Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Printemps 2006 (volume 7, numéro 1)
Jérôme Ceccon

Possibilité de la littérature

Jean Bessière, Principes de la théorie littéraire, coll. « L’interrogation philosophique », PUF, oct. 2005, 269 p.

1Dans le nouvel essai qu’il propose à notre lecture et à notre réflexion, Jean Bessière se veut tout à la fois critique et synthétique. Refusant de "procéder à un examen détaillé des diverses caractérisations de l’objet littéraire", il s’efforce de synthétiser, en relevant les deux interrogations constantes : "en quoi ou par quoi la littérature est-elle possible ? Quels sont les moyens de l’identification de la littérature ?".  Reprenant des questions anciennes, la critique contemporaine s’interroge sur le fait littéraire en essayant de définir son essence et son existence. Dans une première partie, l’auteur tente de préciser les conditions qui permettent d’identifier la littérature. Cette œuvre littéraire - présentée à une conscience - revêt plusieurs formes ou genres et ne s’enferme pas dans un fait divers mais, telle la tragédie, se donne en spectacle, sans que soient absentes vérité et fausseté. Jouant d’une réelle dualité entre énonciation et information, l’œuvre reste toujours à interpréter. Elle n’est, en effet, pas réductible à un "discours déterminé par un contexte" mais elle reste unique, invitant le lecteur ou spectateur à réfléchir par lui-même. Mais cette œuvre est tout autant question que lieu. Si elle suppose un public ou un lecteur, elle ne peut s’en tenir à un seul public. Décontextualisée, elle n’en demeure pas moins "une identité et une différence" et revêt "une fonction de pont entre le sujet, auteur ou lecteur, et les environnements informationnel et formel".

2Poursuivant, dans une deuxième partie, sur les notions de poïesis et autopoïesis, J. Bessière relève le fait que la poïesis institue l’altérité de l’œuvre. La reprise des données environnementales est une sorte de marquage. L’auteur évoque alors trois œuvres qui seront des exemples avancés tout au long de l’essai. Il s’agit de L’Œdipe Roi de Sophocle qui implique une reprise d’informations sur Œdipe, alors que chez Balzac, le roman Les Chouans évoque la Révolution française et le poème d’Ezra Pound "In a station of the metro" reprend des informations sur la ville, tout cela dans une certaine unité et singularité. Par ailleurs, l’œuvre qui réidentifie n’est pas une simple copie. Cette réflexivité – appelée autopoïesis (être en soi) – conduit à un Œdipe Roi qui est une variante du mythe d’Œdipe. Par cette sélection, l’œuvre se construit, tandis que l’autopoïesis en reste la figuration du dehors. À travers les divers caractères de l’autopoïesis, particulièrement de délittéralisation, une invitation pressante est faite à abandonner ces élaborations critiques constantes s’enfermant dans une définition de la littérature per se et à reconsidérer les débats sur les formes et les genres littéraires. Notant que "l’œuvre indique qu’elle ne peut être présentation que selon l’hypothèse qu’elle ne peut tout contenir, qu’elle est sélection" et que "c’est là répéter la double observation et la rupture de l’œuvre avec la communication standard", l’auteur conclut par la question de l’unité de la présentation et de ses environnements.

3J. Bessière aborde, dans une importante troisième partie, la présentation et transitivité de l’œuvre, en répétant la distinction et la question de la pertinence, et en soulignant que la tragédie d’Œdipe Roi qui suppose l’environnement formel de la tragédie, ne se confond en fait avec aucune tragédie. Il note alors qu’il convient de rappeler l’angle sous lequel a été abordée la question de la pertinence : "l’œuvre est la question de l’unité de cette altérité – des environnements informationnel et formel – qu’elle institue et d’elle-même". Dans une tentative d’une redéfinition de la transitivité de l’œuvre, il précise que, dans une rupture avec la communication standard, elle "permet la poursuite de la communication selon les paradoxes de la présentation…, alors qu’au sein du discours, elle est la différence des discours, au sein du monde, la différence de son fait". Sans contredire la poïesis, la transivité ainsi précisée "constitue … une réponse à la question du lieu commun qui  caractérise l’œuvre". Poursuivant son analyse, il montre que "l’inversion de la figuration de l’institution linguistique de la réalité et celle de la figuration de l’institution sociale de la réalité jouent de manières complémentaires" et souligne comment "cette interrogation…permet de reformuler la dissociation du quoi et de la raison d’être de l’œuvre". Malheureusement, il regrette que les orientations de la critique contemporaine n’en rendent pas compte. Abordant l’œuvre comme le lieu complet où réside la possibilité de tout dire, il fait remarquer que "la communication standard est une transmission d’information qui suppose connaissance et ignorance, accord et désaccord" mais qu’à l’inverse, "l’œuvre procède d’un double mouvement : jouer, en elle-même et par rapport à ses environnements informationnel et formel, de la connaissance et de la méconnaissance de ces environnements, substituer, selon elle-même, en elle-même, un jeu du oui et du non qu’implique la communication standard, le jeu du savoir, qu’expose l’œuvre, et de la communication de l’ignorance". Qui plus est, l’œuvre "fait de l’ignorance une donnée constitutive de sa présentation, qui ne peut être l’objet ni d’une acceptation ni d’une négation". Il voit ainsi, dans Œdipe Roi, " l’exemple achevé de la communication de l’ignorance, au regard du mythe". Il passe en revue les différents types d’œuvres : oeuvre documentaire "qui se donne pour de l’information", l’œuvre de pure imagination qui "dispose cette communication selon une situation limite", l’épopée où, comme dans la Jérusalem délivrée du Tasse, "les personnages ne cessent … de mettre les autres dans une situation d’ignorance face à eux-mêmes", la tragédie "où ce que sait le personnage équivaut à une ignorance", la comédie où "l’identification de la volonté et de l’agissement et le report sur le réel et sur autrui de cette identification et du savoir que le sujet a de lui-même, sont autant de discordances avec les paradigmes définitoires", le drame où "le personnage ne peut pas se défaire de la nécessité, bien que celle-ci ne le définisse pas et qu’il le sache", le roman englué dans la communication de l’ignorance et, enfin, la poésie lyrique dont l’action discursive "est un jeu d’ignorance". Abordant l’inversion de la figuration du proche et du lointain, il souligne comment "ce jeu de convergence et de partage est le paradoxe de tout récit". Il prend alors deux exemples : Œdipe Roi dont "la reprise du mythe consiste ici à présenter le sacré et ses effets au sein même de la cité, et à conclure sur leur éloignement de la cité", et Les Chouans. Il précise que "l’œuvre est, en termes d’implications rhétoriques, un lieu complet", même si elle "inverse les figurations des institutions linguistique et sociale de la réalité". C’est d’ailleurs en raison de ces jeux d’inversion des diverses figurations de cette communication de l’ignorance, du jeu du proche et du lointain que se "dessine une transitivité de l’œuvre – celle-ci est le dépassement de la tautologie". Diverses questions surgissent alors : "comment l’œuvre construit-elle la surprise qu’est la présentation qu’elle constitue et qui figure sa tautologie …. de telle manière qu’elle soit identifiable à une transitivité ? ". Certes l’œuvre peut tout reprendre et tout dire mais elle ne le fait "que selon une différenciation  … l’œuvre peut figurer le lieu commun ; elle peut dire l’unité d’elle-même et de tout environnement qu’implique ce lieu commun". Apparaissant comme "un obstacle et une surprise" et comme "un ornement, autrement dit selon un jeu sémantique et cognitif spécifique et paradoxal" ainsi s’élaborent "les moyens qui permettent de figurer le dépassement de la tautologie de l’œuvre et la transitivité". Au regard de l’histoire littéraire, cette notation de l’obstacle et de la surprise peut se lire de manière continue. C’est d’ailleurs sous le signe de la statue de Mitys qu’Aristote place Œdipe Roi et, selon la fable, "cette statue tue l’homme qui a été le meurtrier de l’homme qu’elle représente". Ce rappel de la fable par Aristote vise à "caractériser la surprise qui va avec le jeu du fait de l’œuvre et du fait du monde, avec la question que l’œuvre constitue, et avec le mime de cette question qui est attribuable au monde". Certes l’œuvre peut devenir allégorie, comme il en va, par exemple, de l’Iliade, histoire de la guerre des dieux et des hommes mais que "l’œuvre devienne une telle allégorie de la violence n’exclut pas la question que fait précisément l’allégorie parce que celle-ci est, en elle-même, une totalité et un jeu d’échos, autrement dit la question même de ce qu’elle représente". La force de l’œuvre naît du fait qu’elle a cette "capacité à communiquer certaines propriétés qui vont être reprises et reconnues sous le signe de l’obstacle et de la surprise". En conséquence, il est bien difficile de rendre compte exactement de l’œuvre. Par ailleurs, ces jeux de l’ornement et de la forme traduisent l’impossibilité de communiquer et  "l’échec de la communication verbale". Enfin l’œuvre est cette "possibilité de la représentation de tout autre, et ainsi un jeu de transitivité, qui suppose le questionnement". L’auteur introduit à ce stade quelques remarques qui sont comme des mises en garde sur la façon dont raisonnent les historiens de la littérature et la critique littéraire. Il poursuit, en précisant que "l’œuvre, objet d’une perception, ne peut être niée ; par quoi, il faut répéter qu’elle est un fait. Elle retient l’attention du lecteur, du spectateur. Cette attention ne concerne pas seulement la forme, mais le jeu même de la forme et de l’information, qui engage la double observation. Le lecteur lit, le spectateur entend les discours qui traduisent le jeu de la double observation ; ils constatent ce jeu et peuvent s’interroger sur ce qui peut être l’environnement informationnel qui lui est congruent. La perception de l’œuvre est l’identification de l’indication, selon le constat du double jeu d’observation, qui caractérise l’œuvre". J. Bessière conclut cette partie sur le thème du lieu commun et de la pertinence. Il invite le lecteur à comprendre la pertinence comme "la possibilité qu’offre l’œuvre de former des représentations…qui peuvent être celles de l’époque de composition de cette œuvre, celles de tout lecteur à tout moment". Notant la dualité de l’œuvre, il précise : "Dire…que l’œuvre est présentation à une conscience ne revient pas seulement à dire que l’œuvre est décontextualisée, hors situation pragmatique ... La communication est la transmission d’une information et débat sur cette information ; elle est aussi la pensée et la pratique du lieu commun qui est sa condition. C’est là confirmer la fonction de la présentation que constitue l’œuvre : celle-ci est non seulement l’autonomisation de certaines données des environnements informationnel et formel, mais aussi la question de ce lieu commun". L’on comprend mieux alors que, dans ce contexte, la littérature soit identifiée au langage. L’œuvre reste ainsi "la possibilité d’une communication et, en conséquence, d’une interprétation ; le langage fonctionne toujours bien". Il souligne, à cet effet, que l’herméneutique littéraire contemporaine est d’un double geste : "privilégier les faits du réel, du temps et d’autrui et s’attacher à la transmission du sens" Cette herméneutique affirme donc que l’œuvre "est le medium du sens, et ce qui fait entendre le privilège accordé au langage : le langage fonctionne toujours bien ; l’œuvre est toujours la possibilité d’une communication et, en conséquence, d’une interprétation ; cette possibilité est cependant une possibilité imparfaite. C’est revenir à la question de la pertinence, à l’œuvre medium du sens et, en conséquence, de la communicabilité".

4Cet essai s’achève par une analyse qui reprend les thèmes de l’œuvre et son autonomie, ses genres, son auteur et son lecteur. C’est dans la question constante de la pertinence que l’auteur trouve la justification de la notation de "la dissociation du quoi de l’œuvre et de sa raison d’être" placée en ouverture de cet essai. Conscient de cet aspect libérateur de la déconstruction, Jean Bessière insiste sur l’autonomie de l’œuvre qui se livre comme hétérogène à ses environnements, marquée par une double entropie. Si l’auteur affrontant un face à face "avec sa propre contingence" se perçoit en tant que tel et qu’il reconnaît son œuvre, c’est dans cet espace que le lecteur appréhende le texte comme une altérité. C’est alors cette diversité qui l’attire et le nourrit.

5Cet essai de Jean Bessière présente la difficulté d’un style qui souvent déroute et oblige à reprendre plusieurs fois tel ou tel passage mais devrait permettre à de nombreux chercheurs non débutants de poser avec intelligence les problèmes de l’histoire et de la critique littéraires et satisfaire ceux qui apprécient la référence aux diverses sciences humaines.