Acta fabula
ISSN 2115-8037

2020
Janvier 2020 (volume 21, numéro 1)
titre article
Olivier Mouginot

 « Faire littérature » ou faire langage ? Retours sur un parcours interdisciplinaire et relationnel avec les œuvres littéraires

 « Faire littérature » ou faire langage? A look back at an interdisciplinary and relational journey with literary works
Delphine Abrecht, Romain Bionda, Sophie-Valentine Borloz, François Demont, Charlotte Dufour, Samuel Estier, Jacob Lachat, Colin Pahlisch, Émilien Sermier et Mathilde Zbaeren, Faire littérature. Usages et pratiques du littéraire (XIXe-XXIe siècles), Lausanne : Archipel, coll. « Essais », 2019, 153 p., EAN 9782940355266.

1Neuf « études de cas » composent cet essai écrit par de jeunes chercheurs en littérature de l’Université de Lausanne (Suisse). Aussi minutieuses que stimulantes, les contributions convergent vers une seule et même trame d’analyse, celle des « rapports complexes » (p. 5) que la littérature a entretenus, du xixe siècle jusqu’à aujourd’hui, avec différents champs ou disciplines (histoire, rap, politique, sociologie, médecine, droit, management, innovation scientifique, théâtre). Chaque chapitre propose au lecteur d’observer des « pratiques » et/ou des « usages du littéraire » dans les domaines cités. Interrogeant une diversité de « détours » par la littérature — elle-même définie comme expérience plurielle, l’ensemble des contributions montre aussi comment il y a « retour sur la littérature » (p. 10).

Une formule notionnelle à l’essai

2L’intérêt premier de l’ouvrage tient beaucoup à son titre, et plus précisément à cette formule notionnelle, « faire littérature », explicitée en introduction et constamment réinterrogée au fil des pages. Sur ce point, on peut d’ailleurs déplorer que les auteurs en disent assez peu sur les circonstances qui ont conduit à cette heureuse trouvaille — assurément la clé de voûte de leur projet pluridisciplinaire. Si l’expression apparait « utile à la saisie d’une activité (l’écriture) et d’objets (les textes) ouverts sur d’innombrables usages et pratiques », elle présenterait surtout l’avantage de permettre « d’embrasser ensemble ce qui constitue la littérature, les effets qu’elle produit et les usages qu’elle suscite » (p. 5). Entre filiation à et dépassement des cadres théoriques de N. Goodman et de G. Genette, les auteurs proposent de regarder « les autres manières dont les œuvres peuvent fonctionner » (p. 9). Pour ce faire, il s’agit principalement de mesurer l’historicité d’œuvres de langage déplacées dans des domaines qui se situent a priori à l’extérieur du champ littéraire. S’intéresser à cette autre vie des œuvres, c’est alors sortir de l’idée d’un lecteur modèle autant que de modèles de lecture, pour pouvoir repérer des « usages déviants » du littéraire (p. 9). Dans cette perspective, il est d’ailleurs difficile de ne pas penser aux « manières de faire » avec l’existant ou aux « pratiques “énonciatives” » du quotidien de M. de Certeau (1980/1990 : xxxv et 43), formules qui renvoient chez l’historien et philosophe à un ensemble de gestes de réappropriation tactique des productions culturelles. Il demeure que le « faire littérature » mis au défi dans cet essai semble placer une grande partie des contributions sous l’angle de la réception (du) littéraire, du moins du repérage d’« effets » secondaires sur une grande diversité d’objets. Peut-être le quasi monopole occupé par la fiction romanesque dans le corpus des œuvres citées tout au long de l’ouvrage accentue-t-il l’impression d’une présence aussi discrète que déterminante — car pesant de tout son poids théorique dans l’économie générale de l’essai, celle du concept de littérarité. Le poème comme activité de subjectivation dans et par le langage est le grand absent de cette enquête consacrée au « faire littérature » alors même que les « métamorphoses contemporaines » (p. 7) des objets littérature et texte sont évoquées en introduction.

3Malgré ces réticences, la formule apparait suffisamment accueillante pour faire appel d’air — et peut-être susciter à l’avenir d’autres contributions qui viendront participer à son mûrissement. Ce sont d’ailleurs les dimensions inter- et transdisciplinaires de l’essai qui devraient susciter l’intérêt d’un large lectorat — à vrai dire, tous ceux qui ont affaire aux œuvres de langage et de culture (sociologues/anthropologues de la culture, sociolinguistes, didacticiens des littératures et des langues, animateurs d’ateliers, médiateurs culturels, etc.). Chacun pourra rechercher, reconnaître ou retrouver une pluralité de gestes de reprise qui viennent redéfinir la littérature au-delà de sa seule activité référentielle. Bien que non explicitée dans l’essai, cette force transsubjective, qui vient alimenter toute pratique littéraire et autoriser des usages à la fois indéfinis et infinis, apparait au fur et à mesure que le montage des contributions se déploie — montage qu’il nous semble important de restituer dans cette recension.

Refaire le parcours

4Jacob Lachat interroge le rôle de la littérature dans les « récits de vocation » des historiens qui peuvent se rencontrer à divers endroits (entretien, préface, mémoire, etc.). Ces discours autobiographiques seraient « orientés vers une mise en scène de soi où s’exprime un rapport affectif à la discipline » (p. 25), sinon une sensibilité esthétique qui ne serait pas étrangère à l’ethos des chercheurs en histoire. L’auteur s’intéresse en particulier à l’historien français Augustin Thierry (xixe siècle) et son évocation des Martyrs de Chateaubriand pour analyser les usages de la littérature « dans le foisonnement actuel des essais d’égo-histoire » (p. 31). Associé à la lecture vue comme expérience esthétique, le plaisir de la littérature accompagnerait l’entrée dans la carrière d’historien. La référence littéraire prend alors la forme d’une « relation existentielle aux grands auteurs et aux grandes œuvres » (p. 30), relation qui viendrait réhumaniser un champ disciplinaire réputé austère.

5Émilien Sermier a cherché à circonscrire certains enjeux culturels relatifs à la référence littéraire chez les rappeurs français. Il voit notamment dans la « propension citationnelle » (p. 33) des artistes évoqués un réemploi de ressources poétiques (titres d’œuvres, noms de poètes, notions, textes) sollicitées pour énoncer des points d’ancrage éthiques et/ou politiques. Sont alors recensées des logiques de dépaysement transculturel (Mc Solaar reprenant à son compte le terme « géopoétique »), de démarquage/débridement (Lucio Bukowski, Dooz Kawa) « par une manière de dire et par une forme de vie qui font imploser toute sorte de système normatif » (p. 40) ou de dégagement (Vîrus, Lino, Nammour), voire de réparation. Critiquant une certaine sociologie du rap, cette contribution substitue les « gestes lyriques » — référence explicite à D. Rabaté — des rappeurs aux postures, gestes qui rendent à nouveau visible et audible la poésie comme « instrument de contre-pouvoir » (p. 13) plus que de contre-culture : « […] [ces rappeurs] ne renient pas la littérature, mais en revisitent les traditions et en réinventent les héritages, en la reconnectant à des formes de cultures et de vie non élitaires » (p. 46).

6La contribution de François Demont fait éprouver le passage du politique à la politique en s’intéressant au recours à la création littéraire chez les hommes politiques français. « Observable récurrent » (p. 48) dans la sphère politique, la pratique littéraire est évoquée ici comme « modalité stratégique de présentation de soi » (p. 50) — présentation qui, justement, ne va pas de soi puisqu’attachée à un impératif de légitimation symbolique. Le propos est nourri par le parallèle fait entre l’évolution des écrits littéraires du premier ministre Édouard Philippe et les différentes étapes de sa carrière politique. Ce que révèlerait en l’espèce le passage de l’écriture de thrillers politiques écrits à quatre mains à une autobiographie intellectuelle, c’est un usage du littéraire comme moyen de certification des « compétences langagières et rhétoriques » (p. 13) requises pour s’imposer dans le champ politique. Cette quête de légitimité apparait d’ailleurs double puisque l’usage littéraire s’affirme à la fois comme levier politique et comme mise en scène d’une parole authentique, sinon crédible — parole que le champ médiatique ne garantit plus. La contribution n’est pas sans laisser transparaitre une certaine inquiétude vis-à-vis d’une telle « écriture politique » (p. 61) entièrement acquise à une « conception édifiante d’une littérature mobilisable par le politique » (p. 60) — mobilisable et donc peut-être démobilisante, voire immobilisante…

7Ce qui serait « dit par la littérature » (p. 14) aurait ainsi, dans certains champs, une valeur spécifique. C’est cette spécificité que Mathilde Zbaeren propose de mettre au jour en s’intéressant aux rapports ambivalents que peuvent entretenir certains chercheurs en sciences humaines et sociales — ici histoire et sociologie — avec la littérature dite documentaire. Elle revient en particulier sur la controverse qui a opposé, d’un côté, le sociologue Frédérick Lemarchand et l’historienne et traductrice Galia Ackerman, et, de l’autre, l’écrivaine biélorusse Svetlana Alexievitch, au sujet de plusieurs de ses récits (La Supplication, 1997 ; La guerre n’a pas un visage de femme, 1985). L’intérêt de la contribution n’est pas seulement d’évoquer une nouvelle fois les écueils de cette littérature de témoignage face aux impératifs méthodologiques et éthiques de la recherche scientifique, mais aussi et peut-être surtout de signaler combien les chercheurs eux-mêmes, porteurs de représentations sur la littérature et/ou la littérarité, se réclament de plus en plus du récit — autrement dit, d’une transitivité propre à la création littéraire. Il y aurait donc émergence de pratiques qui, de part et d’autre de frontières disciplinaires de plus en plus poreuses, « produisent des effets sur la conception du littéraire, des études littéraires avec elle, et travaillent simultanément à brouiller les frontières entre discours scientifiques et esthétiques, soulevant d’épineuses questions éthiques » (p. 64). Ainsi, le regard critique porté par les deux chercheurs cités serait lui-même ambivalent dans la mesure où le refus de conférer une « valeur documentaire » (p. 69) aux « romans de voix » d’Alexievitch n’empêcherait pas de préserver leur singularité toute littéraire — d’où le jeu titulaire entre les termes « fusion, friction et fission » qui renvoient aux combinaisons possibles des valeurs documentaire et littéraire. Se dessinerait alors « une ligne de partage nette entre le domaine du littéraire et celui qui accueille les autres types de discours » (p. 66), ou, autrement dit, entre des récits non véridiques et des narrations documentaires — sachant que tous sont caractérisés par des montages discursifs qui, selon nous, pose une autre question à la littérature et aux sciences : quelle que soit son origine ou sa valeur, qu’est-ce qu’une voix à l’œuvre et d’où vient cette nécessité, chez l’être humain, de l’écouter et de l’accompagner par d’autres gestes vocaux toujours imprévisibles ?

8La même idée d’« une littérature qui dirait le vrai » — sans bénéficier toutefois de la légitimité réservée aux sciences — est travaillée d’une autre manière dans la contribution documentée de Sophie-Valentine Borloz sur l’usage de certains romans moralistes (Mademoiselle Giraud, ma femme, 1870 ; La Bouche de Madame X, 1885) de l’écrivain français Adolphe Belot par un lectorat particulier, celui des proto-sexologues et psychopathologues de la fin du xixe siècle. Différentes « logiques d’interférence » sont mises en lumière entre ces œuvres littéraires traitant de problématiques relatives à la sexualité et le champ médical de l’époque, alors en pleine construction. Cette présence du romanesque au sein du discours médical relèverait d’une typologie au minimum ternaire. Premièrement, des renvois explicites se rencontrent selon plusieurs modalités d’intégration (mention du titre du roman, inscription de l’œuvre en bibliographie, « statut de preuve »). Deuxièmement, la création typologique fait du nom d’un personnage un symptôme pathologique, une catégorie de patients. Troisièmement, l’intégration du texte littéraire au sein du discours médical peut aller jusqu’à la perception du roman comme « agent pathogène » (p. 89), comme facteur de propagation. « Le focus se déplace donc du personnage, dans ce qu’il pouvait avoir de conforme au réel (preuve, type ou cas), au roman lui-même, considéré comme une œuvre de fiction, mais ayant un impact direct sur le monde. », ainsi que le résume l’auteure (p. 88). Mais c’est aussi le discours des docteurs qui s’en trouve lui-même transformé, l’appropriation par le point de vue médical versant dans la critique et la création littéraires à part entière. Autrement dit, ce type d’usages « opère entre les genres, fictionnalisant le médical et médicalisant le fictionnel, bref, faisant et dé-faisant littérature » (p. 88).

9Il s’agit, avec Charlotte Dufour, de s’intéresser à la question de « l’usage du littéraire dans le droit », qui viendrait prendre la relève de celle du droit dans la littérature. Ici, le détour par la littérature a ceci d’original qu’il vient placer l’activité fictionnelle au cœur de la fabrique du droit, à différents temps de celle-ci (création législative, jurisprudence, procès), signalée par les trois verbes « dire, lire, écrire » (le droit). En quelque sorte, la contribution rejoint certains discours en anthropologie sociale qui inscrivent la narration au cœur de l’établissement des régulations dans toute société. C’est à l’écriture du droit que l’auteure semble s’intéresser en particulier dans la mesure où elle fait de la fiction littéraire un levier de découverte et de traitement de problèmes juridiques non encore émergés. Une telle fiction jouerait donc un rôle spécifique en se constituant comme théorie du droit : « […] les écrivains ne glosent pas seulement le droit, ils l’écrivent et le théorisent autrement, en privilégiant à la rigueur du syllogisme la sensibilité et l’humanité. Au creux des récits se nouent les enjeux du droit que la fiction livre sous la forme d’énigmes […] » (p. 103).

10Dans « Les livres favoris des PDG », Samuel Estier attire l’attention sur les usages détournés de la littérature dans les domaines du management et de la gestion d’entreprise. La présence ou l’emploi d’œuvres littéraires dans des formations ou des ouvrages spécialisés révèlent, ainsi que le constate l’auteur, que la littérature n’échappe pas à l’emprise généralisée du management comme mode d’appréhension des ressources culturelles. Dans son imaginaire comme dans ses processus, le management mobiliserait la littérature selon une « conception utilitariste et intéressée » (p. 112), réduisant l’œuvre à un message ou une fonction. Deux corpus sont convoqués qui montrent bien l’enracinement du phénomène : les listes de livres favoris des élites économiques disponibles sur Internet ; une anthologie de S. Chabanel intitulée Managers, relisez vos classiques ! De Zola à Houellebecq, un autre regard sur l’entreprise (2011).

11Du rêve d’un monde (de l’entreprise) meilleur aux « promesses scientifiques » (p. 124) entourant l’avenir de l’humanité, il n’y a qu’un pas : partant de l’idée d’un « entrelacement de l’imaginaire et des sciences » (p. 122), illustrée par l’évocation du film 2001, l’Odyssée de l’espace (1968) de S. Kubrick, Colin Pahlisch signale avec force la teneur particulière des discours qui accompagnent les performances liées au financement des recherches et projets dans le domaine de l’innovation scientifique. D’après lui, ces discours pourraient s’apparenter à un genre littéraire à part entière en ce sens qu’ils mobilisent concrètement des « formes de fiction » (p. 15). Leur prêter attention au moyen de la lecture littéraire permettrait d’en évaluer le rapport humain au monde et à la technique. Si la littérature est ici définie assez strictement comme « un art de fiction, aux prises avec le présent, prenant appui de façon plus ou moins explicite sur la construction de mondes possibles […] », l’évocation d’un « caractère intrinsèquement pluriel et pluralisant de l’œuvre littéraire » (p. 121) pourrait être lue comme une échappatoire à un « faire littérature » strictement défini comme inter-littérarité. Car si la technologie et les sciences dites dures peuvent « faire » littérature, c’est, selon l’auteur, du fait d’« une certaine relation interdiscursive entre science et fiction » (p. 123). Comme « discours pseudo-référentiels » (p. 127), les promesses scientifiques relèveraient d’une scénarisation qui serait une forme particulière d’usage de l’imaginaire — ouvrant la voie à une approche critique littéraire : « Scénariser, explique l’auteur (p. 126), c’est infléchir au moyen du récit les décisions et les représentations des individus pour mieux formater et endiguer leurs capacités d’action. » Mais force est de constater qu’à cette catégorie de récits prometteurs observés par l’auteur répond toutefois un « régime de lecture » particulier qui, pour le coup, renvoie explicitement au concept de littérarité — dans une filiation à M. Marghescu.

12Pour terminer, Delphine Abrecht et Romain Bionda réinterrogent les rapports entre théâtre et littérature à travers la notion d’écriture de plateau, laquelle constituerait un levier pour analyser la relation réciproque entre « faire théâtre » et « faire littérature » dans la double perspective d’un champ théâtral qui s’autonomiserait et d’un champ littéraire débordant l’écrit et le livre. L’écriture de plateau sert ici de vecteur pour interroger le caractère littéraire du théâtre, ou, plus précisément, le « pouvoir du théâtre moins à être de la littérature (plan ontologique) qu’à faire littérature (plan fonctionnel) » (p. 136). Les auteurs distinguent trois modalités du « faire littérature » au théâtre (p. 136) : tout d’abord, quand le spectacle « fait littérature » en « faisant œuvre » avec un objet littéraire antérieur ; ensuite, quand le spectacle peut « faire littérature » en « faisant texte », c’est-à-dire en fonctionnant comme un texte — « par l’activation dans l’auditoire d’une attention propre à des “lecteurs” », mais aussi par le mouvement de diversification des matériaux théâtralisés ; enfin, quand un spectacle « fonctionne » plus fondamentalement comme littérature « parce que les modes de production et de réception du théâtre et de la littérature convergent en partie », notamment dans des activités où le « faire littérature » pourrait se définir en tant que littérature restant à faire, à écrire, à produire.

« Faire littérature » ou faire langage ?

13Il faut saluer la diversité thématique et le foisonnement problématique qui caractérisent cet essai — deux dynamiques préservées jusqu’à la fin avec une grande rigueur. Peut-être ce caractère encyclopédique constituera-t-il dans le même temps un obstacle pour le lecteur en quête d’un fil conducteur plus visible ou davantage tendu entre la première et la dernière contribution. La proposition faite par les auteurs de voir un seul champ expérientiel dans cette diversité d’usages et de pratiques du littéraire nous semble toutefois pertinente à plusieurs titres. L’essai révèle une présence tenace de la littérature dans de nombreuses activités sociales, à l’heure où, selon certains, le monde occidental vivrait une crise des humanités. Une autre donnée d’importance qui apparaît à la lecture de l’essai est la permanence d’une caractéristique fondamentale de la littérature : sa force transsubjective. La capacité d’ingérence de la littérature dans les affaires humaines est certainement à mettre en relation avec l’expérience créative considérée comme hypersubjectivité (H. Meschonnic, 1982 : 87). Dans une perspective anthropologique élargie, l’ouvrage peut se lire aussi comme un essai de redéfinition de la littérature. Parmi les gestes forts, nous avons notamment relevé celui de C. Pahlisch : « Ce que nous nommons “littérature” consiste avant tout en une opération cognitive individuelle et constamment renouvelée sur le langage. » (p. 129)

14Le dénominateur commun à toutes les contributions se trouve peut-être justement dans la mise au jour d’une fonction spécifique de la littérature, celle d’historiciser sans cesse et avec intensité les sujets de langage, individuels et collectifs. Il serait alors opportun de se demander s’il s’agit vraiment de « faire littérature » ou plutôt de faire langageen référence à cette invitation de Certeau d’« un langage à faire et non plus seulement à entendre » (1980/1990 : 204) ? Il nous semble que chaque chapitre invite à sa manière, et à des degrés divers, à penser ce faire langage. Citons par exemple ce moment particulier où É. Sermier évoque l’adaptation de l’œuvre du poète Jehan-Rictus, Les Soliloques du pauvre (1897), par le rappeur Vîrus dans un album éponyme (2017) conçu comme « incarnation sonore » : « Les clips audiovisuels […] mettent en scène une véritable ré-énonciation vocale : ils exposent un livre du xixe siècle où les vers s’écrivent au fur et à mesure que le rappeur profère ses lyrics. En gardant ainsi trace du support livresque, mais en renonçant à la disposition en quatrains du texte original, les clips proposent un mode de lecture simultanément visuel et auditif. » (p. 42) La littérature comme continu de réénonciation langagière, telle pourrait être une piste pour investir davantage, en recherche et en pratique, la littérature comme champ d’historicités culturelles nécessairement solidaires d’autres productions humaines : « Par un phénomène tout à fait frappant, il apparait précisément que ce qu’on fait avec la littérature agit bientôt sur ce qui la fait, et sur ce qu’elle fait — et réciproquement. », peut-on lire dans l’introduction (p. 5). « Faire littérature » ne doit pas être une nouvelle occasion de faire mystère de la littérature : le « phénomène » en question est sans doute moins « frappant » qu’il n’en a l’air à partir du moment où il se voit rattaché à l’activité langagière dans son entièreté. La puissance évoquée devient alors celle de l’expérience littéraire comme essai d’intersubjectivation, essai singulier et exemplaire à l’ère de la communication et des humanités numériques.