Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Printemps 2006 (volume 7, numéro 1)
Dominique Massonnaud

Figures en questions : les « bougés » de l’identité chez Balzac

Balzac et la crise des identités, textes réunis par Emmanuelle Cullmann, José-Luis Diaz et Boris Lyon-Caen, Christian Pirot Éditeur, coll. « Balzac », 2005.

1Le sixième volume de la collection Balzac, dirigée par Nicole Mozet, chez Christian Pirot, propose un nouveau volet des riches activités du Groupe international de Recherches balzaciennes (GIRB) : il ressaisit, sous la forme d’un ouvrage collectif, les communications prononcées lors du séminaire qui s’est tenu à Paris 7-Denis Diderot, pendant deux ans, sous le thème de « la (re)construction (sociale et discursive) des identités ».

2L’ouvrage s’ouvre sur une mise au point théorique et méthodologique qui situe la réflexion engagée dans la continuité des travaux du GIRB – en particulier le colloque de Cerisy-la-Salle en 2000. Il s’agit donc ici de « Penser avec Balzac » la question de l’identité, sans en demeurer aux habituels poncifs qui lient l’auteur de la Comédie humaine à la stabilité des types et des typologies. Dans ses réflexions liminaires, José-Luis Diaz pose — avec une grande clarté et une nécessaire vigilance épistémologique — les enjeux d’un axe d’étude qui, par goût du paradoxe, pouvait ouvrir la porte au relativisme post-moderne, et à la saisie d’un Balzac pris aux rets du discours laminoir de la déconstruction généralisée. Il s’agit donc ici de traiter — en termes balzaciens et grâce à une connaissance du contexte d’époque — d’une crise qui engendre un processus de « dédifférenciation » (p. 15). Philippe Dufour, dans le prologue de La Pensée romanesque du langage (Seuil, 2005, pp. 7-25) part d’un constat analogue, en particulier à propos des « valeurs-vocables » instables, après la sortie de la société d’ordres liée à l’Ancien Régime. Avec la question « De quel moi parlez-vous ? » José-Luis Diaz cerne la problématique au cœur des réflexions : l’idéologie de Balzac et la dynamique même du roman balzacien sont fondées sur la prise en compte d’une instabilité des identités, en mutation ou en crise, sur fond de vacillements et d’ébranlements sociaux.

3Le volume s’organise ensuite en deux parties : la première envisage des  «  problématiques » liées aux identités mises en questions par le roman balzacien, ensuite, des exposés plus monographiques font place à une série de « figures » qui émergent, en particulier, de La Comédie humaine.

4De ces « problématiques », on retiendra plus particulièrement la perspective très intéressante de Jacques-David Ebguy qui envisage — avec un sous-titre trop modeste — « quelques modalités de la construction des personnages ». L’exposé fait apparaître, avec une grande rigueur, dans une typologie précise, de très efficaces mises aux points sur le changement de « paradigme configuratif » (p. 32). Des identités relativisées, construites, énigmatiques, mystérieuses ou multiples, permettent donc un mode nouveau de création de figures romanesques, en réaction à l’uniformisation du corps social. Boris Lyon-Caen s’attache également à la question des « configurations identitaires » afin de dégager une « poétique de la singularité » chez Balzac. Le travail met bien en évidence l’idée d’un personnage dont on peut dire qu’il est « compliqué »  par des procédés de mise en présence dans chaque roman et par l’agencement d’ensemble de La Comédie humaine. Les analyses de ce qui vient « travailler » le type en direction de la singularité sont fort habiles en ce qu’elles montrent « l’invention d’un régime d’identification immanent à la fable » (p. 97). On pourrait reprocher à ce travail l’hétérogénéité de ses références philosophiques — Derrida ou Deleuze, j’ai envie de dire qu’il faudrait choisir ! — références qui pourraient sembler parfois un peu trop instrumentalisées pour l’analyse, mais faute en est, sans doute, à la contrainte que constitue l’espace restreint d’un article, eu égard à l’intéressante vision surplombante proposée ici.

5La saisie des identités plurielles s’attache à la figure même de l’écrivain, dans l’article de Patricia Baudouin qui s’intitule « 1850 ou l’éclatement des identités politiques de Balzac ». À sa mort — le 18 août 1850 — Balzac suscite une série de récits et de caractérisations divergentes. Le  parcours de la presse d’époque est éclairant : entre le « révolutionnaire malgré lui » selon Hugo et « le catholique, apostolique et romain, royaliste » de Barbey d’Aurevilly, la figure de l’écrivain commence à générer une série de lectures et de constructions contradictoires qui iront au-delà des données strictement liées à la politique contemporaine. Dans cette première partie, deux autres articles s’attachent aux constructions d’identité en utilisant des catégories d’analyses particulières : pour Christelle Couleau, il s’agit de traiter des « sans-noms » chez Balzac, sous l’angle de ce qu’elle désigne comme des « personnages génériques », « passants et passeurs » de La Comédie Humaine qui en  élaborent une sorte d’arrière-plan. Le travail intitulé « Le rôle et la logique de l’emploi », par Isabelle Michelot, tente de saisir le personnage balzacien à partir de catégories théâtrales, comme l’indique son titre. Très documenté, j’avouerai cependant que ce dernier travail a moins su me convaincre que les précédents, du fait de son principe d’analyse même, qui me semble déplacer la notion de « type », pour la reprendre ensuite, et, surtout, fixer une indistinction - une « réversion » (p. 51) - préjudiciable entre fiction et réalité.

6Les exposés qui constituent la seconde partie s’attachent, pour partie, à des figures qui relèvent, en première approche, de la littérature panoramique contemporaine : des Physiologies, en particulier l’entreprise Les Français peints par eux-mêmes (1839-1842) à laquelle participe Balzac.

7Ainsi, « Les Portiers » sont analysés par Cécile Stawinski : l’idée est très pertinente, ce personnage discret que l’on aurait aisément pu oublier, aura un bel avenir dans l’histoire du roman – on pense à la Madame Duvigne d’Aurélien, ou aux concierges céliniennes –. Ici, l’auteur de l’article cite Ferragus qui en fait le « muscle essentiel du monstre parisien » (p. 111). Elle montre une évolution : de la fonction de portier ou de concierge, bien étudiée dans le contexte du premier XIXe siècle, à la constitution du type dans le corpus des physiologies jusqu’à la construction des personnages balzaciens : monsieur Jules, source de renseignements dans Ferragus ou La Cibot qui, dans Le Cousin Pons, « monte les intrigues » (p. 121). La mise en roman fait alors apparaître l’importance du/des seuils, et de celui qui maîtrise la circulation.

8Ensuite Marie-Eve Thérenty traite, sur le même mode, de la « Représentation du Journaliste », figure importante du personnel romanesque au XIXe siècle, contestée dans le corps social et les discours du temps - en particulier celui de Balzac –. Ce dernier fut cependant journaliste ; de plus il créa et dirigea brièvement deux revues, comme le rappelle l’introduction de l’article. L’identité du journaliste est cernée dans ses représentations d’époque, à partir de trois critères : la taxinomie, la métaphore et la caricature. « Marchand de phrases » comme on le lit dans Illusions perdues, le journaliste subit un discours dépréciatif - qui me semble exacerber les topoi de l’aristocratie d’Ancien Régime contre ceux qui vivent de leur plume -. L’exposé fait apparaître que le type du « journaliste constitue une figure dégradée d’écrivain » (p. 131). Les figures dévalorisantes qui lui associées sont recensées : la prostituée, l’eunuque. J’ajouterai alors volontiers, que le journaliste paraît un écrivain sans « tempérament » ! – peut être que cette notion, qui constitue un critère de valeur artistique nouveau, à partir de la décennie 1830-1840, aurait pu être ici convoquée. Le traitement du passage du type aux personnages de romans - et à leur système - est ensuite étudié de façon très efficace. Une « mini structure pyramidale » agence la présence de journalistes reparaissants dans La Comédie humaine : elle a pour «  fonction de  mieux appréhender l[eur] sociologie » (p. 132). Le personnage est identifié dans sa « capacité déambulatoire » ; comme le médecin, il est un « caméléon social et géographique » (p. 135). De plus, apparaît son lien avec l’instance auctoriale, et sa capacité à incarner un idéal d’énergie et de volonté, ainsi que le montre Louis Lambert, personnage en quête d’un homme « assez hardi […] pour monter sur les tréteaux de la Presse », cité au terme de ce bel article.

9La « Femme de province » traitée par Véronique Bui est un autre modèle présent dans Les Français peints par eux-mêmes et dans l’entreprise romanesque balzacienne : des romans de jeunesse aux Parents pauvres. Entre la Physiologie du mariage et Eugénie Grandet, la présence de cette figure connaît des variations : « le physiologiste semble construire une identité de la femme de province que le romancier tend à déconstruire » (p. 169). Un hiatus apparaît donc entre le type des physiologies, tel que Gavarni peut aussi le saisir par son trait, et la singularité romanesque. Le travail - qui a pour sous-titre « Dinah, ce n’est pas moi » - traite ensuite de l’articulation de la figure avec celle du « grand homme de province à Paris ». Les jeux de réemploi et de réécriture font apparaître une proximité entre l’écrivain et la femme de province devenue « muse du département » : Véronique Bui montre de façon intéressante la construction d’une figure proprement littéraire, qui sert à définir le romancier dans sa capacité de création et d’observation : il apparaît que l’identité en cause est donc peut être moins celle de la Femme de province que celle de l’inventeur des « Scènes de province ».

10Sont également présents dans cette seconde partie de l’ouvrage des identités ancrées dans les problématiques du roman balzacien et construites comme des figures emblématiques - le « débiteur », le « criminel » ou l’ « inspiratrice » - que font apparaître les lectures critiques.

11Reprenant le concept de « crise » au sens balzacien d’une manifestation de pathologie sociale, Alexandre Péraud montre, dans un travail très convaincant, la construction d’une identité à valeur de « symptôme » (p. 164) : celle du « débiteur ». Là aussi, le corpus s’attache de façon éclairante aux textes des physiologistes en regard des romans de La Comédie humaine. Le roman dépasse la stricte vision clinique des physiologies, il met en évidence un réseau d’explications du type. Le roman « invente » alors une identité sociale en modélisant sa représentation (p. 163). Le « débiteur », dont il est question ici, est celui chez qui « la dette est une sorte d’habitus, un mode d’être au monde social » (p. 152). À distinguer du « miséreux » ou du « viveur », le débiteur relève d’une dérive de l’habitus nobiliaire, héritant de « l’éthique de consommation somptuaire » analysée par Norbert Elias (La Société de Cour, Calman-Lévy, 1974). A ce titre son « endettement constitue une posture esthétique » (p. 157) et appartient au domaine d’une estime de soi qui génère des éloges paradoxaux de la dette : l’identité débitrice devient conscience et manifestation des manques ou des manquements de la société moderne. Les personnages des soldats napoléoniens - Hulot, Castanier, ou Philippe Bridau - « créanciers de la société » (p. 159) sont éclairants à cet égard. L’exposé met donc nettement en évidence la dimension de critique sociale de la position du « débiteur », comme le montre un propos de Rastignac, cité : « Je fais des dettes, on les paye, la dissipation mon cher est un système politique » (Le Père Goriot, édition Pléiade, t. III, p. 145). La mise en récit romanesque et la création de ce que Philippe Hamon – avant Vincent Jouve – désignait du nom « d’effet-personnage » permet de saisir les ressorts psychiques ou psychologiques de la dette : Raphaël de Valentin, en est un exemple : le débiteur est « un captif » (p. 163). Une belle et habile référence à Lacan permet à l’auteur de l’article de montrer « le pont entre vérité mentale et sociale » et de mettre en relief « le syncrétisme de la poétique réaliste balzacienne » qui articule « Eros et civilisation » (p. 161).

12« De bandit à flibustier », c’est aux « criminels balzaciens » que s’attache l’article de Christine Marcandier. Il montre nettement la diversité de ces figures du personnel romanesque, la variété des crimes, des moments mis en scène : passage à l’acte, procès ou exécutions. Les tout premiers romans - signés Lord R’Hoone - mais aussi les textes du Balzac analytique  sont présents ici, avec les références au Code des gens honnêtes, « sorte d’envers, de contre-épreuve du Code civil » (p. 140). Face à la pluralité des approches balzaciennes de cette identité, le parcours se fait chronologique, pour mettre en évidence une évolution, mais aussi « contester son apparente linéarité » (p. 141). Christine Marcandier montre que les modèles et les codes hérités sont travaillés par un geste d’appropriation romanesque et un dépassement ironique : du roman noir et du mélodrame, on passe à l’inscription dans un cadre contemporain. Dans Les Chouans, une ambivalence apparaît dans le rapport au criminel, il s’agit ensuite de repérer les voleurs « parmi les gens comme il faut » (p. 143). La mise en évidence des types permet ici de spécifier efficacement la valeur structurale de cette identité dans l’ensemble romanesque, qui fait apparaître des « criminels de la vie privée » : les frères Keller ou Gobseck dans César Birotteau, Nuncingen dans Le Père Goriot, par exemple. L’identité prise dans les tensions de l’espace romanesque fait du criminel un « homme rare, […] un être extraordinaire » (Code des gens honnêtes, cité, p. 146). Le thème de L’Assassinat considéré comme un des beaux-arts - selon l’essai de de Quincey paru en 1827 –  s’oppose au criminel sans grandeur. De fait, la figure de Vautrin - et d’un criminel démiurge - peut alors rencontrer l’image de l’écrivain. L’article s’achève sur une citation du Surveiller et Punir de Michel Foucault pour montrer la préparation par Balzac de l’évolution du roman du crime, où le criminel est « figure du questionnement et de la tension » (p. 149).

13L’exposé de  Dany Kopoev reprend le motif de la femme inspiratrice chez Balzac, dans sa conformité à l’imaginaire de l’époque, et dans ses variantes. Si le terme n’apparaît pas dans La Comédie humaine, l’auteur légitime la présence de cette identité : ainsi, par le fait qu’Hortense, soit, dans La Cousine Bette, caractérisée par l’artiste - Wenceslas - comme « l’inspiration visible » (p. 177). Une typologie fait apparaître les motifs balzaciens de « la Femme-ange » - Pauline de Villenoix dans Louis Lambert - et de la « Femme supérieure », dont Camille Maupin est la figure exemplaire dans La Comédie humaine. La « Muse du département », est une création balzacienne, une dixième Muse à dimension ironique, puisque réduite à « un univers référentiel [qui] lui confisque son universalité mythique » (p. 184). L’article hésite à conclure : entre la présence des topoi de la féminité, vilipendée au XIXe siècle – comme l’a montré naguère l’ouvrage de Mireille Dottin-Orsini, Cette Femme qu’ils disent fatale, Grasset, 1993 – et la présence suggérée d’« autres lectures » possibles de la femme inspiratrice chez Balzac.

14L’identité du lecteur est l’objet de l’article de Claire Barel-Moisan. L’objet est d’importance, mais - et - problématique : s’agit-il d’une instance, d’une figure, d’un type, lié aux personnages ? Ce travail prend en charge les enjeux de la question. Le lecteur dans La Comédie humaine est tout d’abord mis en contexte, lié au projet d’une  « prose narrative dotée d’une nouvelle capacité cognitive » (p. 187). La disparité des figures de lecteurs, ou de lectrices dans l’oeuvre est soulignée : qu’ont en commun M. de Mortsauf  lecteur de La Quotidienne, Modeste Mignon et son goût de la littérature romanesque européenne, ou Louis Lambert « qui assimile des œuvres d’histoire de philosophie, de mystique et de physique » (p. 188). Cette disparité est alors utilisée efficacement sur le plan méthodologique : « démultiplier les catégories de lecteurs revient à prendre acte de l’absence d’identité unifiée du personnage de lecteur, il est alors sans doute plus fructueux de s’intéresser à l’évaluation de la lecture proposée dans La Comédie humaine » (p. 188) ou de renoncer à une étude typologique des personnages, en s’attachant à la construction par l’œuvre d’un « lecteur modèle », selon la catégorie d’Umberto Eco (p. 189). L’analyse s’attache alors au phénomène des cabinets de lecture et à leur public spécifiquement féminin, dont s’éloigne Balzac, après la publication des premiers recueils de Scènes de la vie privée. Les analyses d’Eric Bordas, sur le narrataire dans le cycle de Vautrin, ont montré qu’il est « d’abord une cible qui motive l’énonciation romanesque » (Pour une stylistique de l’énonciation romanesque, Toulouse, Presses du Mirail, 1997, p. 253). Le recours à ce travail permet à Claire Barel-Moisan de dégager l’idée d’un « narrataire protéiforme » sensible dans  l’étude des adresses. L’exposé met en évidence le fait que « la stratégie balzacienne vise à ne laisser de côté aucun lecteur potentiel » (p. 192) et fait apparaître deux modèles : un lecteur « manipulé par un fort encadrement de la lecture », et un « lecteur autonome » sollicité « dans tous les moments de dilution ou d’effacement de l’instance auctoriale » (p. 194). Le travail montre ainsi le changement de statut entre les incipit qui manifestent « une attitude pédagogique du narrateur à l’égard du narrataire » (p. 195) et les dénouements suspendus qui laissent une ouverture du sens et valorisent alors l’activité autonome du lecteur. La complexité de l’identité du lecteur élaborée par La Comédie humaine est ainsi mise en perspective avec l’évolution du genre romanesque : elle occupe une place stratégique dans le passage de Scarron, Sterne ou Diderot, vers Flaubert et Zola (p. 189).

15Au terme de ce parcours rapide, partiel — et bien sûr, subjectif — il apparaît donc que les principales pistes de réflexion que l’on peut retenir de ce remarquable en semble sur la crise des identités chez Balzac, montrent l’émergence d’un travail de singularisation dans les procédures engagées par l’écriture romanesque. La notion de types –comme celle d’universaux, de catégories générales d’humanité – est insuffisante pour rendre compte du roman balzacien. Il ne s’agit pas d’y lire une typisation plus fine, une taxinomie plus élaborée, un « progrès » quantitatif dans une saisie « à la loupe » des spécimens. Comme le montrait Ian Watt, à propos du roman anglais du XVIIIe siècle (The Rise of the Novel, Chatto and Windus, 1957) on peut penser que la mise en cause des modèles antérieurs d’écriture et des codes de représentation préexistants – propre à l’évolution du genre romanesque lui-même – est ce qui permet un saut  d’ordre qualitatif, dans le champ des principes : le fait d’engager une saisie du particulier, du singulier, manifestée par le souci du détail : un nouveau mode de représentation du réel.