Acta fabula
ISSN 2115-8037

2020
Janvier 2020 (volume 21, numéro 1)
titre article
Anaïs Goudmand

Un miroir tendu au critique

A mirror for the critic
Florian Pennanech, Poétique de la critique littéraire. De la critique comme littérature, Paris : Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 2019, 604 p. EAN : 9782021399738.

1Le point de départ du dernier ouvrage de Florian Pennanech, paru en 2019 dans la collection « Poétique » des éditions du Seuil, tient dans le constat d’un manque : si les critiques ne se sont jamais montrés avares d’analyses concernant les genres consensuellement identifiés comme littéraires (roman, poésie, théâtre… ), ils se sont révélés beaucoup plus réticents à interroger leurs propres écrits ; ils se sont, de ce fait, exclus du champ de la littérature, la ligne de démarcation symbolique entre leurs écrits et ceux des écrivains étant rarement interrogée. C’est cette frontière que Pennanech a choisi de traverser en traitant, ainsi que l’indique son titre — Poétique de la critique littéraire — « de la critique comme littérature ». Ce postulat, volontairement polémique, se fonde sur une définition de la littérature qu’on pourrait qualifier de prédicative : ce ne sont pas des caractéristiques internes qui déterminent la littérarité des textes, mais la prédication de leur littérarité par ou dans un métatexte. En d’autres termes, un texte devient littéraire à partir du moment où il suscite un commentaire qui le désigne comme tel, ce qui conduit Pennanech à définir ainsi la critique littéraire :

Si l’on part du principe qu’aucun texte n’est littéraire en soi, mais que tout texte est en droit littérarisable, tout critère supposant une propriété inhérente au « texte de départ » sera évidemment nul et non avenu. Il faut donc se tourner vers le « texte d’arrivée », autrement dit le texte critique : on ne peut définir la critique littéraire que comme celle qui, précisément, confère à son objet le statut de littérature. On devrait donc plus justement parler non de « critique littéraire », mais de « critique littérarisante » […]. (p. 18)

2Et de manière symétrique, le geste inaugural de Pennanech, qui conditionne l’existence même de son livre, consiste à littérariser la critique littéraire — et donc à la déclarer passible d’une poétique, à l’instar de tous les autres genres.

3Reste à savoir ce qu’il faut entendre ici par « poétique ». Il s’agit de « faire une typologie des opérations par lesquelles un texte en commente un autre, de montrer par quels procédés un commentaire critique s’écrit à partir d’un autre, ou plus exactement en invente un autre à partir duquel il affirme s’écrire » (p. 14). La démarche relève d’un « relativisme heuristique » (p. 15), exempt de toute évaluation concernant l’efficacité des divers procédés et techniques décrits. L’une des thèses fondamentales est ainsi que l’application de « modèles d’intelligibilité » (p. 20, p. 241) est première par rapport aux textes analysés. Pennanech montre par exemple que le même schéma, à savoir le passage de la discontinuité à la continuité, se trouve dans tous les travaux de George Poulet, quelle que soit l’œuvre analysée. Il affirme ainsi que « les objets sont interchangeables, les procédés métatextuels surdéterminant les résultats de l’enquête » (p. 238), ou encore que « [l]’œuvre thématise (c’est-à-dire : on lui fait thématiser) les opérations de la critique, de sorte que la thématique de l’œuvre, c’est en réalité la poétique du critique » (p. 242). Une poétique de la critique vise donc à relever, nommer, décrire et classer les opérations mises en œuvre dans les métatextes.

4Le goût du « poéticien de la critique » pour la conceptualisation et pour les néologismes apparaît de façon flagrante dans la table des matières, dans laquelle on ne relève pas moins de trente-six substantifs qui se terminent par le suffixe « –tion », qui, si l’on en croit le Trésor de la langue française, permet d’exprimer une action ou le résultat de cette action — en toute cohérence avec le concept central mobilisé par Pennanech, celui de prédication. Par exemple, lorsque le métatexte parle du texte comme d’un récit, il le soumet à une « narrativisation » (p. 129). Je ne reviendrai évidemment pas en détail sur l’ensemble de ces concepts, mais je retracerai brièvement le déroulé de l’ouvrage avant d’en interroger plus précisément la méthodologie.


5La première des opérations analysées par Pennanech est donc la prédication, objet du chapitre initial. Elle consiste à donner un prédicat aux objets, c’est-à-dire à indiquer une propriété — ou plus exactement à instaurer une propriété tout en déclarant qu’elle préexiste à son analyse (« Le prédicat est donc un marqueur d’opération métatextuelle, bien plus que la désignation d’une propriété textuelle », p. 33), le paradoxe étant que les critiques utilisent des protocoles similaires pour montrer la singularité (et donc la valeur) des œuvres qu’ils commentent. Le deuxième chapitre, consacré à la référentiation, interroge la manière dont « le discours critique construit son référent », c’est-à-dire le texte, mais aussi les figures qui l’entourent (auteur, lecteur, commentateur, éditeur…). Dans le troisième chapitre, intitulé « Partition », Pennanech décrit les opérations de discrimination qui permettent aux critiques d’isoler les textes ou les parties de textes auxquels ils attribuent une valeur particulière. Il montre ensuite, dans le quatrième chapitre, que les critiques ne s’intéressent qu’à certains aspects des textes (forme, contenu…), en fonction du modèle qu’ils suivent : c’est ce qu’il nomme « aspectualistation ». La substitution, analysée dans le cinquième chapitre, décrit le moment où le critique réécrit le texte tout en prétendant qu’il dit la même chose – donc qu’il ne s’agit pas d’une réécriture (« l’auteur veut dire que… »). Enfin, le dernier chapitre est consacré à la combinaison, qui consiste à prendre divers éléments (dont l’un est nécessairement interne au texte) pour les mettre en rapport les uns avec les autres. De fait, la progression dans l’ouvrage révèle la structure arachnéenne du métatexte, tant les différentes opérations sont difficiles à démêler.

Réflexivité et « esprit combinatoire »

6La démarche de Pennanech se caractérise par son caractère systématique et par une conception holistique de son objet. Il pratique volontiers ce qu’il appelle l’« esprit combinatoire » (p. 93), que l’on pourrait résumer ainsi : « si tel procédé existe, c’est que son symétrique existe, ne serait-ce que théoriquement, et s’il n’existe pas dans la pratique, je peux moi-même le mettre en œuvre car je suis moi-même critique. » Par exemple, cherchant, par oppositions aux « allocommentaires extratextuels » (texte commenté par un autre que l’auteur dans un autre texte), des « allocommentaires intratextuels » (texte commenté par un autre mais appartenant au même texte) (p. 92), il ne trouve que des « pseudo-allocommentaires » (texte commenté par un personnage fictionnel), ou bien des cas de figures « imaginables », au conditionnel : « une interpolation métatextuelle remplirait assez bien la dernière case du tableau » (p. 94) — même s’il finit tout de même par en trouver un exemple dans Le Rêve dans le pavillon rouge, roman chinois du xviiie siècleattribué à Cao Xueqin et commenté par Zhiyanzhai, dont les remarques ont été parfois intégrées par erreur au texte par des copistes (p. 95). Autre exemple : la définition de l’« hétéromorphisation » (p. 311-312), qui consiste à substituer à un élément un autre élément qui signifie la même chose (dont le signifié est donc différent mais le signifiant identique), le conduit à imaginer l’opération inverse : l’« hétérosémisation » (substitution d’un élément dont le signifié est identique au premier, mais le signifiant différent, p. 313). Comme ce procédé est particulièrement contre-intuitif, il n’en trouve pas d’exemple satisfaisant et rêve de fonder l’OuMéPo (Ouvroir de Métalittérature Potentielle) pour pallier « l’état actuel de nos pratiques métatextuelles singulièrement dépourvues d’audace », et auquel il fait régulièrement appel tout au long du livre, le dotant ainsi d’une dimension programmatique dont le but est essentiellement humoristique — quoique (« J’en appelle à tous les OuMéPiens pleins de bonne volonté », p. 570). De même, après avoir défini la « polynimisation », soit un « mot-valise, qui permet de substituer deux mots à un seul » (p. 341), un « réflexe quasi pavlovien » l’amène à envisager le cas inverse de la « mononimisation », mais il n’en trouve que les exemples qu’il forge lui-même. Ces différents exemples illustrent bien une approche afonctionnelle1 : l’hétérosémisation ou la monomisation, de fait, ne serviraient pas à grand-chose — mais la fonctionnalité des procédés ne préoccupe guère Pennanech. Ses tableaux comprennent ainsi des lignes et des cases qui n’existent que « pour la beauté du geste et par amour de la symétrie » (p. 501). Cet amour de la symétrie le pousse notamment à remplir les cases laissées vides par la terminologie de son maître à penser, Gérard Genette, qu’il traite, comme il se doit, avec un mélange de révérence et d’humour : il forge ainsi le terme « ellepse », qui désigne « un excès, appelé à être éliminé », sur le modèle « paralipse »/ « paralepse », Genette ayant omis de doter l’ellipse d’un conjoint (p. 183-184). Et toujours cohérent avec sa thèse, qui consiste à montrer que les opérations métatextuelles instaurent ce qu’elles analysent dans les textes, il parle ainsi d’« elliptisation » lorsque le critique affirme qu’il manque quelque chose dans un texte, et d’« elleptisation » lorsque, à l’inverse, le critique affirme qu’il y a quelque chose en trop. 

7On voit donc que les diverses catégories sont en quelque sorte générées par le système au sein duquel elles prennent forme, et qu’elles n’ont, pour certaines, qu’une existence purement théorique, Pennanech assumant crânement la chose. On peut même penser que c’est précisément cela qui l’amuse le plus : franchir la frontière entre l’observé et l’observable pour le plaisir de la taxinomie. Ce principe est énoncé dans le troisième chapitre, sous le double patronage de Buffon et de Genette :

[L]’existence des textes […] est parfaitement indifférente [au poéticien ou à la poéticienne], puisqu’il ou elle travaille sur l’ensemble de la littérature virtuelle, ou sur tous les textes possibles, passés, présents et à venir. Il ou elle forge donc des catégories qu’aucun texte effectivement existant […] ne peut illustrer, mais que des textes futurs finiront bien par exemplifier. […] Il faut à cet égard se souvenir du principe fondamental de Buffon, « Tout ce qui peut être est », complété par Genette, « l’Histoire a ses défauts, mais elle sait attendre ». (p. 174-175)

8Parfois cependant le processus s’inverse, et il opte pour un raisonnement inductif, partant de l’exemple pour en tirer une généralisation : ce sont les nombreuses « lois » et autres « complexes » nommées à partir d’un représentant de la pratique en question, systématiquement introduits par le stylème « je (me) propose d’appeler », Pennanech ayant visiblement un sens très sûr du comique de répétition : « loi de Brunetière » (c’est-à-dire un « bon prédicat » métatextuel, qu’on peut appliquer à tout le texte, voire à toute l’œuvre d’un auteur, comme le « pessimisme » de Pascal selon Brunetière, p. 32), « principe de Béguin » (affirmation par les critiques de la nécessité du mimétisme entre texte et métatexte, p. 81), « syndrome d’Izambard » (p. 104), « fantasme de Mercier » (p. 70), « complexe d’Emerson » (p. 206) et son pendant « complexe de Loquin » (p. 217), « paradoxe de Muret » (p. 305), « loi de Newton-Nerval » (p. 369) (ie « principe d’inertie isotopique »), « argument d’Oriane » (p. 537) et sa variante positive, « réplique de Sorel » (p. 543), ou encore « théorème de Billet » (p. 547). Recourant de mon propre chef au principe de Béguin, je propose d’appeler « délire de Pennanech » l’obsession du critique pour le binarisme conceptuel.

9Comme l’ont noté avant moi certains commentateurs de la Poétique de la critique littéraire, sa lecture provoque un effet vertigineux, lié à son dispositif réflexif2 : l’auteur est un critique qui se donne pour objet la critique, et dont les lecteur.rice.s sont, très vraisemblablement, des critiques, universitaires et professeur.e.s de lettres. Ce sont donc, plus ou moins directement, nos propres pratiques qui subissent une déconstruction en règle, et se trouvent « neutralisées » du fait de l’opération initiale de littérarisation à laquelle elles sont soumises (p. 589). Le principe selon lequel « les procédés métatextuels surdétermin[e]nt les résultats de l’enquête » (p. 238), ainsi que le point de vue descriptiviste porté sur ces procédés, tendent à démontrer la nature fondamentalement arbitraire du travail critique (Pennanech parlerait sans nul doute d’« arbitrarisation »). C’est bien là que réside le caractère polémique de l’ouvrage : des textes, les métatextes ne peuvent véritablement rien dire, puisqu’ils ne parlent finalement que d’eux-mêmes.

10En outre, jouer le jeu du livre revient à mettre le doigt dans un engrenage sans fin. Considérons le passage suivant, dans lequel Pennanech détaille les procédés par lesquels Poulet narrativise les œuvres qu’il analyse, suivant un modèle qui est celui de l’autoengendrement :

Dans tous les cas, et dans chaque monographie de Georges Poulet, nous avons affaire au récit autogénétique qui permet le passage du désordre à l’ordre, de l’éparpillement à l’unité, du mutisme à l’écriture. Le récit poulétien commence systématiquement par un long moment de flottement, auquel succèdent l’engendrement et enfin le « déploiement » de l’œuvre. (p. 148)

11J’aurais alors beau jeu de franchir l’étape supérieure de la démarche entamée par Pennanech, et de montrer que lui-même se livre à une narrativisation de la critique menée par Poulet (voir les verbes qui séquentialisent son travail en le résumant : « commence », « succèdent »), et donc à une narrativisation d’une narrativisation. On pourrait ensuite montrer comment je narrativise moi-même la démarche de Pennanech, procédant ainsi à une narrativisation de narrativisation d’une narrativisation, et ainsi de suite. La lecture peut ainsi s’avérer franchement ludique si on s’amuse à repérer les passages où il met lui-même en œuvre les procédés qu’il décrit. Citons par exemple ce trait d’esprit hilarant, qui consiste en une elliptisation d’un texte de Richard qui parle de l’ellipse, dans un énoncé lui-même consacré à l’elliptisation : « Or, comme ne le dit pas Jean-Pierre Richard, tout texte, tout énoncé, est elliptisable » (p. 221).

12Il en résulte qu’on ne peut rien dire du livre de Pennanech sans que la remarque vienne prendre place dans la typologie qu’il établit. Ainsi, je faisais tantôt parler Pennanech à la première personne : « je peux moi-même mettre ce procédé en œuvre, etc. ». Il suffit d’avancer dans l’ouvrage pour trouver l’identification de cette opération — à cette nuance près qu’on ne peut pas parler ici de prosopopée, fort heureusement pour Pennanech :

il peut aussi arriver dans l’allocommentaire que le critique dise « je » par énallage ou en recourant à la prosopopée, […] de sorte que, si on ne peut pas aller jusqu’à dire que l’auteur devient locuteur, du moins le locuteur devient-il l’auteur. (p. 101)

Proposition d’historicisation de Poétique de la critique littéraire

13Pennanech fournit d’ailleurs son propre manuel de lecture dans l’après-propos, en invitant ses commentateur.rice.s à observer quelles opérations il a lui-même employées tout au long de son livre — ce que je viens de faire dans les lignes qui précèdent. Néanmoins, rien n’oblige à respecter cette consigne et rien n’interdit de quitter le point de vue poéticien pour adopter un point de vue plus historien — ce qui revient, dans sa terminologie décidément inévitable, à opérer une « aspectualisation ».

14On l’aura compris : la perspective adoptée par Pennanech est résolument anhistorique, conformément à son parti pris poéticien ; son but est bien de déceler des invariants de la critique littéraire à travers les âges et les aires géographiques. À cela on peut, un peu facilement, reprocher un biais qui est celui de nombreux théoriciens : dans sa volonté de forger des concepts universels, il tend à ignorer les pratiques de nombreuses aires culturelles et s’en tient — assez logiquement en regard de son positionnement dans le champ académique — à un corpus relativement traditionnel. Nul ne peut sans doute labourer à lui seul tous les champs de la métatextualité. Cependant on ne peut qu’observer un décalage entre le programme annoncé et une mise en œuvre beaucoup plus partielle : la quatrième de couverture indique une exploration qui court « d’Homère commenté par Zoïle ou Aristarque, jusqu’à Proust commenté par Barthes, Richard ou Starobinski, des scolies antiques et médiévales jusqu’aux recommandations du Monde des livres, des manuscrits grecs, byzantins ou chinois jusqu’aux réseaux sociaux. » Dans les faits, certains des métatextes mis ainsi en avant s’avèrent plutôt pauvrement représentés, tandis que d’autres occupent une place écrasante. Ces déséquilibres sont riches d’enseignements sur les processus de canonisation de la critique littéraire, et ce en dépit de l’impératif descriptiviste que s’impose Pennanech. Notons tout de même que celui-ci, toujours très conscient de ce qu’il fait, conçoit bien son relativisme comme un idéal inatteignable et qu’il est parfaitement au courant de ce biais de sélection :

Je n’ai pas pris un ensemble de textes déjà constitués qui seraient « en soi » des métatextes et que j’aurais simplement observés : en réalité, j’ai métatextualisé des textes à partir d’une définition, là encore arbitraire, du métatexte. Or, tout texte est métatextualisable en droit, de sorte que j’ai produit mes objets, que j’ai accessoirement prédiqués, référencés, partitionnés, aspectualisés, substitués et même, dans mes moments de grande faiblesse, motivés. (p. 590)

15L’objet de la poétique de Pennanech implique nécessairement un usage double des critiques : il les utilise tantôt comme des exemples illustrant la pratique des différentes opérations qu’il décrit, tantôt comme des outils sur lesquels il s’appuie pour conceptualiser lesdites opérations. Je me demanderai ainsi : quels critiques sont traités comme objets ; quels critiques sont traités comme outils ; quels critiques sont traités à la fois comme objets et comme outils ; quels critiques sont sous-représentés, voire évacués.


16Les critiques traités d’un point de vue poétique sont généralement des critiques anciens ou des « grands noms » de la critique. L’empan temporel couvert par la poétique de Pennanech est très vaste, il embrasse d’un même regard synchronique des commentateurs grecs, latins et des critiques contemporains en passant par Boileau, Valincour, Batteux ou encore Brunetière, pour n’en citer que quelques-uns. Les critiques auxquels Pennnanech recourt sont en quelque sorte pré-canonisés, soit que leur éloignement dans le temps leur assure une forme de respectabilité (y compris en ce qui concerne des commentateurs anciens moins connus ou dont les méthodologies peuvent paraître plus farfelues), soit que, pour les critiques plus récents, l’institutionnalisation universitaire ait déjà eu lieu (ainsi de Barthes, Richard ou encore Starobinski). Dans le même sens, on peut noter que Pennanech sélectionne plus particulièrement les critiques qui s’attaquent à des « grands auteurs » : Homère, Madame de Sévigné, Balzac, entre autres, avec, en particulier, une surreprésentation de la critique proustienne. Ce normativisme implicite se ressent plus particulièrement lorsque Pennanech cite des exemples d’opérations utilisées par des critiques anonymes, comme ceux qu’il extrapole à partir de copies d’étudiant.e.s en lettres, qui sont traités de manière beaucoup moins individualisée. Ces critiques anonymes servent donc avant tout à démontrer la généralisation — souvent abusive aux yeux de Pennanech — de certains procédés mis en œuvre par des prédécesseurs illustres.

17Les critiques traités exclusivement comme outils sont souvent ses contemporains immédiats comme Sophie Rabau ou encore Marc Escola : ceux-ci sont utilisés pour leur répertoire technique, mais ne sont pas inclus dans le corpus d’exemples. Ils sont d’une certaine manière reconnus comme critiques, puisque utiles à son propos, sans être pour autant véritablement intégrés au champ de la critique littéraire à proprement parler. Leurs travaux sont certes métatextualisés (traités comme des métatextes) mais non littérarisés (traités comme de la littérature). Ainsi, si « tout énoncé est en droit littérarisable », certains métatextes le semblent tout de même moins que d’autres — une proximité institutionnelle expliquant peut-être ce scrupule.

18Sauf erreur de ma part, il n’y a qu’un critique qui soit véritablement traité à la fois comme objet et comme outil : il s’agit, sans surprise, de Gérard Genette, qui est certainement la critique qui bénéficie le plus des procédés de canonisation sous-jacente de l’ouvrage :

[…] dans ce livre, je cite abondamment les catégories de Genette poéticien (hypertexte et métatexte, métalepse, objet d’immanence et objet de manifestation, vraisemblance et motivation, mimilogie…). Mais qu’en est-il du Genette critique ? J’accepte volontiers le défi, d’autant que c’est moi qui viens de le lancer, et consens à traiter un peu longuement Genette comme un objet (de critique) et non comme une méthode (de poétique). (p. 566).

19Voyons maintenant les critiques qui occupent une place marginale ou qui sont évacués du livre. La critique non occidentale n’est pas représentée à l’exception du chinois Zhiyanzhai, ce qui donne l’impression d’un recours essentiellement utilitaire à ce type d’exemples, qui semblent servir, davantage qu’à élargir le point de vue, à compléter les cases du tableau en cas de défaut du côté de nos ères culturelles. La critique journalistique n’est analysée que ponctuellement (Le Monde des livres,p. 56) et les réseaux sociaux ne sont cités qu’en passant, sans susciter d’analyse approfondie. Certaines méthodologies anglo-saxonnes sont presque entièrement ignorées, Pennanech réglant ainsi en une phrase la question des cultural studies3(p. 37). En outre, les critiques qui s’intéressent à des corpus non canoniques (littérature populaire, par exemple) ne sont guère présents dans l’ouvrage. Ainsi, l’Abbé Bethléem, bien connu pour ses croisades contre la bande dessinée et la littérature pour la jeunesse, n’est-il convoqué que pour ses analyses concernant des auteurs canoniques.

20Ces manques n’invalident en rien une modélisation qui paraît inattaquable — qui semble même avoir la capacité de se renforcer à chaque objection qu’on lui porte. Si l’on s’en tient au point de vue de l’auteur, des additions d’exemples ne changeraient de toute façon pas grand-chose : tout au plus permettraient-elles de nourrir les cases d’un tableau autosuffisant. Il formule d’ailleurs le rêve d’une poétique absolue, débarrassée de son versant critique, c’est-à-dire dénuée d’exemples (p. 17). L’entreprise aurait cependant mérité a minima un peu plus de prudence rhétorique, le périmètre parcouru étant plus étroit que prévu — quoique déjà fort vaste. Pennanech y entérine une vision préexistante de la critique, celle qui est consensuelle sur les bancs de l’Université, le véritable décalage résidant dans le choix de littérariser cet ensemble de métatextes. Ceci, en soi, suffit à participer à la construction d’une valeur critique, dessinant les contours d’un paysage qui englobe, essentiellement, des lectures académiques.

21Ainsi, s’il demeure un impensé dans l’ouvrage, ce serait celui-ci : Pennanech se livre à une lecture autonomisante de la critique sans pour autant la penser comme un champ au sens bourdieusien du terme. À ce titre, il serait fascinant de tirer les outils qu’il propose dans les directions qu’il choisit explicitement d’écarter : quelles sont les conditions historiques, sociales, matérielles, symboliques ou autres qui favorisent dans divers contextes l’usage de certaines opérations critiques au détriment d’autres ? Ces lignes mouvantes de la métatextualité émergent en filigrane dans l’ouvrage. N’en donnons qu’un exemple : le « syndrome d’Izambard » (p. 104), qui désigne un mode d’énonciation dans lequel le critique légitime son propos en mettant en avant sa proximité amicale avec l’auteur qu’il commente, s’avère moins courant de nos jours qu’au xvie siècle. Pennanech note cette désuétude sans proposer d’hypothèses quant à son origine. On se prend ainsi à imaginer un dépassement du constat « tout énoncé est en droit Xsable » (où X désigne n’importe quel prédicat mis en avant dans la typologie) en resituant les opérations dans les réseaux d’intersubjectivités qui aboutissent à leur formalisation et en déplaçant la problématique vers la variabilité des contextes pragmatiques, dont Pennanech ne dit rien à la fois par prudence, par consistance méthodologique et par désintérêt. Par exemple, pour rester sur le terrain qui m’intéresse plus particulièrement, celui de la « narrativisation » : le geste critique consistant à narrativiser un objet qui est consensuellement perçu comme un récit par l’ensemble d’une communauté interprétative n’a évidemment pas les mêmes implications que la narrativisation d’un objet qui n’est généralement pas perçu comme un récit. Là encore, de telles remarques reviennent à déplacer l’objet de son propos — mais cette capacité de Pennanech à ouvrir des pistes dans des directions dont il ne se soucie pas est peut-être un indice du succès de son entreprise. Ainsi, la Poétique de la critique littéraire offre paradoxalement des outils immédiatement fonctionnels, ou plus exactement… fonctionnalisables, ne serait-ce que par le recul réflexif qu’ils ne manquent pas de susciter chez ses lecteur.rice.s.