Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Printemps 2006 (volume 7, numéro 1)
Pierre Darnis

De Boccace à Sade

Didier Souiller, La nouvelle en Europe de Boccace à Sade. Paris: Presses Universitaires de France, 2004.Le présent compte rendu est publié avec l’aimable autorisation du site Les Cahiers de la Framespa (http://www.univ-tlse2.fr/framespa/articles/articles_liste.php).

1Après avoir publié plusieurs œuvres de référence (Le roman picaresque, 1980 ; La littérature baroque en Europe, 1988 ; Calderón et le grand théâtre du monde, 1992), le comparatiste Didier Souiller prolonge sa contribution à recherche littéraire européenne avec ce dernier opus : La nouvelle en Europe de Boccace à Sade.

2Fruit d’un long travail de recherche (voir sa contribution dans la monographie collective La nouvelle : stratégie de la fin, 1996), le présent livre tente de « poser les bases d’une réflexion portant sur la naissance et l’affirmation d’une nouvelle forme narrative fictionnelle » qui arrivera à maturité au cours des XIXe  et XXe siècles. Comme le rappelle D. Souiller, la compréhension de ce « premier âge » de la nouvelle était devenue nécessaire tant l’exégèse rigoureuse de ces textes anciens était hypothéquée par les écueils de la critique actuelle. L’importance des textes de Poe, Maupassant, Tchekhov et de James a conduit, d’une part, les spécialistes de la nouvelle contemporaine à commettre de nombreux anachronismes lorsqu’ils « trouvaient » les racines du réalisme d’aujourd’hui dans les récits du passé. La construction même de la théorie de la nouvelle à partir de textes principalement contemporains fait courir, d’autre part, le risque de comprendre les récits brefs moyenâgeux et modernes à la lumière des modèles d’aujourd’hui. Dans ce cadre, on comprend le caractère essentiel du travail presque « archéologique » de D. Souiller.

3Le premier chapitre constitue l’« esquisse d’une histoire de la nouvelle » (p. 9-82) ; l’auteur y souligne le poids de l’exemplum dans la constitution du genre. La spécificité de la nouvelle au regard de son ancêtre tient, pourtant, à ce que la Renaissance a su lui insuffler : l’art de mettre en exergue l’individu et son individualité. La nouvelle, explique-t-il, « opère contradictoirement une double affirmation : celle de sa parfaite orthodoxie et celle de l’audace d’un propos résolument individuel » (p. 81). Deux modèles littéraires retiennent l’attention de l’auteur : la veine italienne, de Boccace au tragique bandellien, et la veine espagnole initiée par Cervantès.  

4Dans le deuxième chapitre est traitée la question du réalisme si souvent « reconnu » dans l’esthétique nouvellière (p. 83-140). D. Souiller précise la double origine de ce « réalisme » moderne. Non point spontanée, la poétique employée s’inscrit d’abord dans la filiation des fabliaux, dans sa philosophie naturaliste ; en témoigne l’écriture de l’amour qui, fréquemment, aime à narrer des situations crues et illicites. En outre, insiste l’auteur, ce réalisme correspond à une réaction anti-romanesque : en rupture avec les espaces exotiques des chevaliers bretons et des amants byzantins, Cervantès s’emploie par exemple à dresser dans les Nouvelles exemplaires  « un tableau complet de l’Espagne du début du XVIIe siècle » (p. 122). On comprendra, dès lors, que le critique français décèle dans l’art nouvellier la nature foncièrement expressionniste de son trait descriptif : c’est souvent l’ignoble qui fait le sel du récit (p. 110) ; quant à la peinture du petit peuple, elle ne s’immisce qu’« à la condition de mettre en valeur une morale qui vient des autres classes » (p. 118).

5Le deuxième axe auquel s’attache D. Souiller concerne les rapports de la nouvelle avec l’idéalisme platonisant (p. 141-196). On ne peut que souscrire à son analyse lorsqu’il note l’influence de la courtoisie médiévale et celle des traités de savoir-vivre italiens dans l’axiologie des récits. Bien souvent, les recueils, de Marguerite de Navarre à Cervantès, formulent « une suite de variations sur [l’amour], permettant d’envisager les différentes situations possibles » (p. 163). À terme, c’est bien une théorie des passions qui se donne à lire ou à entendre pour le public de ces brèves narrations.

6Le quatrième chapitre offre une troisième et dernière piste pour saisir sur le vif la nouvelle européenne à ses débuts (p. 197-256). D. Souiller fait le choix pertinent de s’attacher à la polarisation féminine de la nouvelle : prééminence du personnage féminin (Bandello, Cervantès), adresses au public féminin (Boccace), présence notable d’écrivaines de talent (Marguerite de Navarre, María de Zayas y Sotomayor), etc. Force est de reconnaître que, depuis le milieu du XIVe siècle, où le Décaméron sort des presses toscanes, nombreuses furent les protagonistes féminines qui allaient donner des leçons à leurs congénères masculins. Mais le chercheur, toujours soucieux de diversifier ses approches et de nuancer les affirmations d’originalité, indique avec raison que la nouvelle « continue d’assumer l’héritage de l’exemplum, en fournissant des éléments de réflexion, en ce qui concerne la femme, ses possibilités d’action ou sa situation affective » (p. 207). L’explication qu’il propose est intéressante : le public féminin, observe-t-il, est important, « plus qualitativement que quantitativement [… Car la femme] est l’arbitre du goût […]. Ce n’est donc pas un hasard, si elle donne son nom à la moitié des nouvelles de Cervantès » (p. 248-256).

7Le dernier chapitre (V) s’écarte de la démarche analytique pour privilégier l’approche synthétique (p. 257-318). L’auteur dégage cette loi fondamentale de la nouvelle, au-delà des corsets avec lesquels la théorie souhaite l’habiller de force : « forme narrative apte à accueillir une grande variété de types de récits, la nouvelle doit s’entendre comme terme générique et non comme espèce littéraire clairement individualisée » (p. 272). Si une tendance forte se dégage, c’est celle du nationalisme : les meilleurs recueils se situent « au cœur du combat caractéristique de la Renaissance en faveur des littératures nationales ». Par ailleurs, D. Souiller n’est pas sans évoquer la mise en recueil, spécifique du mode de publication de la nouvelle. Vis-à-vis des nouvelles envisagées comme expressions d’un « point de vue » singulier sur le monde (celui du personnage), la forme du recueil sert la juxtaposition de tous ceux-là. Aussi, faut-il comprendre, nous dit le comparatiste, que la poétique du récit bref est « dynamique » : la nouvelle participe, dans sa mise en relation avec ses sœurs du recueil, « du conflit et de la non-résolution des contraires » (p. 307). Pour autant, parce qu’il s’adresse à un lecteur surplombant l’édifice auctorial, le recueil n’empêche pas le lecteur de voir « clair, tandis que les personnages errent » : le lecteur est « appelé à arbitrer entre toutes ces voix diverses et discordantes » (p. 314-315).

8En somme, pour l’hispaniste, le texte de D. Souiller est riche d’enseignements et de perspectives concernant les fameuses Nouvelles exemplaires de Cervantès, mais aussi les Desengaños de María de Sayas y Sotomayor, dont il fait prendre tout le relief européen. Plus généralement, l’auteur, très loin d’imposer une ligne interprétative à l’ensemble de la production nouvellière naissante, offre ici un vaste panorama, une vision multiple de tous les recueils majeurs, du Bas Moyen Âge à la fin de la période moderne. On regrettera sans doute que le critique ne fasse pas une place plus conséquente au récit bref oral, plus difficile à capter, certes, mais qui, en bien des cas, aurait permis de cerner avec plus de précision tous les liens qui continuaient à rattacher la nouvelle à son homologue folklorique, à des époques où l’oralité et l’imprimé conservaient d’étroits rapports, tant pour les auteurs que pour leurs destinataires. Il reste que le travail de Didier Souiller est considérable et infiniment utile au chercheur. Aussi, se gardera-t-on de prendre au pied de la lettre l’ultime définition de la nouvelle dont il nous fait les témoins en reprenant les mots de Cervantès (la nouvelle ce n’est « rien », Dédicace au Comte de Lemos) ; car, s’empresse-t-il de conclure : « quand ceux qui savent (ou qui ont la prétention de savoir…) se bornent à répéter les formules consacrées d’une culture tournée vers le passé, alors ce sont les auteurs de nouvelles qui osent et inventent en orchestrant les contradictions du présent » (p. 320).