Acta fabula
ISSN 2115-8037

2020
Mars 2020 (volume 21, numéro 3)
titre article
Vincenzo De Santis

Auteure malgré elle ? Sophie Cottin entre histoire et littérature

An author in spite of herself? Sophie Cottin between history and literature
Silvia Lorusso, Le Charme sans la beauté, vie de Sophie Cottin, Paris, Classiques Garnier, coll. « Études romantiques et dix‑neuviémistes », n° 85, 2018, 356 p., EAN 9782406080077.

Ceux qui s’attachent dans leurs écrits à peindre fidèlement la nature, à retracer les vertus et les vices, les charmes et les ridicules de la société, sont la plupart taciturnes, misanthropes ; ils ne paraissent dans les cercles nombreux que pour y prendre des notes, y choisir leurs modèles ; ils redoutent la moindre distraction, et voudraient pour ainsi dire se rendre invisibles à tout le monde.

1C’est ainsi que Jean‑Nicolas Bouilly, dans ses Conseils à ma fille, ou Anecdotes historiques (1812), ouvre sa présentation de Sophie Cottin, quatre ans après la mort de la romancière. « Âme sensible » à la « modestie touchante », souvent oubliée dans les histoires littéraires, Sophie Cottin fait partie de ces écrivains du tournant du XVIIIe siècle dont le nom suscite un double effet sur le lecteur : d’un côté, il lui est pour le moins familier, dans la mesure où ses romans paraissent régulièrement dans les catalogues des éditeurs de la première moitié du XIXe siècle ; de l’autre, il lui reste inaccessible en raison d’une pénurie d’études et d’éditions récentes qui reflètent la « modestie » et la taciturnité de l’auteure, relevée par Bouilly.

2Dans son ouvrage soutenu par une bibliographie extrêmement riche et variée, Silvia Lorusso propose une biographie intellectuelle de l’écrivaine de Tonneins, à l’appui d’un ensemble de matériaux issus de la correspondance – publiée ou non –, de la presse de l’époque, et d’un vaste corpus de documents souvent inédits conservés aux Archives Nationales, aux Archives de Paris, et à la Bibliothèque Nationale de France (un grand fond Cottin ayant été acquis en 1969). Comme en témoignent les annexes et la bibliographie finale, S. Lorusso s’intéresse aussi à la réception européenne des œuvres de la romancière, dont elle retrace l’ampleur grâce à une enquête minutieuse sur les éditions et les traductions de ses ouvrages. La recherche factuelle menée à partir d’une enquête documentaire solide permet également à S. Lorusso de remettre en question certaines affirmations héritées de la critique précédente, souvent marquée par des renseignements vagues voire « contradictoires » (p. 13), ainsi que de revenir sur la légende noire qui présente Cottin comme responsable de la mort d’au moins deux prétendants. La mauvaise fortune dont la réception tardive de Cottin est marquée est liée à un double préjugé : femme coquette, en dépit de sa « laideur » (Benjamin Constant et Sainte‑Beuve, entre autres, insistent sur cet aspect), elle se révèle à la fois romancière scandaleuse et auteure d’ouvrages que l’on accuse d’être licencieux ; pourtant, son succès auprès du public est attesté par les ventes des exemplaires de tous ses romans qui demeurent constantes en dépit des attaques les plus dures de la critique sous la Restauration (voir p. 267‑292).

3Le livre de S. Lorusso suit un plan chronologique et analyse la figure de Cottin de ses origines familiales jusqu’à la publication et à la réception posthume de ses œuvres. Grâce à ses recherches d’archives, S. Lorusso revient sur les circonstances floues de la naissance de Mlle Risteau (1770), sur son mariage avec Paul Cottin en 1789, sur la brève fuite en Angleterre (1792), sur les effets néfastes de la mort de son mari (1793), et sur la souffrance liée à sa stérilité, ainsi que sur le traumatisme provoqué par une grossesse nerveuse qui marquent les années précédant ses débuts littéraires. La relation fondamentale avec la cousine Julie – souvent présentée par la critique comme une liaison ambiguë – est aussi analysée, ainsi que les rapports complexes de l’écrivain à la foi chrétienne. Deux longs chapitres sont consacrés à sa relation avec Pierre‑Hyacinthe Azaïs et notamment à leur rupture, sur laquelle la critique ne s’était prononcée que de manière très contradictoire.

4La reconstruction de la réception des romans – mais aussi de leurs traductions et adaptations dramatiques – dévoile l’intérêt que porte Cottin à la question cruciale de la légitimation de l’écriture féminine au tournant des Lumières. S. Lorusso analyse et historicise la position complexe de Cottin, qui ne revendique jamais de manière directe le droit des femmes à la littérature : romancière « malgré elle », l’auteure de Malvina ne renie jamais sa vision « rousseauiste », et circonscrit essentiellement le rôle de la femme au « culte de la famille » (p. 152) ; pourtant, sa condition de veuve ferait de son activité littéraire – qui se concrétise tout d’abord sous forme anonyme – un péché véniel, admissible également par le choix d’un genre littéraire précis, celui du roman, que l’écrivaine considère justement comme « le domaine des femmes » (Malvina, citée à la p. 145), en opposition aux ouvrages philosophiques, qu’une plume féminine ne serait pas à la hauteur de produire. Les affirmations présentes dans la première édition de Malvina, qui disparaissent à partir de la deuxième, expliquent l’amertume que nourrissent envers Cottin d’autres auteures, telles que Mme de Genlis, et notamment Mme de Stäel, qui se sentait particulièrement visée, et dont les timides tentatives d’excuses esquissées par Cottin ne calment pas la rage.

5Le travail de S. Lorusso n’est pas uniquement un ouvrage d’érudition et de reconstitution critique : l’analyse des romans, souvent jugés à leur parution comme « scabreux », de ses best‑sellers et de ses succès de scandale, montre toute l’importance de l’écrivaine dans l’évolution du roman français et européen, et notamment du roman « sentimental ». Nourrie par les grands succès de librairie des Lumières – La Nouvelle Héloïse, Paul et Virginie, mais aussi Les Liaisons dangereuses et Le Tableau de Paris – Cottin s’ouvre un chemin original dans ce sous‑genre à partir de ses débuts littéraires. Comme le montre S. Lorusso, dès son premier roman, Claire d’Albe – l’ouvrage « le plus compromis par les temps révolutionnaires » (p. 271) où la protagoniste cède à son amant sur le tombeau de son père, d’où le caractère « transgressif » de la publication – la production de Cottin serait ainsi marquée par le « rejet des règles » de « la tradition du roman sentimental » (p. 142). Profondément influencée par La Nouvelle Héloïse, dont la structure reprend aussi la forme épistolaire, l’histoire de Claire d’Albe s’en détache sensiblement en mettant en scène une passion destructrice qui engendre « des instances du désir (…) qui ne peuvent pas être sublimées » (p. 142).

6La formule est en quelque sorte reprise dans les deux romans à succès qui suivent, Malvina et Amélie Mansfield, grâce auxquels Cottin semble commencer une carrière d’écrivaine professionnelle, comme en témoignent également la correspondance avec les éditeurs ainsi que les plans et contrats de publication étudiés par S. Lorusso, qui correspondent à sa consécration comme auteure. Le premier des deux textes est marqué, comme le souligne aussi la critique de son temps, par une analyse minutieuse des origines et des dérives de la passion amoureuse ; le deuxième, jugé tout aussi « scabreux », se termine par le suicide de l’héroïne qui, se croyant abandonnée de son amant Ernest dont elle porte l’enfant illégitime, se jette dans le Danube (p. 153‑167, le dénouement change à partir de la deuxième édition). Les ouvrages suivants – Mathilde, ou Mémoires tirés de l’histoire des croisades (1805), où l’auteure tend à viser un public différent, celui des « hommes de lettres », et notamment, Élisabeth, ou les Exilés de Sibérie de 1806, un roman « presque sans amour » (p. 218) – sont autant d’expériences sur le genre romanesque qui marquent l’évolution esthétique de sa prose narrative, évolution qui s’arrête l’année suivante, à cause de la mort de l’écrivaine après une longue maladie, mais dont les projets inédits montrent toute la vitalité (brouillons de romans, d’ouvrages religieux et de pédagogie).


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7En situant l’auteure de Mathilde dans le panorama historique et littéraire de son époque, Silvia Lorusso offre le premier ouvrage monographique consacré à Sophie Cottin depuis celui de Leslie Clifford Sykes (1949). Elle y démonte les mythes et les légendes qui ont entouré l’image de la romancière à partir du XIXe siècle et qui s’étaient imposés comme des lieux communs critiques. La précision des analyses et la recherche documentaire minutieuse font de cet ouvrage une lecture très utile pour les spécialistes du roman de cette période sans nom entre Lumières et Romantisme.