Acta fabula
ISSN 2115-8037

2019
Mai 2019 (volume 20, numéro 5)
titre article
Ariane Temkine

Le Disneyverse, dernier producteur de fiction ?

Christian Chelebourg, Disney ou l’avenir en couleur, Bruxelles : Les Impressions Nouvelles, coll. « Réflexions faites », 2018, 320 p., EAN 9782874496363.

Comment appréhender un empire médiatique ?

1Nul n’échappe à l’emprise des fictions et produits dérivés de l’industrie Disney. Et si l’entreprise suscite aux États-Unis une importante littérature critique, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’université, en France, elle reste relativement absente du paysage intellectuel. La sortie des dernières productions Disney suscite rituellement des critiques dans les colonnes cinéma des différents organes de presse, mais peu de personnes s’aventurent à tenter de penser de manière synthétique la grande diversité des productions de la Walt Disney Company. Les rares intellectuels ayant écrit sur Disney depuis la France (Marin 1973, Baudrillard 1981, Revel 1999) ont d’ailleurs eu tendance à aborder Disney davantage comme un symptôme de « dégénérescence1 » de la culture, invariablement frappé par le sceau de l’inauthenticité et de la recherche du profit, plutôt que comme une entreprise multiforme comportant d’importants studios de cinéma. La méfiance à l’égard des industries culturelles installée par l’École de Francfort2 a longtemps dominé le monde intellectuel français. Bien que depuis la seconde moitié des années 1990 de nouvelles manières d’appréhender les produits culturels via les cultural et media studies, venues des pays anglo-saxons, aient rouvert une brèche à l’université. Mais l’immense engouement populaire suscité par Disney continue bien souvent à faire écran aux films eux-mêmes, à leur contenu esthétique et politique, ainsi qu’à recouvrir la réalité économique de l’industrie Disney. Les parcs à thèmes, complexes touristiques, produits dérivés intéressent peu la recherche actuelle3. Seuls quelques spécialistes du cinéma Disney, et souvent ex-employés Disney, comme Pierre Lambert ou Christian Renault, livrent des monographies ou des ouvrages thématiques détaillés sur les classiques d’animation.

2L’essai de Christian Chelebourg, Disney ou l’avenir en couleur vient pallier cet important vide critique. L’auteur, originellement professeur de littérature française et de littérature jeunesse, relève le pari de penser de manière globale les différents produits culturels issus de la Walt Disney Company. Défi de taille quand on sait qu’elle occupe depuis plusieurs années consécutives le premier rang du classement des entreprises de divertissement au monde, et que depuis l’autorisation d’acquisition de la 21st Century Fox, elle est devenue aussi le premier conglomérat de média au monde. Dans son ouvrage, Chr. Chelebourg prend le contre-pied de l’historiographie contemporaine et s’attache à brosser le portrait contrasté d’une entreprise consciente des défis posés par la mondialisation culturelle, et attentive aux revendications des minorités, loin des procès en bigoterie souvent intentés aux studios. L’auteur déploie une impressionnante connaissance des produits Disney qui embrasse tant les productions, télévisuelles et cinématographiques, que l’histoire de l’entreprise et de ses politiques économiques, notamment en matière d’écologie. Ainsi la nébuleuse Disney est restituée dans sa complexité, grâce à une approche informée par les corporate studies4.

Le Disneyverse ou le pari de l’unité fictionnelle

3Pour nommer la réalité multipolaire de l’entreprise, Chr. Chelebourg emprunte aux forums de fans (fandom) le terme de « Disneyverse », opérant la contraction de Disney et de universe. Ce néologisme désigne l’univers fictionnel créé par l’entreprise Disney tout média confondu, amalgamant donc les personnages et lieux des différents films, séries télés, bande-dessinées (comics), jeux vidéos ou parcs d’attraction, pour créer un univers transversal, qui se répond et s’amplifie de produits en produits. Bien qu’il s’autorise des incursions dans des œuvres antérieures et consacre notamment un examen détaillé aux débuts des comics de Mickey et de Donald Duck dans les années 1930, les analyses s’appliquent surtout aux productions récentes de Disney, soit depuis les années 2000, comme l’indique l’introduction5.

4Le Disneyverse est ensuite décomposé au prisme de valeurs identifiées comme cardinales par l’auteur. La famille constitue sans surprise l’unité narrative de base comme le démontre le premier chapitre. Par la suite les questions de vivre ensemble, de représentations des minorités, de genre, à travers les personnages princesses et le mouvement du Girl Power, et enfin les questions écologiques, composent autant d’entrées choisies par Chr. Chelebourg. L’auteur consacre même un chapitre à la temporalité propre du Disneyverse : le cycle de la célébration. La fête de Noël offre traditionnellement dans de nombreux scénarios le temps d’une résolution heureuse. Plus récemment, et dans l’optique de capter un public adolescent en recherche de sensations fortes et d’émancipation du foyer familial, l’entreprise a fait d’Halloween l’inquiétant miroir du Noël de l’enfance.

5Chr. Chelebourg initie également un dialogue entre l’univers Disney et certains concepts clefs des théories contemporaines de la fiction. Un chapitre est par exemple consacré à la possibilité d’écrire et de figurer des happy-end à l’ère de la postmodernité, caractérisée par Jean-François Lyotard (1979) comme le temps de la faillite des métarécits.

Cette question de la fin cristallise les anathèmes du postmodernisme contre les relations de causalité qui prévalent dans la chronologie vectorielle. Le Disneyverse, lui […], croit que « chaque résultat, qu’il soit bon ou mauvais, a eu une cause6. » Et, comme lui aussi, il tient que « ce qui est passé ne se reverra jamais7 ». Au rebours du sujet postmoderne, le personnage disneyen est tendu vers un but qu’il ne peut atteindre qu’en saisissant, chaque fois qu’il se présente, le kairos des Grecs. (p. 161)

6La notion d’héroïsme, sa mise à mal par les attentats du 11 septembre, font eux aussi l’objet d’un chapitre intitulé « Le monde d’après ». L’acquisition des studios Marvel par la Walt Disney Company en 2009 met à disposition un large éventail de super-héros, prêts à incarner les valeurs patriotiques en temps de crise. L’immense succès de Black Panther (Coogler, 2018) a encore récemment confirmé la popularité du système super-héros, dès lors qu’il apprend à célébrer des identités toujours stigmatisées8. Dans la même optique l’auteur montre comment les studios d’animations s’attachent littéralement à inventer de Nouveaux Héros (Hall, Williams, 2015) questionnant ouvertement les valeurs héroïques individualistes pour rêver à des futurs collectifs.

7Fort de son impressionnante connaissance du corpus disneyen, films, séries émissions confondues, et de la structuration de l’entreprise, l’auteur postule l’homogénéité idéologique de la production. « Le Disneyverse n’est pas un traité de métaphysique, mais il développe néanmoins une pensée cohérente qui ignore le cloisonnement des studios » (p. 152). Les différentes productions, liées entre elles par la conformité aux valeurs de l’entreprise elles-mêmes indexées au devoir de plaire au plus grand nombre. Ainsi la political corectness dont « l’objectif est […] de ne blesser personne et de respecter toutes les identités » (p. 68) est une valeur centrale de l’entreprise comme le souligne l’auteur dans son chapitre sur le vivre ensemble. Disney, leader mondial de l’empire du divertissement, cherche toujours à conquérir de nouveaux publics sans s’aliéner ses fans de la première heure.

La fiction comme responsabilité

8À travers l’analyse détaillée de séries (Lost, Scandal, etc.) et de films, l’auteur cherche à reconstituer « l’archirécit » (p. 267) qui structure et oriente l’ensemble de la production culturelle disneyenne vers des valeurs identifiées comme positives par rapport à un paysage cinématographique pessimiste.

Malgré la diversité des productions Disney on ne peut qu’être frappé de leur cohérence sémantique. Sous la myriade des récits et des expériences que la Walt Disney Company commercialise à travers ses films, ses séries, ses bandes dessinées, ses parcs, ses jeux, ses produits dérivés, on retrouve une aspiration au happy end, un appel à changer le monde pour le rendre meilleur, plus ouvert, plus tolérant, plus propice à l’épanouissement des individus. Les aventures variées, les multiples intrigues se complètent et convergent. On y retrouve la même exhortation à se dresser contre l’injustice afin de modeler la collectivité sur l’idéal de la solidarité familiale. (p. 267)

9Ainsi, depuis la création des Disney Brothers Studios en 1923, rebaptisés Walt Disney Studio devant le succès de la souris Mickey dessinée par Ub Ikwerks, la firme fait toujours figure de bonne fée enchanteresse dans un Hollywood de plus en plus fasciné par la mise en scène de sa destruction comme en témoigne la popularité des films catastrophes. Les couleurs décrites par Chr. Chelebourg sont celles dont les studios entendent parer à nouveau un monde désenchanté, offrant une véritable « réhabilitation à la société du spectacle » (p. 172). Pour l’auteur il en va de la « responsabilité » (p. 276) même de Disney.

10L’ouvrage de Chr. Chelebourg tend ainsi à complexifier l’appréhension du géant de l’industrie médiatique bien souvent enfermé dans une image monolithique et offre une réflexion stimulante sur la place de la fiction chez les derniers détenteurs de l’usine à rêves.