Acta fabula
ISSN 2115-8037

2020
Avril 2020 (volume 21, numéro 4)
titre article
Allan Deneuville

Une introduction à la poésie objectiviste américaine

An introduction to American Objectivist poetry
Xavier Kalk, « We said Objectivist ». Lire les poètes Lorine Niedecker, George Oppen, Carl Rakosi, Charles Reznikoff, Louis Zukofsky, Paris: Sorbonne Université Presses, coll. « Mondes anglophones » , 2019, 295 p., EAN : 791023106008.

1La poésie objectiviste est en France d’une actualité certaine. Nombreux sont les poètes qui saluent son héritage, à l'instar de Nathalie Quintane dans la préface de son dernier livre Les enfants vont bien1. Elle constitue également une actualité éditoriale avec les publications chez P.O.L et les Éditions Unes des recueils de Charles Reznikoff, ceux de Lorine Niedecker et de George Oppen aux éditions José Corti, de Louis Zukofsky aux éditions Héros‑limite et La Nerthe à qui l’on doit également la publication récente de Carl Rakosi. Tout ce travail éditorial s'est fait en collaboration avec des traducteurs et traductrices ayant relevé le défi de traduire ces poètes. Cependant cet intérêt éditorial et artistique en France fait face à deux limites. La première est un intérêt assez réduit de la critique française, selon l’auteur de «We said Objectivist». La deuxième, en reprenant les propos d'Abigail Lang2, serait les contradictions étonnantes faites par les poètes français lors de leurs recours aux poètes objectivistes.

2Issu d'une thèse de doctorat soutenue en 2007 à l'Université Paris‑Sorbonne par Xavier Kalck sous la direction de Pascal Aquien et faisant suite à la publication de George Oppen's Poetics of the commonplace en 2017, « We said Objectivist » est un ouvrage à visée introductive de la poésie objectiviste américaine au lectorat français. En effet, aucune monographie en langue française ne leur avait été jusqu’à ce jour consacrée. L'auteur vient combler un vide critique : « la production critique consacrée aux objectivistes en France est inversement proportionnelle au volume de traductions de la poésie objectiviste » (p. 16). L'ouvrage se veut une introduction, mais dans une perspective strictement américaniste. « Peu lus, les poètes objectivistes n'en sont que plus facilement mal lus » (p. 263) et c'est donc l'ambition de l'auteur que d'apporter une « bonne lecture » de ces textes. Tout au long de l’ouvrage, les « mauvaises » lectures prennent différents visages recensés avec précision pour en pointer les angles morts ou les points faibles — discours général sur les poètes et placages de concepts philosophiques, entre autres. À l’inverse, Xavier Kalck nous invite à étudier la pratique des poètes et à rester le plus proche possible du texte.

3Son corpus d'étude se compose de quatre poètes associés à l'objectivisme américain : George Oppen, Carl Rakosi, Charles Reznikoff et Louis Zukofsky. Il y ajoute Lorine Niedecker que la critique rattache fréquemment à l’objectivisme, même si sa production est un peu différée temporellement. Après une présentation biographique des auteurs et un état de l'art, l'ouvrage se déploie sur cinq chapitres de longueur égale, consacrés à chacun de ces poètes. L’auteur décide d'utiliser un mode de lecture particulier à chaque étude afin de révéler l'originalité de chacune des démarches à partir de micro‑lectures, d’études prosodiques, mettant en perspective également leur ancrage politique et biographique. Il s’agit pour lui de confronter les analyses préconçues et les poncifs sur ces auteurs à l'expérience véritable du texte. En considérant que l'expérience « objectiviste » a été très différente selon les poètes, et a eu des conséquences sur leur vie également très variées, on ne peut que vouloir rechercher les particularités de chacun et chacune. Il ne s'agira pas de définir généralement l'objectivisme mais d'étudier ce qu’« objectivisme » a pu signifier chez chacun de ces cinq poètes en les éclairant à l'aune de la poésie américaine du xxᵉ siècle.

Charles Reznikoff & le langage des hommes

4Le premier chapitre est consacré à Charles Reznikoff qui est peut‑être l'auteur objectiviste le plus connu en France et le plus influent sur les autres poètes du corpus. Le chapitre s’appuie sur la tension entre sécularisation et sacralisation dans son œuvre. À l'instar d'autres chapitres de l'ouvrage, l'auteur construit ici une opposition formelle qu'il ne s'emploie pas à détruire mais à dépasser, si bien qu’une grande partie de l'ouvrage peut sembler très dialectique. Reznikoff ancre sa poésie à la fois dans un fort héritage hébraïque, une grande implication dans la communauté juive new‑yorkaise, mais également dans un prosaïsme des objets et une mise au défi de l'idée de transcendance. Pour Xavier Kalck, cette opposition n'est qu'apparente et se surmonte dans la langue même du poète. À travers l'étude de différents poèmes, avec des relevés précis, l'auteur montre comment la poésie de Reznikoff repose sur la nostalgie d'une langue qui n'est plus capable de transmettre son message sacré. Les textes hébraïques sont devenus inintelligibles, il faut alors décrire leur absence, comme le dit Stéphane Mosès3. Le travail de Reznikoff ne peut pencher vers l'un ou l'autre côté de l'opposition, il s'agit d'un travail de l'ambiguïté, et c'est cela qui fait la richesse de son œuvre. Le texte hébraïque étant devenu inintelligible, il formule des « paraboles sans enseignement4 », comme le dit Stéphane Mosès à propos de Kafka. Le chapitre se déploie autour d’une lecture intertextuelle de textes hébraïques traditionnels, ou encore de l'œuvre de Spinoza.

Lire Reznikoff depuis son propre contexte ne saurait donc signifier qu'il faut le lire, paradoxalement, contre ce dernier, depuis une posture trop commodément émancipatrice, mais depuis le contexte des conflits qui agitent sa génération et auquel répondent diverses formes de « paraboles sans enseignement ». (p. 87)

5À travers l'exemple de Reznikoff, c'est également une réflexion sur l'appropriation et la sécularisation du régime liturgique hébraïque dans la poésie américaine du xxᵉ siècle que propose Kalck.

La disparition de Louis Zukofsky

6Le chapitre suivant est consacré à Louis Zukofsky, éditeur du numéro de la revue Poetry : A Magazine of Verse en février 1931, intitulé « Objectivists », qui marque la naissance de l'usage du terme dans de la poésie américaine. Le numéro réunit une partie des poètes dits objectivistes ainsi qu’un texte théorique de Zukofsky. Ce chapitre repose également sur des tensions, que l'auteur entend dépasser dialectiquement, entre le formalisme et l'historicisme, entre la matérialité du texte et le solipsisme d'une mesure infiniment personnelle. Xavier Kalck nous invite une fois encore à étudier l'auteur du célèbre poème « A » à partir du texte et en se défaisant des analogies toutes faites de la critique sur la portée conceptuelle du travail de Zukofsky, ou sur son lien à la musique. Il s'agit de s'appuyer sur le poème lui‑même et sur sa prosodie. L'erreur principale de la critique étant d'avoir voulu déplier la condensation de l’œuvre de Zukofsky en oubliant que cette stratégie d'écriture ne constitue pas une stratégie de lecture critique suffisante. Cette confusion serait à l’origine de nombreuses erreurs dans l'interprétation des textes de Zukofsky.

Les échelles de Carl Rakosi

7Le troisième chapitre est consacré à Carl Rakosi, peut‑être le poète le moins connu des cinq étudiés ici, en France. En s’appuyant sur sa biographie, l'auteur explique en partie la disparition de Carl Rakosi du champ poétique. Malgré sa présence dans l'anthologie objectiviste de Louis Zukofsky en 1932, Rakosi ne publia de nouveaux poèmes qu'en 1967. Xavier Kalck consacre son étude sur les jeux d'échelles présents dans l'œuvre de Rakosi. En reprenant l'article de Jeffrey Peterson5, il nous propose de considérer comment Rakosi se sert du poème comme d'un microscope. L'auteur nous met également en garde contre la réduction à laquelle mène une lecture poético‑phénoménologique qui nous éloignerait encore une fois du texte. Il rappelle ainsi que le premier phénomène qui intéresse ces poètes est celui du poème : « la lecture phénoménologique, s'il peut s'agir là d'un outil critique utile, ne doit pas divertir du phénomène poétique spécifique en question. » (p. 143). Il en est de même pour l'importance de la vision chez Rakosi, relevée par une partie de la critique, que Xavier Kalck s'efforce d’étudier, mais en l’interrogeant d'un point de vue de la créativité linguistique.

Lorine Niedecker : ancrage & abstraction

8Le chapitre suivant se concentre sur Lorine Niedecker, la seule femme que la critique rattache généralement aux objectivistes. Face aux quatre autres poètes du volume, des hommes juifs de la côte Ouest des États‑Unis politiquement à gauche, Niedecker est connue pour son ancrage dans le Wisconsin. Elle est également la seule à ne pas être présente dans le numéro de la revue Poetry. C'est d'ailleurs après la lecture de ce numéro qu'elle entre en contact avec Louis Zukofsky en lui soumettant ses poèmes. Dans ce chapitre, Xavier Kalck complexifie l'image toute faite de Niedecker comme une poète minimaliste vivant dans une sobriété volontaire. L'effacement de la poète a eu un coût personnel. Il faut voir « le manque sous le minimalisme, et la précarité dans la simplicité » (p. 189), nous obligeant à considérer ses poèmes d’un autre point de vue. L'auteur s'efforce de montrer que, malgré la présence de la matière minérale et de l'inerte, l'œuvre de Niedecker, que l'on a eu tendance à rattacher aux poètes de la matière et de l'objet, garde une profonde considération pour le néant.

Plutôt que de comprendre les stratégies de condensation chères à Niedecker comme les signes d'une poésie tournée vers la brièveté autotélique de l'épigramme, on s'interrogera donc au sujet des nombreuses scènes de séparation et d'extraction, d'un objet comme d'un être, depuis la densité indistincte d'une matière matricielle qu'il faut quitter. (p. 209)

9Son minimalisme peut alors être entendu en écho avec les jeux d'échelles déjà étudiés dans le chapitre sur Carl Rakosi ou la condensation dans celui sur Louis Zukofsky.

Les poèmes phares de George Oppen

10Dans son dernier chapitre, Xavier Kalck étudie la poétique de George Oppen à la lumière d'un seul et unique poème, « The Ligthouses », composé en 1975 et que le poète avait adressé à Louis Zukofsky. Encore une fois, l'auteur nous invite à revenir au texte afin de déconstruire l'image de poète hermétique que la critique a tendance à accoler à Oppen. Il s'agit de « comprendre dans quelle mesure les stratégies critiques visant à en sacraliser le sens au détour d'analyses à caractères philosophiques obscurcissent le propos extrêmement limpide du poète » (p. 224). L’auteur déplore justement que l'on n’ait pas étudié suffisamment l'écriture d’Oppen d'un point de vue formaliste. L'analyse philosophique a eu trop tendance à s’écarter de l'étude détaillée du texte. Le choix d'étudier « The Ligthouses » d'un point de vue textuel permet au contraire de montrer la richesse stylistique et linguistique du poète. Cela permet également d’étudier un poème assez délaissé par la critique car on ne trouve pas immédiatement de quoi y projeter un développement conceptuel propre à tel ou tel philosophe. Ici, ainsi que chez les autres auteurs auxquels se consacre cette monographie, l'étude du poème a une visée métonymique. Il faut le lire par rapport à l'œuvre entière et non pas seulement comme un bloc détaché.

11Dans sa conclusion, Xavier Kalck revient sur l'actualité de la poésie objectiviste et sur le malentendu dont elle fait l'objet. Il prend l'exemple du film Paterson de Jim Jarmush sorti en 2016, avec Adam Driver et Golshifteh Farahani. L'auteur y pointe la vision caricaturale de la poésie de William Carlos Williams : « Pareille concentration de clichés pourrait sembler relativement inoffensive tant elle confine au parodique, cependant les méprises sur lesquelles elle repose et qu'elle contribue à diffuser méritent que l'on s'y arrête. » (p. 267) Cette conclusion est le lieu pour complexifier de nouveau la prétendue banalité à laquelle on pourrait rattacher ces auteurs. Il faut au contraire sentir la profonde étrangeté, venue de l'intérieur (de la poésie du xxᵉ siècle, des États‑Unis, et du poème lui‑même), dont ces poètes nous permettent de faire l'expérience. Il faut réussir à ressentir l'étrangeté de ces poètes pourtant désormais canonisés au sein de la poésie américaine comme « le chaînon manquant enfin découvert, qui permettrait d'allier l'impérieux formalisme que l'on associe au moment moderniste et le souci d'un monde en partage dont les poètes donneraient à entendre le chant » (p. 283). Nous les recevons aujourd'hui avec ce regard rétrospectif alors qu'il faudrait réussir à les lire « depuis cet entre‑deux, à mi‑chemin entre la ligne parfaite d'une poutrelle et les formes irrégulières de débris dispersés. » (p. 284).

12Si « We said Objectivist » est un ouvrage d'introduction aux œuvres de ces cinq poètes, on pourra s'étonner de la perspective uniquement textuelle (et intertextuelle) déployée par l'auteur. Certes, l’auteur prévient dès le début que sa perspective est uniquement celle d’une restitution de la réception américaine. Il martèle également à chaque chapitre l'importance de revenir au texte et s'oppose à des visions qui diffèrent du textualisme. Cependant, on peut se demander, si en tant qu’introduction et première monographie en France, l'ouvrage n'aurait pas gagné à laisser davantage de place à des visions non‑textualistes permettant d'éclairer certaines problématiques et réflexions esthétiques posées par ces poèmes.