Victor Cousin, et qui lui fait souhaiter l'aide financière de Flaubert. Si Louise Colet a bien une chambre à elle, elle n'a cependant pas toujours les moyens de la payer... J. Gardes souligne à cet égard que l'aspect inégal de la production littéraire de Louise Colet trouve dans ces difficultés financières une explication. Obligée de publier très rapidement, elle est souvent privée du temps de réflexion qui lui permettrait de mûrir une œuvre plus aboutie.


***

16Avec l'édition des Mementos, Joëlle Gardes nous lègue un dernier ouvrage précieux pour appréhender l'œuvre de Louise Colet, indépendamment du prisme flaubertien2. Les mementos, qui donnent parfois à lire l'œuvre poétique en train de s'écrire, permettent donc désormais de mieux comprendre la production littéraire de Louise Colet, à la lumière d'une vie digne d'un roman.