Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Printemps 2006 (volume 7, numéro 1)
Boris Lyon-Caen

La photographie mise en pages

Marta Caraion, Pour fixer la trace. Photographie, littérature et voyage au milieu du XIXe siecle, Genève, Droz, 2003.

1Semblant évincer toute subjectivité et faire allégeance au réel, la photographie ne fut pas seulement stigmatisée, au milieu du XIXe siècle. Elle fut aussi, très largement, pratiquée par la littérature. Par la littérature de voyage, au premier chef. C’est à l’archéologie et aux arcanes de la « littérature photographique » que s’attache Marta Caraion dans Pour fixer la trace, en étudiant comment cette « entreprise de magie [fut] mise au service de la science », et comment elle permit d’associer la vérité de la représentation aux fantasmes de l’imagination. Un texte capital fait ici office de base de données privilégiée, très logiquement, un texte rédigé en 1851 par Maxime du Camp : Égypte, Nubie, Palestine et Syrie – le premier livre français illustré de photographies.

2Entre hypothèses théoriques et développements monographiques, la première section de l’ouvrage expose les grands enjeux et les manifestations de cette rencontre des deux média. Marta Caraion montre d’abord que, servant l’observation empirique au détriment du savoir dogmatique, « la photographie est l’héritière de pensée du XVIIIe siècle ». Sont ensuite distinguées les formes prises, dans la littérature des années 1840-1860, par le voyage photographique. Par l’utilisation de clichés réels ou imaginaires, mobilisés comme prétextes à fiction ou comme objets de la description, c’est désormais le monde qui peut venir à l’homme, le temps d’un spectacle dans un fauteuil. Un excellent chapitre est du reste consacré, à la fin de cette partie quelque peu « échevelée », au genre très particulier de l’ekphrasis photographique – qui consiste à donner l’illusion textuelle de photographies absentes, rhétorique de l’hypotypose à l’appui. Une façon d’ériger le discours en véritable chambre noire, développant comme par magie les merveilles de l’ailleurs.

3La deuxième partie se déploie dans des directions plus disparates encore. Elle s’ouvre sur un portrait intellectuel de Maxime du Camp, sur cet auteur tiraillé entre une sensibilité romantique (cf. les Mémoires d’un suicidé) et des convictions plus « modernes », saint-simoniennes et positivistes (cf. Les Chants modernes). La lecture attentive des deux ouvrages issus de son voyage en Orient, l’album de 1851 et le récit de voyage intitulé Le Nil, permet d’attester de façon assez ferme cette dialectique de la rêverie et de la science qu’autorise idéalement la « littérature photographique ». L’auteure examine à cet effet une thématique obsédante, qui repose sur un objet hautement photogénique : la ruine. C’est la ruine qui cristallise, chez Auguste Salzmann par exemple, la fonction documentaire et l’entreprise de résurrection (autant que de momification) constitutives du récit de voyage dûment illustré. Le statut indiciel de ces vestiges en noir et blanc se voit ainsi surexposé, et cette surexposition donne lieu à des considérations finalement assez neuves sur le « regard idiot » (Flaubert) et la conscience mélancolique du photographe.

4Pour fixer la trace présente ainsi des pistes de réflexion extrêmement stimulantes, touchant aux imageries dix-neuviémistes formalisées ailleurs par Philippe Hamon. Marta Caraion nous convie pour ce faire à un passionnant périple – tournant parfois à la résurrection – à travers des contrées trop souvent désertées : les planches de l’Encyclopédie, les Excursions daguerriennes publiées en 1842, les représentations de « Bruges-la-Morte » par Francis Wey et Georges Rodenbach, les « portraits-cartes » de Disdéri, les ekphrasis photographiques d’Ernest Lacan et d’Ernest Feydeau, les pérégrinations imaginaires de Gautier à Thèbes et en Égypte, etc.

5La médaille a, bien sûr, son revers : ce grand-œuvre est d’autant plus roboratif et touffu que les développements et les conclusions n’en sont pas excessivement synthétiques ; l’allure du propos, aussi, aurait pu gagner en nervosité. Enfin, on regrettera l’absence de balises et d’éclairages critiques (Christine Montalbetti, Le Voyage, le monde et la bibliothèque ; Philippe Ortel, La Littérature à l’ère de la photographie ; Jérôme Thélot, Les Inventions littéraires de la photographie...) pourtant essentiels à la compréhension des rapports entre photographie, littérature et voyage au XIXe siècle. Cela dit, Pour fixer la trace constitue en l’état une somme fort suggestive, qui témoigne exemplairement des vertus de l’interdisciplinarité.