Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Printemps 2006 (volume 7, numéro 1)
Julie Anselmini

Comment le roman populaire s’empara de Napoléon  et autres aventures rocambolesques

LE ROCAMBOLE, N° 27, 28/29, 30, 31 et 32, ÉTÉ 2004-AUTOMNE 2005 : Napoléon et le roman populaire ; G. Le Faure ; Eugène Sue ; Jules Verne.

1Le Rocambole, bulletin trimestriel des Amis du Roman Populaire, consacre son 27e numéro (« Napoléon et le roman populaire ») à la réception du mythe napoléonien par le roman populaire, à la manière dont celui-ci l’intègre à sa logique narrative et à ses thèmes propres. Il s’agit de permettre une appréhension plus complète de ce mythe dans la littérature, bien étudié chez des auteurs tels que Balzac, Chateaubriand ou Hugo, mais laissé dans l’ombre quant à ses manifestations, pourtant innombrables, dans la littérature de grande diffusion.

2Gérard Gengembre ouvre ce dossier par un aperçu général d’histoire littéraire. Après un rappel historique sur la légende napoléonienne, qui naît dès 1815 et culmine en 1840 avec le retour des cendres, G. Gengembre dépeint l’émergence sous le Second Empire d’une littérature romanesque populaire à thème napoléonien, illustrée notamment par Edmond About et Erckmann-Chatrian. Puis il évoque l’évolution de cette légende dans le roman populaire de la IIIe République, où la figure de Napoléon, héros national et républicain, est le moyen d’exalter le patriotisme français; en outre, cette figure s’intègre parfaitement à un genre fondé sur l’aventure, l’intrigue sentimentale et l’héroïsme. Elle occupe également une place importante chez les romanciers anglophones (notamment Conan Doyle), et nourrit des œuvres de politique-fiction ou de science-fiction comme celles de Jean-Baptiste Pérès et Edmund Lawrence au XIXe siècle, ou de Maurice Baring et Pierre Veber au XXe, mais aussi des parodies (Henri Viard, Cavanna, San Antonio...). On la retrouve jusque dans nos romans populaires contemporains, chez Juliette Benzoni, Jeannine Boissard ou Michel Peyramaure. Au terme de cet article formant une solide bibliographie et établissant l’importance du mythe napoléonien dans le roman populaire, G. Gengembre fait l’hypothèse que l’énigme offerte par Napoléon justifie la permanence de son mythe littéraire. Jean Tulard, qui avait abordé la question du mythe napoléonien dans le roman populaire pendant la période 1870-19141, identifie ensuite le complot comme une composante essentielle de ce mythe, et comme un thème s’accordant particulièrement bien aux exigences du genre: « Napoléon est le héros populaire par excellence. Il a tout pour séduire : la gloire et le malheur, les femmes [...], et de superbes traîtres ». L’historien énumère d’abord les illustrations romanesques des complots historiques, telle la tentative d’assassinat du 24 décembre 1800, mise en scène par Georges Ohnet dans Pour tuer Bonaparte (1909) et, avant lui, par Marie Aycard, dans une nouvelle intégralement citée à la fin du volume, puis les complots fictifs attentés à l’Empereur dans quelques romans.

3Après ces deux articles offrant un utile panorama du mythe napoléonien dans le roman populaire, les études suivantes s’attachent à quelques traitements particuliers de ce mythe. Dans Carot Coupe-Tête de Maurice Landay (1911-1913), Charles Ridoux montre comment Napoléon, diminué par toute une série de procédés, apparaît comme la créature du héros romanesque (Carot), son fidèle adjuvant, qui tire dans l’ombre toutes les ficelles. Au-delà de la représentation des luttes partisanes, l’œuvre, selon Ch. Ridoux, veut rallier les couches populaires au sens sacré de la Patrie. Charles Moreau montre quant à lui comment, dans Histoire d’un paysan d’Erckmann-Chatrian (1868-1874) mais aussi dans Waterloo et Le Conscrit de 1813, des mêmes auteurs, les enjeux politiques s’invitent dans le roman populaire au détriment des potentialités héroïques du mythe napoléonien. Chez ces deux républicains intraitables, qui entendent fustiger, derrière le tyran Napoléon Ier, son neveu Napoléon III, la légende dorée bâtie par certains romantiques fait l’objet d’une féroce démystification. Daniel Compère évoque ensuite deux romans de Paul Féval fils, Mademoiselle de Lagardère (1929) et La Petite-fille du Bossu (1931), dans lesquels l’admiration pour Napoléon induite par le regard amoureux de Marie de Lagardère n’empêche pas une certaine prise de distance par rapport au mythe, à une époque où la Grande Guerre a imposé d’autres normes héroïques, voire patriotiques. François Hoff, lui, s’intéresse aux récits de Conan Doyle consacrés à l’époque napoléonienne, notamment aux Exploits du brigadier Gérard (1895) et aux Aventures du brigadier Gérard (1902-1903). Centrée sur la figure de Gérard, l’étude suggère toute la subtilité de l’approche par Doyle du mythe napoléonien : cette figure, à laquelle le ridicule et sympathique brigadier voue un culte, conserve sa noblesse, mais peut-être ces héros monolithiques n’ont-ils plus leur place dans un monde devenu trop complexe ; c’est une véritable réflexion sur les conditions de possibilité du genre épique que mène, d’après F. Hoff, le romancier britannique. Quant à Jean-Luc Buard, il signale la mise en abyme du traitement de l’épopée napoléonienne, de mythification en démythification, qu’on trouve dans un roman oublié de Théo Fleishman, Un qui revient de loin (1955), récit fantastique où un employé modèle, Florentin Passavant, découvre qu’il est la réincarnation du général baron Taillard. On s’attardera enfin sur l’excellente étude de Matthieu Letourneux consacrée aux ambiguïtés de l’image de Napoléon chez la Baronne Orczy. Il montre que ces ambiguïtés procèdent de contraintes narratives (le récit adopte selon les cas le point de vue de partisans ou d’adversaires de Napoléon) mais aussi des sentiments partagés de l’auteur (traditionnellement considérée comme francophobe et réactionnaire): pour elle, Napoléon est celui qui a su mater le chaos révolutionnaire, mais, enfant de la Révolution, il a lui-même engendré un nouveau chaos. Se demandant pourquoi l’époque napoléonienne tient cependant une telle place dans l’œuvre de la Baronne Orczy, M. Letourneux suggère que Napoléon, « formidable machine à créer de l’aventure », incarne à merveille l’esprit du romance, et il conclut que les ambiguïtés de cette figure tiennent en dernière instance à une ambivalence de l’aventure elle-même dans ce genre, oscillant entre l’ « aventure joyeuse et chevaleresque » et « l’aventure immorale de l’ambitieux ».

4Ce numéro du Rocambole, enrichi de nombreuses illustrations (dont celles de Maurice Toussaint, commentées par Jean-Luc Buard), n’offre pas une analyse exhaustive du sujet (on regrettera par exemple que le traitement dumasien de la figure napoléonienne, centrale dans Les Compagnons de Jéhu et Le Chevalier de Saint-Hermine, ne soit pas évoqué) ; dans sa présentation, Charles Ridoux reconnaît le premier qu’il s’agit seulement de proposer une approche modeste, mais pionnière. En effet, la revue a le mérite d’ouvrir la voie à des travaux plus approfondis, en dressant une véritable carte du mythe napoléonien dans le roman populaire, et en explorant, à la lumière de ce problème, quelques territoires de cet immense corpus. Derrière l’appellation (problématique, dans sa généralité) de « roman populaire », la revue met en relief la singularité des approches selon les auteurs et les œuvres, fidèle en cela aux ambitions du Rocambole.

5Le numéro 28/29 du Rocambole regroupe quelques travaux récents menés sur Eugène Sue, auteur déjà bien étudié mais sur lequel, comme le prouve la revue, il reste encore beaucoup à dire.

6Un premier ensemble d’articles propose des aperçus nouveaux sur des œuvres célèbres de cet écrivain. Viviane Alix-Leborgne revient sur la trajectoire de Fleur-de-Marie dans Les Mystères de Paris et en tire quelques conclusions sur l’horizon religieux du roman. Matthieu Letourneux s’intéresse à la relation de l’Histoire et de la fiction dans Les Mystères du peuple, et montre comment la première ne prend sens chez Sue qu’à travers sa ressaisie dans les schémas de la seconde – l’indépassable contradiction étant que l’Histoire, toujours en marche, échappe à la totalisation rêvée par le romancier et résiste à l’ordre que veut lui imposer la fiction. Daniel Compère livre quelques remarques générales sur le roman d’Hector France, Les Mystères du monde, suite décevante donnée aux Mystères du peuple.

7Un deuxième ensemble d’études se penche sur des aspects moins connus de l’œuvre de Sue. Les découvertes qu’il a faites en établissant la correspondance de l’écrivain permettent à Jean-Pierre Galvan de combler le vide qui existait jusqu’alors dans la bibliographie de Sue, concernant les années 1827-1828 ; son œuvre dramatique intéresse Odile Krakovitch et Chiara Bongiovanni : la première s’attache aux démêlés de l’auteur avec la censure de la Monarchie de Juillet et du Second Empire, et aux modifications qui en résultèrent notamment pour les adaptations théâtrales des Mystères de Paris et du Juif errant ; la seconde se penche sur le Morne au diable et sur ses deux adaptations pour la scène, ce qui l’amène à concevoir le « mélodrame romanesque » comme un genre à part. Jacques Papin, qui envisage les relations de Sue avec les arts plastiques, conclut que l’écrivain populaire fut un critique occasionnel et resta un peintre amateur, auteur de marines et de tableaux animaliers. Se penchant sur les nouvelles de Sue réunies dans La Coucaratcha, René Godenne justifie le statut mineur de cette œuvre dans la production de l’écrivain. Quant à Marcel Graner, il tente de réhabiliter L’Histoire de la marine française en soulignant son importance dans l’histoire de la pensée et de la vision du monde de Sue, et en montrant comment cette œuvre éclaire notamment les rapports qu’entretiennent chez l’auteur « le vérifiable, le vraisemblable et le fictif ».

8Enfin, trois articles sont consacrés aux vues sociales et à l’engagement politique d’Eugène Sue. Laurence Kany éclaire à travers les romans ses conceptions en matière d’éducation ; Alex Lascar étudie la relation complexe de Sue avec Fourier, et montre comment l’écrivain témoigne dans son œuvre d’un fouriérisme personnalisé et tempéré, qui ne trouve plus d’expression après 1851 ; Jean-Pierre Galvan dévoile, à travers Clémence Hervé, la fonction militante de la littérature selon Sue, qui veut séduire le lecteur pour mieux éveiller sa conscience sociale, sa générosité et son sentiment de fraternité.

9Enrichi d’une importante iconographie, complété par une chronologie et une bibliographie critique détaillées, et comportant plusieurs inédits de l’écrivain (dont un curieux portrait au vitriol d’Ignace de Loyola et des lettres à George Sand), ce numéro double permet de faire un bilan de la recherche sur Eugène Sue, propose quelques relectures intéressantes de ses romans et éclaire plusieurs pans méconnus de son œuvre.

10Les numéros 30 (« Dans le sillage de Jules Verne ») et 32 (« Cousins de Jules Verne ») du Rocambole visent à rectifier une erreur de perspective consistant à envisager Jules Verne comme l’unique auteur d’aventures scientifiques du XIXe siècle, ou à ne considérer les autres écrivains ayant pratiqué ce genre que comme ses serviles imitateurs. Ces numéros se proposent ainsi d’examiner en détail les parentés qui existent entre l’œuvre de l’écrivain nantais et celles d’autres romanciers populaires restés dans son ombre, offrant par là un parcours à travers des univers littéraires variés. Dans le numéro 30, sont présentés l’univers foisonnant d’Alphonse Brown (par Jean-Pierre Ardoin Saint Amand) et celui de Gustave Le Rouge, qui témoigne, selon Anna Gourdet, d’une réécriture critique de Verne, où la suggestion et le mystère l’emportent sur la raison et l’explication ; Claude Deméocq nous fait pénétrer dans le monde délirant de Jean de La Hire, très marqué par l’imaginaire vernien ; Philippe Ethuin traque les marques de l’influence de Michel Strogoff dans Rouletabille chez le tsar de Gaston Leroux et La Cravate de chanvre de Pierre Souvestre et Marcel Allain ; enfin, Jean-Louis Touchant établit un incontestable lien entre Le Tour du monde en quatre-vingts jours et Les Coureurs du Tour du Monde de José Moselli. Second volet de ce dossier, le numéro 32 du Rocambole s’attache plus particulièrement à trois auteurs que leurs œuvres apparentent à Jules Verne. Thierry Chevrier nous permet de redécouvrir Louis Boussenard, auteur célèbre en son temps mais dont l’œuvre, patriotique et colonialiste, a moins bien vieilli que l’œuvre vernienne, et Alexandre de Lamothe, écrivain sans réelle originalité. Marie Palewska se penche sur Paul d’Ivoi, le grand rival de Jules Verne, et montre que cet écrivain n’a pas été influencé de manière univoque par son confrère : leur communauté d’inspiration vient aussi de thèmes puisés dans l’air du temps ; la relation intertextuelle entretenue par d’Ivoi avec Verne s’avère essentiellement ludique ; enfin, la veine comique et fantaisiste est beaucoup plus développée chez Paul d’Ivoi, qui préfère l’excentrique à l’extraordinaire. Le dossier est complété par un petit dictionnaire des auteurs français proches de Jules Verne, établi par Marc Madouraud, et par une bibliographie de Jean-Luc Buard recensant les travaux consacrés aux rivaux, successeurs, héritiers, imitateurs et continuateurs de l’écrivain nantais.

11Enfin, dans le 31e numéro du Rocambole, l’éditeur Alfu propose un dossier sur un écrivain dont on ne sait presque rien et dont l’œuvre, devenue introuvable, ne fut pour ainsi dire jamais rééditée, bien qu’elle connût une grande célébrité : Georges Le Faure (1856-1952). À travers une biographie de l’auteur, Alfu éclaire une œuvre abondante, qui joua un rôle précurseur dans certains registres de la fiction comme le récit d’espionnage, et qui aborda une grande diversité de genres (c’est ce que montre aussi la bibliographie détaillée établie par Alfu). Daniel Compère se lance quant à lui dans l’analyse de La Maffia, grand roman méconnu de la littérature criminelle, et Arnaud Huftier, à travers différents romans de Le Faure, met en lumière le carré « aventures / anticipation / fantastique / policier » exploré par l’auteur, qui manifeste un art particulier de la copie, jouant sur le plaisir de la variation mais aussi sur le plaisir plus subtil de l’autoreprésentation et de la distanciation. Ce dossier s’attaque ainsi brillamment à l’énorme et passionnant chantier que représente pour les études littéraires l’œuvre de Le Faure.