Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Printemps 2006 (volume 7, numéro 1)
Sophie Spandonis

Les Goncourt historiens

Cahiers Edmond et Jules de Goncourt, « Les Goncourt historiens », n° 12, 2005, 216 p.

1La dernière livraison des Cahiers Edmond et Jules de Goncourt (2005) contient un dossier consacré aux « Goncourt historiens », vaste et important sujet, traité de loin en loin dans les précédents Cahiers mais auquel aucune étude d’ensemble n’a encore été consacrée, en dehors de l’essai de Catherine Thomas, Le Mythe du XVIIIe s. au XIXe s. (1830-1860) (Champion, 2003) qui ne porte cependant pas exclusivement sur les Goncourt. Les sept articles composant ce dossier ont été réunis et présentés par Robert Kopp. Celui-ci remarque tout d’abord que les ouvrages historiques des Goncourt, pourtant reconnus de leur vivant, sont tombés dans un semi-oubli (même si certains auteurs d’importance, de Walter Benjamin à Elisabeth Badinter, se sont inspirés de leurs travaux). Sans doute faut-il y voir une conséquence du perpétuel décalage des Goncourt avec les idéologies dominantes du Second Empire et de la IIIe République, ainsi que de la labilité de leurs positions.

2R. Kopp rappelle que l’intérêt des Goncourt pour le XVIIIe siècle s’inscrit dans un mouvement général de réhabilitation opérée sous la Monarchie de Juillet. Mais les deux frères entendent en livrer une vision moins frivole : celle d’un paradis perdu, avant la Révolution, bien sûr, avant la transformation de Paris, avant la dégradation bourgeoise ; un avant splendide, conjuguant l’érotique et l’esthétique mais qui, à leurs yeux, porte les stigmates de sa propre décadence et tend un miroir mélancolique à leur propre mélancolie. R. Kopp expose ensuite la spécificité de leur travail d’historien. Elle tient au sujet (la femme parisienne, riche et cultivée) ; à la méthode utilisée, probablement informée par leur pratique journalistique et par le genre des physiologies (textes courts et piquants, utilisation de documents intimes ou triviaux, de sources négligées) ; et enfin à leur écriture (collage de citations, juxtaposition de documents, goût pour l’anecdote, discrétion des historiens). Celle-ci est intimement liée à leur philosophie de l’histoire : hasard et illogisme.

3Jean-Louis Cabanès souligne ensuite que l’on ne peut dissocier chez eux pratique de la collection, pratique d’historien et pratique romanesque. De même, on ne peut comprendre leur œuvre d’historiens si l’on ne voit qu’elle est marquée idéologiquement par un profond pessimisme : la Révolution est une catastrophe qui ne recèle aucun sens ni aucune finalité. A l’inverse des historiens libéraux, ils jugent que, loin d’avoir aplani les inégalités, la Révolution les a maintenues tout en mettant au pouvoir une bourgeoisie non éclairée. Le Second Empire vient asseoir cette analyse. J.-L. Cabanès parle d’un « snobisme du document » : l’intime, l’anecdotique et l’inédit prennent le pas sur la philosophie de l’histoire ou l’histoire politique, prisées par leurs contemporains. Collectionneurs, les documents les intéressent en tant qu’ils sont une trouvaille et leur caractère inédit leur confère une valeur en soi : inutile de les commenter, il suffit de les produire tels quels. Les Goncourt, par ailleurs, voient dans la fiction (et dans l’art) l’une des sources privilégiées de la connaissance historique et traquent les effets de convergence entre leurs différentes sources, garants de leur « vérité ». Enfin, ils font jouer une dialectique entre le détail et le typique, inaugurant ainsi, par l’ensemble de cette démarche, une histoire des représentations qu’une société se fait (et laisse) d’elle-même.

4Pierre-Jean Dufief analyse les interactions existant entre roman et histoire : le modèle romanesque que les Goncourt élaborent dans les années 1860 ne serait peut-être qu’un prolongement de leur travail d’historiens des mœurs (le roman serait l’histoire du temps présent). Si la pratique historique conduit à l’éviction du romanesque, l’histoire, paradoxalement, réintroduit dans le roman une dramatisation, une dynamique, un souffle. Les Goncourt mobilisent les mêmes sources, les traitent de manière similaire dans un geste sous-tendu par l’idée que la fiction et l’imagination sont impossibles, ne sont jamais que réminiscence. Ainsi l’histoire dans le roman est liée à une mémoire familiale, le plus souvent incarnée par de vieilles personnes. L’évocation d’un passé épique (héroïsme, gloire militaire…) contraste avec la platitude et la dégradation de la vie contemporaine.

5À ces études générales, succèdent deux articles centrés sur des exemples particuliers. Catherine Thomas étudie la démarche des Goncourt à partir de la « petite histoire de la marquise de Pompadour » en la replaçant dans un panorama des représentations littéraires et historiques contemporaines (Barbey d’Aurevilly, Petrus Borel, Jules Janin, Arsène Houssaye, Capefigue, Champfleury, Sainte-Beuve, etc.). Pour le premier XIXe siècle, souvent marqué par l’idéologie contre-révolutionnaire, la Pompadour et la du Barry incarnent la décadence morale ayant mené à la Révolution. Mais à partir de 1830, le regard porté sur le XVIIIe siècle évolue : son raffinement, sa légèreté et son esprit deviennent un contre-point au matérialisme et au prosaïsme bourgeois. Une vision contrastée, si ce n’est contradictoire, des maîtresses de Louis XV se fait jour alors. Si les Goncourt n’ont aucune indulgence pour sa « laideur morale », ils n’en éprouvent pas moins une fascination particulière pour la Pompadour (sa beauté, son inventivité, son élégance, son goût, sa culture) et s’emploient, fait rare, à la réhabiliter sur le plan politique. Cécile Berly se penche pour sa part sur trois modalités de l’écriture du corps de Marie-Antoinette comme image de la Révolution et de la Terreur : écriture apologétique et hagiographique visant à la réhabilitation du personnage chez les Goncourt (Histoire de Marie-Antoinette, 1858) ; écriture psychanalytique d’un corps « sensuel et sexuel, exposé et souffrant » chez Stefan Zweig (Marie-Antoinette, portrait d’un caractère moyen, 1932) ; écriture royaliste d’un corps monstrueux et mortifère ayant causé la perte de Louis XVI chez Paul et Pierrette Girault de Coursac (trois ouvrages parus en 1990, 1993 et 1997). C. Berly s’arrête sur trois représentations ou étapes communes à ces différents auteurs : le corps vierge, le corps maternel et le corps condamné à mort.

6Jean-Paul Clément évoque ensuite les Goncourt historiens du Directoire, injustement négligés car n’occupant pas la position institutionnelle requise. Il souligne leur « colossale » érudition et voit en eux les précurseurs de l’histoire des mœurs et des coutumes qui a fleuri au XXe siècle.

7Les Goncourt « sont-ils des historiens d’art ? ». Sabine Cotté répond à cette question en analysant le voyage en Allemagne et en Autriche de septembre 1860, et le voyage en Hollande de septembre 1861, relatés dans le Journal.. Les Goncourt, visiteurs avertis des grands musées européens (Italie, Pays-Bas, Allemagne, Autriche), et bien sûr parisiens, se montrent pourtant perplexes à l’égard de ces lieux qui figent l’art en valeur institutionnelle, qui interdisent toute trouvaille, toute surprise. S. Cotté interroge les goûts des Goncourt (qui vont à Rubens, Chardin, Watteau, Rembrandt ou encore Vermeer contre Raphaël ou Le Corrège) ainsi que leur écriture (juxtaposition, usage du vocabulaire technique, sens de la formule qui l’emporte parfois sur la nuance du jugement).

8À la suite de ce dossier, on trouvera une lecture des récits de rêve contenus dans le Journal par Jacques Ponnier. Cet article, trop substantiel pour être résumé correctement en quelques mots, montre que les Goncourt ont une théorie de l’activité onirique qui n’est pas sans annoncer celle de Freud. J. Ponnier explore les fantasmes et les pulsions de ce couple gémellaire uni par un amour sans cesse affirmé et par une haine tôt refoulée, et montre que non seulement le rêve nourrit la création mais que l’écriture même du Journal est calquée sur celle du récit de rêve.

9Enfin, Emile Van Balberghe présente un document intéressant et méconnu (reproduit en annexe) : la réponse de Léon Bloy à une enquête sur le Prix Goncourt, publiée dans le Gil Blas en 1906. Le n°12 des Cahiers Goncourt comporte, comme à l’accoutumée, la bibliographie annuelle, un certain nombre d’inédits, de notes de lecture et des comptes rendus, ainsi qu’un cahier iconographique.