Acta fabula
ISSN 2115-8037

2019
Juin-juillet 2019 (volume 20, numéro 6)
titre article
Denis Cels

Voyage au sein d’un Jules Verne méconnu

Laure Lévêque, Jules Verne, un lanceur d’alerte dans le meilleur des mondes, Paris : L’Harmattan, coll. « Histoire, textes, sociétés », 2019, 208 p., EAN : 9782343177083.

1Cet essai roboratif se donne pour ambition explicite de bousculer les idées reçues qui font de Jules Verne le chantre du progrès sur fond de positivisme triomphant. Contre l’image d’Épinal d’un Verne statufié en « prophète de la science » (p. 9), Laure Lévêque entend « prêter l’oreille » à un autre Verne, « radical et contestataire » (p. 12), ce qui suppose la mise en œuvre d’une lecture politique qui inscrit l’ouvrage dans la filiation jadis ouverte avec bonheur par Jean Chesneaux. Or, depuis son essai fondateur désormais ancien (Une lecture politique de Jules Verne, Maspero, 1971), si les réticences de Verne face aux conséquences de la doxa positiviste avaient pu être mises en évidence, tant par Francis Lacassin que, plus récemment, par Jean‑Pierre Picot notamment, curieusement, au‑delà d’articles épars, aucune monographie n’avait sérieusement entrepris de tenter une approche holistique de l’idéologie vernienne.

« L’univerne » cartographié

2Et c’est le premier mérite de ce Jules Verne lanceur d’alerte que de livrer, au fil de quelques deux cents pages très denses, une « image plausible et cohérente de l’artiste » (p. 13‑14) qui offre un contrepoint d’une rare force à la statue accréditée finement ciselée par Hetzel et reprise en chœur par la critique vernienne dominante, ici renvoyée à son point aveugle qui tient à un impensé, pour ne pas dire à un impensable, d’ordre idéologique.

3D’autant que la rigueur de la démonstration se renforce de la connaissance intime qu’a l’auteure de l’œuvre vernienne, qu’elle suit (et c’est là l’un des points forts de l’ouvrage) depuis ses premiers essais littéraires (Martin Paz, Paris au xxe siècle) jusqu’aux derniers textes publiés, à titre posthume (L’éternel Adam, Les naufragés du Jonathan, L’étonnante aventure de la mission Barsac), dessinant un « ensemble Verne » (p. 21) qui se précise progressivement, émancipé des positions conformistes auxquelles la critique prétend encore trop souvent le réduire. Et si le focus est mis sur un certain nombre de titres, phares ou moins connus, auxquels l’auteure accorde manifestement une représentativité particulière (Paris au xxe siècle, De la Terre à la lune, Vingt mille lieues sous les mer / L’île mystérieuse, Le Humbug, Mathias Sandorf, Robur-le-Conquérant / Maître du monde, Sans dessus dessous, Face au drapeau, L’invasion de la mer, En Magellanie / Les naufragés du Jonathan…), c’est bien l’ensemble du grand œuvre vernien qui est ici parcouru, conférant aux analyses et aux conclusions un ancrage et une profondeur qui leur donnent une portée statistique forte, crédibilisant les résultats.

4Pour autant, l’échelle macroscopique que vise l’ouvrage n’exclut pas des analyses de détail, nombreuses et fines, qu’autorise notamment la prise en compte d’effets‑série, de cycles qui, de De la Terre à la lune (1865) à Sans dessus dessous (1889), de Vingt mille lieues sous les mers (1870) à L’île mystérieuse (1874), de Robur‑le‑Conquérant (1886)à Maître du monde (1904), « étoilent la signification » (p. 46, 115) en acclimatant dans l’espace du texte le jeu mouvant de la dialectique. Loin du militantisme scientiste généralement prêté à Verne, invitant à « une lecture littérale des textes » (p. 13), l’auteure défend que « [L]a dialectique s’exerce pleinement au sein du massif vernien, singulièrement dans le cas de cycles ou de suites, qui ménagent des échos, des révisions, dans un dialogisme qui témoigne de la pensée au travail » (p. 57, et p. 88, p. 115), complexifiant considérablement un corpus arraché au manichéisme de rigueur et rendu à l’ambivalence bakhtinienne qui caractérise le romanesque, romanesque vernien compris.

Progrès vs. modernité

5La première victime de ce réexamen axiologique est l’idée de progrès, rarement suspectée dès lors qu’il s’agit de Verne, censé y adhérer sans réserve aucune.

6Or, à la suite de Jean Chesneaux, L. Lévêque s’emploie à déplier et à déconstruire la notion et en instruit le procès pièces à l’appui (p. 8 et 43), réunies dans une introduction qui, d’emblée, annonce la couleur, à l’écoute des propos de Verne — « Le progrès vers quoi ? » (p. 179) — glosés en « Faut‑il arrêter le progrès ? » (p. 7-14). Et sans doute est‑ce y répondre que de seulement poser la question.

7Après quoi, une fois précisés ces fondements épistémocritiques, en sept chapitres, elle en balaie les zones d’ombre, braquant successivement le projecteur sur les traductions les plus sensibles qu’il reçoit : « militarisme, impérialisme, colonialisme, capitalisme » (p. 12)…, comme autant de déclinaisons d’un libéralisme qui préside à l’universelle marchandisation, de la nature et de l’humain, dont l’auteure montre à l’envi que la logique occupe et préoccupe, au moins autant que les perspectives immenses ouvertes par de nouvelles maîtrises techniques, « un romancier pleinement sensible au malaise structurellement installé au cœur de cette civilisation et qui instruit le procès de la modernité affolée, qu’il peint en empruntant à la figuration topique du monde à l’envers, sans dessus dessous » (p. 199).

8De là le caractère emblématique assigné à l’opus des Voyages extraordinaires qui porte ce titre, véritable mise en abyme des abîmes auxquels conduit une modernité que son patronage baudelairien rend d’emblée plus critique que ne pourrait l’être un progrès synonyme de temps modernes, que n’allait d’ailleurs pas tarder à dénoncer Charlie Chaplin. C’est du reste l’un des paris tenus de ce livre que de suivre pas à pas dans cette œuvre vernienne « profondément tissue à un Zeitgeist » (p. 100) et à partir de ce baromètre les métamorphoses de la période qui voit la Belle Époque tourner aux Temps modernes et, d’un même mouvement, le progrès se retourner en régression, les espérances laisser la place aux inquiétudes et l’émancipation postulée virer à l’aliénation en un grand chambardement fondateur de la modernité dont l’auteure repère les prodromes dans l’ensemble des Voyages extraordinaires et dont elle lit l’allégorie la plus aboutie dans ces saturnales du progrès que donne à voir Sans dessus dessous. En s’autorisant, là encore, de Verne lui‑même pour qui « Sans dessus dessous c’est le bouleversement, il n’y a plus de sens » (p. 180), invitation sans ambages à interroger cette perte de contenu au‑delà des seules implications « fin‑de‑siècle » et, pour sortir de l’impasse, à changer radicalement de cap, soit à revoir le système de valeurs partout en usage dans cette « première mondialisation » (p. 11), qu’elle s’avance, en France, sous le pavillon du Second Empire ou de la Troisième République.

9Tel est le défi relevé par l’auteure, qui s’est mise à l’écoute des dissonances qui traversent la fiction et mettent à mal le grand récit vernien tel qu’il a été échafaudé par la critique. Il en ressort un tout autre Verne que celui qu’a popularisé la vulgate, un Verne moins accordé aux flamboyances rouge et or de la maison Hetzel et sensiblement plus noir, un Verne décentré de sa base positiviste, excentrique, pour reprendre un terme auquel l’auteure fait un sort particulier à la suite, semble‑t‑il, du cultural turn pris par le courant des études postcoloniales qui paraît informer la lecture.

Politique fiction, fiction politique

10On aura donc compris que ce n’est pas le père, au reste bien putatif, de la science‑fiction qui intéresse ici mais bien, chez un auteur à succès et qui compte aujourd’hui encore parmi les écrivains français les plus traduits dans le monde, le Verne qui « colle à son temps » (p. 100). Moins, donc, la science‑fiction que la fiction de la science et moins la politique‑fiction que la fiction du politique.

11C’est à cette aune que sont (ré)examinés ces textes phares que sont De la terre à la lune, Vingt mille lieues sous les mers ou Robur‑le‑Conquérant, loin de l’odyssée de l’espace, de l’épopée des machines volantes ou de la plongée dans les abysses et des défis techniques que les uns et les autres peuvent soulever. Ici, le voyage est ailleurs. Il commence avec l’exploration des textes, décapés du vernis déposé sur eux par le discours d’escorte autorisé, conduit à reconnaître deux voies possibles et à sonder la dichotomie mise en évidence entre culture et civilisation (p. 140‑141, p. 201) et, finalement, à pratiquer une anatomie de la civilisation telle qu’elle a cours, épousant un modèle techniciste et conquérant fondé sur la compétition à outrance, entre individus comme entre États. À ce titre, s’il fallait tirer des leçons de la conquête spatiale, celles‑ci résideraient dans la « conquête », le champ des étoiles n’impliquant nul dépaysement mais une simple extension du domaine de la lutte qui, partout, prévaut. Avec les fruits amers que l’on sait : la guerre sans fin (dont l’importance thématique pour les Voyages extraordinaires paraît avoir été jusqu’ici sous‑estimée) au service des appétits impérialistes de puissances prêtes à tout pour asseoir leur hégémonie. Quitte à compromettre « la sécurité collective » (p. 67‑73, p. 183‑189), mettre la Terre à feu et à sang, et jusqu’à sonner la fin du monde, dont l’horizon se profile dans La Journée d’un journaliste américain en 2889 ou dans Sans dessus dessous (p. 179-190), avant que L’éternel Adam ne déchaîne une apocalypse dont tout indique qu’elle est entièrement imputable aux hommes (p. 194‑198). Car derrière la symbolique biblique qui a pour elle l’avantage de la lisibilité que dénude l’analyse, dans une France de plus en plus sécularisée où l’histoire récente a rendu aux hommes la charge de leur destin collectif en les émancipant du poids de la téléologie, la responsabilité humaine est pointée dans les choix de société qui sont faits. Et s’il y a de fait des hommes de bonne volonté dans les Voyages extraordinaires (le Kaw‑djer, Mathias Sandorf, voire l’insaisissable Nemo...), combien d’autres ne savent pas habiter la Terre qui sont prêts, comme Sans dessus dessous en fait encore la démonstration, à faire fi de la biocapacité de la planète à renouveler ses ressources pour satisfaire leurs « appétits court‑termistes » en les épuisant, « insoucieux du legs qu’ils laissent aux générations à venir » (p. 182).

12Or, de tels excès, loin d’être exceptionnels dans les Voyages extraordinaires (L’île à hélice, L’invasion de la mer…), sont bien plutôt l’expression symptomatique de ce fameux monde à l’envers, abandonné à l’amoralisme de la seule logique financière dont Verne n’aura cessé, dès son Paris au XXe siècle, de flétrir les applications, toujours renaissantes de Barbicane à Augustus Hopkins, des nababs de Milliard‑City à Francis Bennett. Aussi, « [d]ans cet “univerne”désenchanté et inhabitable fors en quelque sporadique oasis, le besoin se fait pressant de gagner des sphères plus humaines, la soif se fait sentir d’un autre monde, régi par d’autres valeurs » (p. 131) que celles de la finance et « l’œuvre vernienne ménage [des] aperçus où se voient reconfigurer les conditions de réalisation d’un vivre‑ensemble qui fasse droit aux attentes d’un état social plus juste, librement choisi sur les bases d’une autodétermination » (p. 113). Parmi ces essais de rénovation sociale, que l’on rapporte généralement à l’utopie sans forcément voir que l’étymologie en fragilise considérablement la portée, L. Lévêque choisit de s’attacher à deux micro contre‑sociétés, l’île Hoste d’En Magellanie / Les naufragés du Jonathan et l’Antékirtta de Mathias Sandorf, où la possibilité d’une île offre aussi celle de rebâtir un contrat social à la satisfaction de toutes les parties quand les incarnations étatiques traditionnelles peinent désormais à intégrer et à recueillir le consentement nécessaire à la bonne marche des sociétés.


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13État‑nation ou supranationalité, multiculturalisme, problèmes liés à l’hyperpuissance (ici américaine), poids des trusts et des lobbies, place et sanctuarisation des communs, sensibilité écologique (autour, notamment, des enjeux climatiques et de la sauvegarde de la biodiversité en milieu arctique), mécanismes internationaux d’arbitrage et de régulation des conflits, droits des peuples (y compris colonisés) à disposer d’eux‑mêmes, globalisation et communautarisme, démocratie directe et citoyenneté, jeux et enjeux de la triade liberté / libéralisme / libertarianisme (p. 73) dessinés de manière extrêmement suggestive jusque dans les prolongements récemment imaginés par Patri Friedman (p. 75)… autant de pistes qui relient le monde de Verne à notre actualité la plus brûlante que l’auteure s’est manifestement plu à suivre et qui font de cet ouvrage un bréviaire pour notre temps, ce qui n’est pas son moindre mérite.

14Au total, l’alacrité de la plume de Laure Lévêque persuade aisément le lecteur de la suivre dans son périple iconoclaste en terre vernienne, et l’on ressort convaincu, sinon revigoré, de cette lecture. L’essai, à coup sûr, devrait faire date, tant auprès des passionnés de Verne que du monde académique.