Acta fabula
ISSN 2115-8037

2020
Février 2020 (volume 21, numéro 2)
titre article
Guillaume Cousin

Du bon usage de Chateaubriand en poupée Barbie

The proper use of Chateaubriand as a Barbie doll
Franc Schuerewegen, Le Vestiaire de Chateaubriand, Paris : Hermann, coll. « Fictions pensantes », 2018, 245 p., EAN 9782705697259.

1Après une excursion du côté de Proust dans son Introduction à la méthode postextuelle. L’Exemple proustien (Paris, Classiques Garnier, 2012), ce sont les portes du vestiaire de Chateaubriand que Franc Schuerewegen pousse dans son dernier ouvrage. Il s’agit pour lui d’appliquer sa méthode à l’œuvre de Chateaubriand, principalement aux Mémoires d’outre-tombe, en partant toujours de l’essai d’une tenue ou d’un accessoire sur « la poupée René » (p. 32). Tour à tour « René chevelu », « René cavalier », « René nageur », « René assassin », etc., c’est un autre Chateaubriand qui apparaît au fil de l’essai. Dans son introduction, l’auteur justifie le choix du « vestiaire » pour aborder l’œuvre de l’Enchanteur. Selon le Grand Dictionnaire universel du xixe siècle de Larousse, le vestiaire est un « lieu », une « pièce », un « endroit », donc un espace où l’on change ou dépose provisoirement ses vêtements. Mais par métonymie, le contenant peut désigner le contenu. C’est dans ce double sens que F. Schuerewegen entend le mot « vestiaire » ; lui reste alors à « habill[er] le noble vicomte » (p. 31).

2On pourrait de prime abord s’étonner du choix d’étudier Chateaubriand à partir d’éléments matériels, tant sa réputation est celle d’un esprit désincarné. Lui-même a forgé cette image dans les Mémoires d’outre-tombe, fondés sur un présupposé illogique : c’est un mort qui parle ! C’est de ce « véritable hapax de la grammaire narrative » (formule de Barthes à propos de La Vérité sur le cas de M. Valdemar de Poe, rappelée par F. Schuerewegen, p. 11) que part le critique pour montrer l’originalité du projet autobiographique des Mémoires, qui « ne sont pas tout à fait des Mémoires au sens courant du terme » (p. 13). Au-delà de cette voix unique en son genre, le je des Mémoires possède le pouvoir de (res)susciter un « monde muet » (p. 19), celui des objets. Certes, Chateaubriand n’est pas Balzac – quoique…, laissons F. Schuerewegen jouer à la poupée avant d’être si catégorique.

3Les objets, chez Chateaubriand, sont toujours signifiants, ils parlent de lui, des « lui ». Car les Mémoires sont, nous dit l’auteur en reprenant des catégories trouvées chez Philippe Lacoue-Labarthe, un « espace auto-hétéro-bio-thanatographique » (p. 27). Enfin, F. Schuerewegen formule un autre présupposé à son jeu vestimentaire : l’homme rené (de « renaître ») use d’un « principe énantiosémique » (p. 29), quand il parle de mort, il parle de vie, et vice-versa. L’acte élocutoire du « grand mort » fait de lui un « grand vivant », comme l’avait bien remarqué Thibaudet ; et dans les Mémoires, le vivant peut être mort, tout comme le mort peut être vivant. Une fois ces principes posés, F. Schuerewegen commence les habillages.

4Derrière des titres de chapitre parfois improbables, comme « Zigouiller », et un aspect ludique revendiqué (l’auteur n’est pas avare de bons mots), disons tout de suite que pour F. Schuerewegen, jouer à la poupée est un jeu sérieux. La visite du vestiaire commence par un tour chez le coiffeur1 (le même que celui du roman d’Adrien Goetz intitulé Le Coiffeur de Chateaubriand ?) – quoi de plus normal que de coiffer son René ? L’auteur montre ainsi, à partir de différentes citations des Mémoires, que Chateaubriand rappelle à plusieurs reprises l’importance de posséder des cheveux. La chevelure est à la fois « une arme de séduction, et un signe de puissance sexuelle, sociale, institutionnelle, politique, etc. » (p. 36) F. Schuerewegen met au jour, à partir du « principe énantiosémique », une stratégie discursive qui vise à affirmer une survivance du mort à travers la présence de cheveux. Quand Chateaubriand déclare dans les Mémoires : « j’ai les cheveux blancs ; j’ai plus d’un siècle, en outre, je suis mort », il laisse comprendre qu’il a des cheveux donc qu’il est vivant. Le cheveu est ainsi toujours signe de vie, même quand c’est un mort qui parle. Il en va de même dans les épisodes de cliffhanger étudiés par F. Schuerewegen dans le chapitre « Zéro mort (ou l’art de ne pas mourir tout de suite) » : dans les Mémoires, celui qui est censé être mort est plusieurs fois sur le point de mourir mais ne meurt jamais, « [la] vie conduit à la mort. La mort ramène à la vie. » (p. 226)

5Après la tête, l’étude-vestiaire – construite de manière alphabétique – passe aux compagnons à quatre pattes. Des cheveux aux chevaux2, il n’y a qu’un pas (ou une paronomase, comme on voudra). Mais le costume de cavalier sied mal au vicomte, « la zoophilie chateaubrianesque, si on peut s’exprimer ainsi, est doublée d’un cas étrange d’hippophobie » (p. 47). F. Schuerewegen montre de manière tout à fait convaincante que ce désamour des chevaux trouve son origine dans la Révolution : celle-ci a mis fin au régime ancien des chevaliers, et celui de Combourg n’a pas sa place dans le monde postrévolutionnaire. L’hippophobie dans les Mémoires est donc à la fois autobiographique, littéraire, sociale, historique et politique. De Suétone à Chateaubriand en passant par Montaigne, c’est tout un univers équestre qui est convoqué afin de mettre en lumière l’inadéquation entre équitation et monde moderne (d’où les reproches du mémorialiste au jeune duc de Bordeaux en exil, qui se vante de ses leçons d’équitation, signe de la conception anachronique du monde enseignée à l’enfant du miracle). La partie animalière du vestiaire est complétée par l’étude du « chat jaune » de l’abbé Séguin dans l’« Avertissement de la première édition » de la Vie de Rancé, que Roland Barthes en son temps avait analysé comme un « en deçà du sens3 », relevant ainsi de « l’effet de réel » mais aussi d’une sorte de parole littéraire pure. F. Schuerewegen oppose à cette lecture l’analyse de plusieurs chats rencontrés dans l’œuvre et la correspondance de Chateaubriand, ce qui lui permet de montrer la dimension signifiante du scandaleux chat jaune : « L’être-chat de Chateaubriand marque la continuité d’une existence tout en donnant la mesure du temps qui passe. » (p. 80) Pas de chat tôt brillant dans l’œuvre, mais un chat tardivement jaune, le Chat-eaubriand de la Vie de Rancé et des Mémoires.

6F. Schuerewegen s’intéresse ensuite au parfum du vestiaire qui, loin d’être une odeur de vestiaire, est une « odeur fine et suave d’héliotrope4 » (Mémoires d’outre-tombe), comme Proust l’avait relevé, lui attribuant une dimension mémorielle pré-proustienne. Cette « enquête sur une belle phrase » établit une filiation Chateaubriand-Baudelaire-Proust mais montre surtout que l’origine de la phrase des Mémoires est à trouver outre-Manche, dans Le Cimetière de campagne de Thomas Gray. Les Anglais occupent une place non négligeable dans le vestiaire de Chateaubriand puisqu’ils sont liés malgré eux à deux costumes seyant plus ou moins au vicomte : celui du nageur et celui du serial killer. « Chateaubriand savait-il nager ? » demande l’auteur5 (p. 103). Si incongrue cette question puisse paraître, elle conduit F. Schuerewegen à montrer que celui qui se présente comme un nageur ne l’est que métaphoriquement et symboliquement, mais qu’il s’agit là d’une construction polémique qui relève d’une rivalité avec Byron, connu pour ses grandes qualités de nageur. C’est un Chateaubriand vachard qui apparaît alors, rappelant dans ses Mémoires que si « décidément [Byron] était un grand nageur », c’était pour mieux dissimuler son pied bot. Dire que la plume de Chateaubriand est assassine est plus qu’approprié, surtout après avoir lu le chapitre « Zigouiller (Tulloch) », où l’Enchanteur revêt le costume du serial killer – et là encore, c’est un Anglais qui en est la victime. À partir du cas Francis Tulloch6 et de l’adage « Nul ne peut devenir mon compagnon s’il n’a passé à travers la tombe » (Mémoires d’outre-tombe), F. Schuerewegen montre que le seul moyen pour Chateaubriand de « posséder » ses contemporains est de les tuer littérairement, et le critique d’inventer une paralipse homicide.

7Le vestiaire comporte enfin trois dernières entrées. Dans la première, « Le Vacher Tout-le-Monde », l’auteur habille sa poupée en « René roi » à partir de la présence de trois lits dans le passage des Mémoires sur le bref séjour de Chateaubriand à Waldmünchen en 1833. Dans le chapitre « Vestiaire », particulièrement intéressant, c’est un « René conservateur » qui apparaît, car les Mémoires « construisent la figure d’un musée imaginaire où les lecteurs sont invités à se promener, à se documenter » (p. 154). Pour leur auteur, le véritable musée n’est pas celui où l’on expose de simples reliques du passé mais des objets devenus symboles, relevant d’une nouvelle historiographie que Chateaubriand trouve notamment chez le Barante de l’Histoire des ducs de Bourgogne, qui renoue avec l’Histoire narrativisée d’Hérodote, de Tacite et de Froissart. Enfin, le chapitre « Waterloo (Balzac, Cortázar) » s’intéresse au passage des Mémoires sur la bataille de 1815 en le comparant au projet avorté de La Bataille de Balzac, qui aurait dû faire partie des « Scènes de la vie militaire », et à La Chartreuse de Parme de Stendhal. Alors que Balzac abandonne son roman en raison de ce que F. Schuerewegen considère comme une impossibilité de traiter la bataille d’Essling à partir d’une représentation de la vie privée, Chateaubriand choisit la suggestion pour traiter Waterloo, comme le fait Stendhal. Un René fabricien ? Pourquoi pas, si l’on imagine comme F. Schuerewegen « La Chartreuse de Parme par le vicomte de Chateaubriand, à qui nous devons aussi le roman de La Bataille, faussement attribué à Balzac. » (p. 189)

8L’ouvrage s’achève sur une conclusion méthodologique et théorique, qui rappelle certains éléments de l’Introduction à la méthode postextuelle. F. Schuerewegen reprend à Eco ses trois intentiones – auctoris, operis et lectoris – en indiquant que sa méthode abandonne l’intentio operis, que Platon remettait déjà en cause dans le Phèdre, pour mieux laisser libre cours à l’intentio lectoris, réhabilitant de facto une mince mais réelle intentio auctoris. Le critique ajoute néanmoins à cette triade une quatrième intentio qu’il nomme, en référence aux « interpretative communities » de Stanley Fish, l’intentio civitatis, c’est-à-dire l’ensemble des exégèses admises par la communauté scientifique.


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9En appliquant une méthode ludique mais jamais gratuite à l’œuvre de Chateaubriand, F. Schuerewegen propose un ouvrage original dans son ton comme dans son approche du texte littéraire. Lire un essai de ce type est toujours agréable, tant il exprime le plaisir du chercheur à chercher la signification d’un texte, jamais épuisée. Vivement la réouverture du vestiaire !