Acta fabula
ISSN 2115-8037

2019
Mai 2019 (volume 20, numéro 5)
titre article
Chloé Vettier

Postérité du Pacte autobiographique

Carole Allamand, Le « Pacte » de Philippe Lejeune ou l’autobiographie en théorie : édition critique et commentaire, Paris : Honoré Champion, coll. « Textes critiques français », 2018, 236 p., EAN 9782745346834.

1Première parution de la collection « textes critiques français » dirigée par Guillaume Peureux et consacrée à l’étude des enjeux et de la postérité des textes de critique littéraire, le présent ouvrage semble aussi inaugurer, sinon célébrer, l’entrée définitive de la notion de pacte autobiographique au panthéon des études littéraires. Il nous rappelle pourtant que la publication du « Pacte autobiographique » en 19731 aurait pu avoir un retentissement limité : d’une part, l’article allait à contre-courant des idées de l’époque — la mort de l’auteur venait tout juste d’être proclamée2 ; d’autre part, ses lecteurs ont eu une fâcheuse tendance à le détacher de l’entreprise de longue haleine dont il marquait seulement les débuts, et dont on peut voir l’ampleur dans la bibliographie colossale figurant à la fin de l’ouvrage3. En fait, c’est sans doute à la persévérance et à l’humilité de son inventeur que la notion de pacte doit sa postérité, car Philippe Lejeune « remettra l’ouvrage sur le métier en 1983 (“Le pacte autobiographique (bis)”) et en 2002 (“Le pacte autobiographique, vingt-cinq ans après”) » (p. 87-88). Malgré cela, peu nombreux furent ceux qui, parmi ses détracteurs, s’intéressèrent à la progression de la notion de pacte, d’où l’importance de cette édition qui, en plus de nous donner à relire ce texte devenu phare, retrace « l’évolution de cette idée [de pacte] depuis sa première apparition dans L’Autobiographie en France (1971) jusqu’aux remarques dont elle fait l’objet dans Autogenèses (2013) » (p. 8). Et si l’ouvrage se donne aussi pour but de recenser, autour de cinq grandes questions, les critiques majeures qu’a rencontrées la notion de pacte en France et aux États-Unis, il est surtout l’occasion de rappeler que « le plus fervent critique du “pacte autobiographique” […] n’est autre que son auteur » (p. 87).

La naissance du « Pacte autobiographique » : influences, ruptures & innovations

2L’erreur commune veut que l’on retienne la fameuse formule que propose Ph. Lejeune au début du « pacte autobiographique » — « récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité » (p. 19) — comme si elle en était la substantifique moelle. Or, cette définition, dont Lejeune rappellera qu’il n’est pas l’« inventeur4 » (p. 72), puisqu’elle est simplement une version amendée de celle proposée par Larousse en 1866, est loin de constituer l’originalité ou le cœur de l’article, d’autant plus qu’elle figure déjà dans L’Autobiographie en France5. Elle représente plutôt, ainsi que le souligne C. Allamand, un « point de départ » (p. 159), à partir duquel Ph. Lejeune va établir une hiérarchie, posant que certains attributs de l’autobiographie sont une affaire de degrés ou de proportion, quand d’autres fonctionnent comme des conditions sine qua non. Ainsi, tandis que la forme (« récit », « en prose »), le sujet (« vie individuelle », « histoire de la personnalité ») et la « perspective rétrospective du récit » représentent des indices génériques faibles, la situation de l’auteur (« identité de l’auteur (dont le nom renvoie à une personne réelle) et du narrateur ») et la position du narrateur (« identité du narrateur et du personnage principal ») représentent les fondements du genre, et sont par conséquent « affaire de tout ou rien » (p. 19-20).

3Cette hiérarchie permet à Ph. Lejeune de déjouer l’illusion selon laquelle le genre de l’autobiographie pourrait se définir exclusivement à partir de critères esthétiques et thématiques. Se plaçant « dans le sillage de Georges Gusdorf ou de l’historien germano-américain Karl Weintraub » (p. 74), il avait pourtant lui aussi été, dans son premier livre, pris au piège d’un tel mirage : « écrire son autobiographie, affirme-t-il en 1971, c’est essayer de saisir sa personne dans sa totalité, dans un mouvement récapitulatif de synthèse du moi6 ». Néanmoins, l’auteur de L’Autobiographie en France concède qu’en restant « sur le plan de l’analyse interne du texte », on peut difficilement différencier l’autobiographie du roman autobiographique puisque « tous les procédés que l’autobiographie emploie pour nous convaincre de l’authenticité de son récit, le roman peut les imiter, et les a souvent imités7 ». Le seul critère de distinction valable se situe du côté de l’auteur, car l’autobiographe se distingue du romancier en ce qu’il s’engage explicitement à respecter un « pacte moral de sincérité ». Ainsi, contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’article de 1973 n’inaugure pas l’emploi de cette notion de « pacte », qui voit le jour dans L’Autobiographie en France. Mais le pacte y est envisagé d’une manière quelque peu différente : il est une « promesse auctoriale » (p. 75), et n’a de pertinence, au fond, que pour les autobiographies qui s’inspirent du modèle des Confessions de Rousseau, dont le « prologue » permet à l’auteur d’offrir un « exposé d’intentions » (p. 76) explicite. Mais cet embryon de notion demeure fragile : en faisant de la sincérité de l’auteur un critère générique, on tombe dans « l’illusion de l’intention » que dénonceront R. Barthes et la Nouvelle Critique, et on ignore l’« écart irréductible entre ce qu’un écrivain veut dire et ce qu’il dit » (p. 76).

4Face à ces deux illusions, l’article publié en 1973 marque un tournant méthodologique majeur, notamment parce qu’il s’appuie sur les récentes découvertes d’Émile Benveniste, qui, dans Problèmes de linguistique générale (1966), met en lumière la dimension référentielle du langage Selon Ph. Lejeune, le linguiste innove parce qu’il pense le langage à partir « de la situation du discours oral » (p. 28). À l’inverse de Ferdinand de Saussure qui affirme que « le sens du signe est indépendant de ce qu’il est susceptible de désigner dans la réalité », É. Benveniste postule que le sens du signe dépend de l’acte d’énonciation qui le mobilise : la parole « ne signifie qu’en contexte, par rapport à ce qu’elle désigne » (p. 104). Or, pour l’auteur du « Pacte autobiographique », ce postulat est tout à fait applicable aux situations de communication écrite : un texte est un acte d’énonciation. Grâce à ce nouveau cadre théorique, Ph. Lejeune peut alors opérer dans son article « un déplacement considérable de la définition de l’autobiographie, qui n’est plus une synthèse existentielle ni un énoncé autoréférentiel, même digne de foi, mais une énonciation autoréférentielle » (p. 77).

5Mais Ph. Lejeune se désolidarise d’É. Benveniste sur un point crucial : contrairement à ce que prétend le linguiste, le sujet dispose d’un « indicatif » lui permettant d’exprimer sa « subjectivité irréductible » : le nom propre (p. 30-31). Il est donc faux de dire que le pronom « je » ne possède qu’« une réalité de discours8 », car il renvoie, via le nom propre auquel il est lié de façon certes plus ou moins évidente, à une « personne réelle » (p. 32). Affirmer l’irréductibilité du sujet constitue un geste audacieux au moment où les notions de « sujet », dont Bakhtine et Lacan remettent en cause l’unité, et de « subjectivité », que relativisent Althusser et Foucault, sont vivement critiquées (p. 71) : « On annonçait la “mort de l’auteur”, racontera Ph. Lejeune. Le sujet individuel était une illusion. Le réel n’était plus qu’un effet de texte. Tout était fiction9. » L’auteur du « Pacte autobiographique » se démarque ainsi des tendances de son époque.

6En adoptant un point de vue pragmatique sur l’autobiographie et en démontrant que le « nom propre » relie le personnage et le narrateur autodiégétique à une personne réelle (l’auteur), Ph. Lejeune peut établir un nouveau critère générique, qui ne soit ni stylistique, ni thématique, ni auctorial : selon lui, l’autobiographie se distingue de tous les autres genres, et notamment du roman, par sa référentialité — ce qui fait de l’autobiographie une « antifiction10 ». Influencé par les travaux de Hans Robert Jauss, qui sont traduits en France dès 1970 (p. 179), Ph. Lejeune pose également la question de l’autobiographie avec les termes de la théorie de la réception : « textuellement, je pars de la position du lecteur », écrit-il au début du « Pacte » (p. 18). L’identité générique de l’autobiographie repose donc aussi sur une « attitude de lecture » spécifique, comme Ph. Lejeune l’indique à la fin de son article : « l’autobiographie se définit […] par le type de lecture qu’elle engendre, la créance qu’elle sécrète, et qui se donne à lire dans le texte critique » (p. 70). Mais ce point est sans doute celui qui a suscité le plus de débat, et le plus d’incompréhension.

Le « Pacte » vu par ses détracteurs

L’illusion historique

7L’auteur du « Pacte autobiographique » a été accusé de céder à de nombreuses illusions. G. Gusdorf lui reprochera notamment de s’être laissé prendre au piège d’une illusion historique, participant ainsi au « dépérissement […] de la mémoire culturelle en Occident11 ». La date de naissance que Ph. Lejeune assigne au genre gagnerait pourtant à être relativisée : pour G. Gusdorf, Rousseau « n’a pas inventé “l’usage de raconter et de publier l’histoire de sa propre personnalité”, comme le prétend Lejeune ; il a été invité à prendre place au sein d’une tradition éditoriale solidement établie12 ». Ses Confessions représentent seulement « un point de transition entre l’examen de conscience chrétien et un récit à la première personne accessible à tous, entre l’autobiographie initiatique […] et l’autobiographie comme genre littéraire » (p. 173). Ainsi, plutôt que sa « naissance », les Confessions marquent la « déchéance13 » d’une certaine pratique de l’écriture de soi. Quoiqu’elles soient pertinentes, les critiques souvent véhémentes que G. Gusdorf émet à l’égard du travail de Ph. Lejeune14 portent essentiellement sur L’Autobiographie en France et « Le pacte autobiographique » : malheureusement, comme la plupart des détracteurs du théoricien, G. Gusdorf fait l’impasse sur les travaux publiés par le critique après 1975.

L’illusion référentielle n° 1 : le sujet-écrivant & le sujet-écrit ne coïncident pas

8Pour beaucoup, la théorie du pacte autobiographique n’est pas recevable parce qu’elle ne tient pas compte de l’existence d’un potentiel écart entre le sujet-écrivant et le sujet-écrit, qui puisse même motiver l’écriture. Pourtant, si l’on en croit G. Gusdorf, l’impulsion de s’écrire naît précisément du sentiment d’un décalage avec soi-même. Plutôt qu’un effort de restitution, l’autobiographie représente une tentative de reconquête du sujet par lui-même, à travers laquelle « il ne s’agit pas de se raconter, […] mais de se ressaisir15 ». Toute autobiographie, pour G. Gusdorf, « présente [un] caractère d’expérience initiatique, de recherche du centre16 ». En posant l’identité entre auteur, narrateur et personnage, Ph. Lejeune ne permet pas que cette dimension initiatique soit envisagée. En ce sens, il « échoue à reconnaître l’ambivalence constitutive d’une grande partie de la production autobiographique du récit de conversion (qui porte sur ce qui n’est plus) au récit de quête (qui porte sur ce qu’on n’est pas encore) » (p. 83).

9D’un autre côté, l’auteur du « Pacte » semble négliger la possibilité que l’autobiographie puisse délibérément creuser un fossé entre sujet-écrivant et sujet-écrit, comme c’est le cas, selon Lawrence Kritzman17, dans les œuvres de Barthes et de Montaigne (p. 82). De manière plus insidieuse, la stylisation qu’implique tout acte d’écriture introduirait également un décalage, voire une césure entre l’auteur-narrateur et le personnage : en effet, « parce qu’elle suppose une esthétisation qui est toujours une déformation, et plus fondamentalement une altération du sujet engagé dans sa pratique, [l’écriture] est vouée à couper l’écrivain de son passé, ou tout au moins de la réalité factuelle de celui-ci » (p. 81-82). Le style viendrait ainsi saborder tout effort de référence à soi.

10C’est pourtant en vue d’anticiper de telles critiques que Ph. Lejeune choisit de restreindre, dans son article de 1973, l’autobiographie au récit en prose, le style équivalant pour lui, comme il l’expliquera plus tard, à « tout ce qui trouble la transparence du langage écrit, l’éloigne du “degré zéro” et du “vraisemblable”, et fait apparaître le travail sur les mots18 » (p. 154-155). Mais en opérant une telle restriction, Ph. Lejeune se laisse prendre dans le filet d’un « malentendu » contre lequel Jean Starobinski mettait pourtant en garde deux ans plus tôt. « Les critiques ont souvent considéré […], écrivait ce dernier en 1970, que la perfection du style rendait suspect le contenu du récit, et faisait écran entre la vérité du passé et le présent de la situation narrative19 ». Or, ils se trompent sur la nature et la fonction du style, dont la « redondance […] est individualisante : elle singularise20 ». Mais pour l’auteur du « Pacte », le style s’apparente d’abord à une trahison, au sujet de laquelle il demeure néanmoins discret, dans le « Pacte » en tout cas.

L’illusion référentielle n° 2 : le sujet autobiographique n’existe pas

11Parce qu’elle implique l’existence d’un sujet a priori, auquel le nom propre réfère, la théorie du pacte occulterait l’idée que l’écriture puisse justement venir combler un vide identitaire. Or, selon Michel Beaujour, « l’expérience inaugurale de l’autoportraitiste est celle du vide, de l’absence à soi21 ». De manière plus extrême, Serge Doubrovsky, « le plus célèbre des détracteurs du “Pacte” » (p. 107), affirmera, comme Joshua Wilner à sa suite22, qu’aucun sujet ne préexiste au texte autobiographique : « pour l’autobiographe, comme pour n’importe quel écrivain, rien, pas même sa propre vie, n’existe avant son texte23 ».

12Ces propos ne sont pas sans faire écho à ceux de Michel Foucault, qui affirmait, dans sa célèbre intervention de 1969, que « l’auteur ne précède pas les œuvres24 ». Ce dernier désigne seulement une fonction, qui n’a de sens qu’au sein d’une production définie :

La fonction-auteur est liée au système juridique et institutionnel qui enserre, détermine, articule l’univers des discours ; elle ne s’exerce pas uniformément et de la même façon sur tous les discours, à toutes les époques et dans toutes les formes de civilisation ; elle n’est pas définie par l’attribution spontanée d’un discours à son producteur, mais par une série d’opérations spécifiques et complexes ; elle ne renvoie pas purement et simplement à un individu réel, elle peut donner lieu simultanément à plusieurs ego, à plusieurs positions-sujets que des classes différentes d’individu peuvent venir occuper25.

13Ce texte a constitué un véritable terreau pour les détracteurs du pacte autobiographique26 qui prendront le parti d’une « désubjectivation de l’auteur » (p. 87), refusant ainsi d’envisager que celui-ci puisse renvoyer à une entité extra-textuelle. C’est notamment le cas de R. Barthes, qui, en 1975 — alors même que la version légèrement remaniée du « pacte autobiographique » paraît dans l’ouvrage éponyme — s’adresse cette question rhétorique : « Ne sais-je pas que, dans le champ du sujet, il n’y a pas de référent27 ? ». La référence à soi étant impossible, elle ne peut être un critère générique valable.

14Selon C. Allamand, la réaction la plus « emblématique de la résistance, confinant à la surdité, du (post-)structuralisme à la question du sujet » (p. 86), viendra d’outre-Atlantique. Dans un article aux remarques aussi hostiles que ridicules28, Michael Ryan fustige le travail de Ph. Lejeune, en contestant notamment le « statut ontologique du sujet » (p. 87). Au cours de ce qui se veut un « exercice de déconstruction marxiste », l’universitaire américain démontre que « le sujet de l’autobiographie […] est pareil au signe, qui ne se constitue que dans son rapport à ce qu’il n’est pas. De dire que cette identité est garantie par un nom propre n’y change rien, la “propriété” du nom n’étant pas plus réelle ou moins usurpée que la propriété privée dont Marx a réclamé l’abolition » (p. 85). Pour M. Ryan, le sujet est une illusion que le nom propre ne permet pas de faire tomber — au contraire, il en est la garantie.

L’illusion référentielle n°3 : le sujet autobiographique est une fiction

15L’idée que le sujet autobiographique ne renverrait à aucune entité réelle sera reprise et élargie par Paul de Man en 1979, dans un article intitulé « L’autobiographie comme dé-figuration ». Pour le théoricien belge — dont C. Allamand nous rappelle qu’il est proche de J. Derrida — Ph. Lejeune se fourvoie en adoptant une conception référentielle du langage. La nature des rapports que ce dernier entretient avec le monde est toute autre : « le langage […] ne réfère pas au monde, il le figure » (p. 110). C’est pourquoi la distinction que l’auteur du « pacte autobiographique » établit entre « genre fictif » et « genre référentiel » ne tient pas : « toute référence à la réalité extérieure relève pour [P. de Man] d’un effet de réel » (p. 110). Par conséquent, le sujet autobiographique ne doit pas être considéré autrement que comme un effet de langage, voire un produit du langage :

On s’accorde à penser que la vie produit l’autobiographie, comme un acte engendre ses conséquences ; mais ne peut-on pas suggérer tout aussi justement que c’est en fait le projet autobiographique qui produit et détermine la vie, et que, quoi que l’auteur fasse, son action est gouvernée par les exigences techniques de l’autoportrait, et déterminée ainsi par les ressources de son écriture ? […] Le référent définit-il la figure, ou est-ce le contraire29 ?

16Pour P. de Man, l’autobiographie ne peut se caractériser par sa référentialité. Elle est simplement une « figure de lecture ou de compréhension », qui consisterait à imaginer une personne derrière un pronom ou un nom. Grâce à cette approche, toutes sortes de textes, y compris des poèmes, peuvent désormais se classer comme autobiographies.

17À la manière de P. de Man, de nombreux critiques ont développé l’hypothèse selon laquelle le sujet autobiographique serait un pur « produit » de l’écriture. C’est notamment ce que suggère Daniel Oster lorsqu’il se demande si le sujet autobiographique n’est pas le lieu d’une fiction : « Moi serait-il autre chose que le nom d’un personnage que l’auteur aurait décidé d’appeler Moi ?30 » Mais, d’après C. Allamand, celui qui a le mieux montré l’« impuissance du nom propre à gager de la référentialité du récit qu’il endosse » (p. 114) est évidemment S. Doubrovsky — dont on peut se demander d’ailleurs s’il n’a pas inspiré P. de Man. Ce dernier affirme que l’identité onomastique est loin d’exclure « la possibilité de la fiction » (p. 44), et le démontre notamment via l’écriture de Fils. Paru en 1977, l’ouvrage est qualifié par son auteur d’« autofiction », et s’inspire de la « situation analytique, où les associations de l’analysant et les interprétations de l’analyste se combinent pour servir de “principe générateur du récit31” » (p. 125). En embrassant la logique de l’analyse, l’autofiction épouse aussi son but, qui est de transformer « l’histoire de l’analysant en un récit significatif » (p. 127). Si elle demeure une quête de vérité du sujet sur lui-même, se différenciant ainsi du roman autobiographique, l’autofiction ne se présente pas comme la « copie conforme » d’un sens ou d’une réalité préexistants : « le sens d’une vie n’existe nulle part, n’existe pas. Il n’est pas à découvrir, mais à inventer, non de toutes pièces mais de toutes traces : il est à construire. Telle est bien la “construction” analytique : fingere, “donner forme”, fiction, que le sujet s’incorpore32 ». Ainsi, le sujet autobiographique ne précède pas le texte, il lui succède.

18Si P. de Man et S. Doubrovsky remettent en cause l’approche de Ph. Lejeune en démontrant que le sujet autobiographique est avant tout une fiction (au sens que S. Doubrovsky convoque) et que le concept de « pacte référentiel » (p. 54) serait par conséquent inepte, d’autres critiques ont pris un parti quelque peu différent, afin de montrer, toujours, que les frontières entre roman et autobiographie sont plus poreuses que ne le pense l’auteur du « Pacte ». Ainsi, pour Marthe Robert, qui publie – en 1977 également – Roman des origines et origines du roman, la fiction n’exclut pas l’autobiographie, le romancier n’étant bien souvent « qu’un autobiographe qui s’ignore » (p. 165). En démontrant que les concepts psychanalytiques tels que le Familienroman, le souvenir-écran, ou encore la scène primitive « dérangent chacun à leur façon l’opposition du discours fictif et du discours référentiel » (p. 166), M. Robert suggère que le sujet autobiographique se manifeste partout, y compris dans les œuvres de fiction.

Défense & illustration du pacte autobiographique

Une vision relative & variable du genre

19Comme le souligne C. Allamand, la plupart des détracteurs de Ph. Lejeune se sont contentés de répondre au « Pacte autobiographique » sans s’intéresser aux autres écrits de son auteur. Ainsi, contrairement à ce que G. Gusdorf allègue, Ph. Lejeune est bien conscient du fait que le genre varie en fonction des époques et des lieux, et ce dès 1975. Dans « Autobiographie et histoire littéraire », il explique que « c’est par rapport à des modèles, à des “horizons d’attente”, à toute une géographie variable, que les textes littéraires sont produits, puis reçus, qu’ils satisfassent cette attente ou qu’ils la transgressent et la forcent à se renouveler33 ». Si déterminer les caractéristiques d’un genre suppose que l’on « cherche l’invariant dans un domaine où il a historiquement existé et où il a fonctionné comme élément pertinent34 », il faut tout de même garder en tête que cet invariant reste approximatif. De surcroît, on ne saurait le faire remonter jusqu’à l’Antiquité, comme l’a fait Georg Misch au début du xxe siècle, et comme le fera G. Gusdorf dans ses Lignes de vie. En succombant à ce que C. Allamand nomme l’« illusion d’éternité » (p. 180), les deux critiques contribuent à forger une vision essentialiste de l’autobiographie, aux caractéristiques figées et intemporelles.

20Mais ce débat relève d’un problème plus général, interne à la théorie des genres, que Ph. Lejeune épingle dans « Autobiographie et histoire littéraire ». Selon Tzvetan Todorov, il existerait deux manières de définir un genre : l’approche « inductive » consisterait à « constate[r] l’existence des genres à partir de l’observation d’une période donnée » (« genre historique ») tandis que l’approche « déductive », elle, « postule l’existence des genres à partir d’une théorie du discours littéraire35 » (« genre théorique »). Or, pour Ph. Lejeune, le genre théorique est « la chimère des théoriciens du genre » (p. 185). Appliquée à l’autobiographie, l’approche déductive ne permettrait pas de prendre en compte son « historicité » et sa « relativité » (p. 186). En revanche, la notion de pacte, « à savoir les moyens mis en œuvre par un auteur (et son éditeur) pour permettre au lecteur d’identifier un récit comme un acte verbal spécifique » (idem), permet d’incorporer l’idée d’une variabilité historique : « en tant qu’acte illocutoire, la promesse [sur laquelle toute autobiographie repose] est soumise à des règles constitutives qui ne sont pas immuables » (idem), de sorte que « les modalités de l’engagement autoréférentiel ont […] changé à travers les époques » (p. 187). Trente ans plus tard, Marielle Macé abondera dans ce sens, répertoriant les différentes formes de cet engagement : ainsi, selon elle, les autobiographes « déplacent progressivement les termes de l’entente d’une invitation à la confession (avec Rousseau) à une injonction d’expressivité (Chateaubriand), puis de transparence intérieure (avec Amiel ou Gide), enfin, tout récemment, avec Serge Doubrovsky ou Hervé Guibert, de fictionnalisation36 ».

Une conception narrative de l’identité

21Sur l’épineuse question du sujet autobiographique, Ph. Lejeune n’a jamais été aussi naïf que ce que l’on a prétendu. Il est évident, comme il le dit dans L’Autobiographie en France, que le « moi » constitue « un des grands mythes de la civilisation occidentale moderne37 ». Cependant, conclure à la non-existence du sujet participe d’un autre mythe, qui consiste à confondre « sujet » et « personne réelle », et plus précisément « cogito » et « individu » ou « être vivant » (p. 95)38. Or, pour Ph. Lejeune, ce n’est pas le cogito, mais « la personne physique qui fonde l’autobiographie » (p. 96), au sens juridique du terme. Ainsi, comme il l’expliquera à plusieurs reprises, les procès intentés à de nombreux autobiographes pour diffamation « attest[ent] l’existence du sujet autobiographique » (p. 99). Dans la mesure où il engage sa responsabilité juridique, le sujet qui s’écrit est donc tout à fait réel39.

22S’il admet que le « moi » autobiographique puisse être le produit d’une « fiction », au sens où S. Doubrovsky l’entend, Ph. Lejeune rappelle néanmoins que cette mise en forme se situe toujours du côté de la vérité :

Quant au fait que l’identité individuelle, dans l’écriture comme dans la vie, passe par le récit, cela ne veut nullement dire qu’elle soit une fiction. En me mettant par écrit, je ne fais que prolonger ce travail d’« identité narrative », comme dit Paul Ricœur, en lequel consiste toute vie. Bien sûr, en essayant de mieux me voir, je continue à me créer, je mets au propre les brouillons de mon identité, et ce mouvement va provisoirement les styliser ou les simplifier. Mais je ne joue pas à m’inventer. Empruntant les voies du récit, au contraire, je suis fidèle à ma vérité : tous les hommes qui marchent dans la rue sont des hommes-récits, c’est pour cela qu’ils tiennent debout. Si l’identité est un imaginaire, l’autobiographie qui colle à cet imaginaire est du côté de la vérité. Aucun rapport avec le jeu délibéré de la fiction40.

23La notion d’« identité narrative » que P. Ricœur développe dans Soi-même comme un autre permettra ainsi à Ph. Lejeune de répondre à ses détracteurs : puisque « se définir, se dire, c’est avant tout se raconter » (p. 128), le récit autobiographique est bien le dépositaire d’une vérité. Mais plutôt qu’« adéquation à la réalité », cette vérité est « ambition » : « Pour moi, écrit Ph. Lejeune, un autobiographe ce n’est pas quelqu’un qui dit la vérité sur sa vie, c’est quelqu’un qui dit qu’il dit la vérité sur sa vie41 ». Ainsi, le pacte autobiographique désigne une attitude d’écriture qui traduit, et trahit, la nature fondamentalement narrative de tout rapport à soi.

L’autobiographie définie comme attitude de lecture

24Le « Pacte autobiographique » se clôt sur une idée que beaucoup ont négligée, alors qu’elle en est la substantifique moelle : l’autobiographie serait, au fond, « un mode de lecture autant qu’un type d’écriture » (p. 69). La question de la référentialité du genre ne se pose donc pas tant du côté de l’auteur que de celui du lecteur : « le “Pacte” remplace en effet la question de la référentialité du récit par celle de la lecture référentielle du récit, se demandant non plus en quoi consiste l’identité de l’auteur, du narrateur et du personnage, mais comment celle-ci s’impose à la conscience du lecteur » (p. 89). La dernière phrase de l’article, que nous avons déjà citée en partie, souligne d’ailleurs l’importance qu’accorde Ph. Lejeune à la réception : « Si donc l’autobiographie se définit par quelque chose d’extérieur au texte, ce n’est pas en deçà, par une invérifiable ressemblance avec une personne réelle, mais au-delà, par le type de lecture qu’elle engendre, la créance qu’elle sécrète, et qui se donne à lire dans le texte critique » (p. 70).

25Cette idée, Ph. Lejeune la développera considérablement dans ses travaux ultérieurs. Dans « Autobiographie, roman et nom propre42 », par exemple, il analyse la façon dont le nom propre permet de « sécréter » une attitude de lecture typique de l’autobiographie. Parce qu’il donne une « aura de vérité » au texte qu’il accompagne, « le nom propre éveille l’adhésion du lecteur » (p. 133). Ainsi, en signant son texte, S. Doubrovsky « se sert […] de son nom pour déclencher une lecture référentielle que les indications paratextuelles de fiction ne pourront plus désamorcer » (p. 133). Finalement, le nom propre ne vient plus gager de la référentialité d’un texte, il l’engendre (p. 134).

26La démarche de Ph. Lejeune, qui consiste à penser l’autobiographie non plus comme « un mode d’écriture » mais comme un « mode de lecture » (p. 141) a sans doute permis d’assurer la postérité du pacte, d’autant qu’elle est loin d’être marginale. Au moment de la publication du « Pacte », mais de l’autre côté de l’Atlantique, Elizabeth W. Bruss se propose elle aussi de « définir l’autobiographie comme un type particulier d’acte illocutoire » (p. 140). Influencée par les travaux de John R. Searle, qui s’inspire lui-même de ceux de John L. Austin43, E. Bruss explique que l’autobiographie se caractérise non par ce qu’elle est, mais par ce qu’elle fait, suggérant ainsi que « le genre d’un texte n’est pas réductible à sa forme » (p. 141). Grâce aux travaux de l’universitaire américaine, nous serions mieux à même de comprendre « l’adhésion du lecteur à la référentiaité proclamée du récit », notamment parce que pour E. Bruss, le contrat passé entre l’auteur et le lecteur ne s’établit pas à partir d’un fait textuel ou paratextuel, mais dans un « contexte » (p. 144) institutionnel précis, qui suppose qu’auteur et lecteur « observ[e]nt » et « reconnaiss[e]nt » (p. 145) les règles suivantes :

1) Un autobiographe assume un rôle qui est double. Il est à l’origine du sujet du texte et à l’origine de la structure que son texte présente. a) L’auteur assume la responsabilité personnelle de la création et de l’organisation de son texte ; b) L’individu qui se révèle dans l’organisation du texte est supposé être identique à un individu auquel il est fait référence à travers le sujet du texte ; c) On admet que l’existence de cet individu, indépendamment du texte même, est ouverte à une procédure appropriée de vérification publique.
2) L’information et les événements rapportés à propos de l’autobiographe sont tenus pour être, avoir été ou devoir être vrais […].
3) Que l’objet de la communication puisse ou non être prouvé faux, qu’il soit ou non ouvert à une reformulation de quelque autre point de vue que ce soit, on attend de l’autobiographe qu’il croie en ses affirmations44.

27Les travaux d’E. Bruss, entre autres, ont permis à Ph. Lejeune d’étoffer son approche du pacte, et de repenser la notion de référentialité. Si l’auteur parle toujours d’un « pacte de vérité » dans Signes de vie, ou d’un « engagement de sincérité » dans Pour l’autobiographie, « il le fait désormais dans le contexte d’un acte performatif, pour lequel la vérité ou la sincérité ont un statut illocutoire. Qu’un autobiographe vous demande de le croire […] ne signifie pas qu’il doive être cru » (n. 20, p. 147).

28Mais cette idée n’était-elle pas déjà présente dans l’article de 1973, où Ph. Lejeune expliquait que la posture du lecteur d’autobiographie ne relevait pas de la croyance pure, mais de la « créance » (p. 70) ? Au fond, les interprétations que l’on a données du « Pacte » n’ont-elles pas contribué à forger un malentendu ? Ainsi, le pacte n’a jamais impliqué, comme Jacques Lecarme et Éliane Lecarme-Tabone l’affirment, que le lecteur doive « lire comme véridique tout ce qui lui est proposé45 ». Si Ph. Lejeune utilise le terme de « créance », c’est que l’attitude de lecture que le texte engage implique tout au plus, comme l’écrira Philippe Hamon, que ce dernier paraisse « crédible46 » – et non pas « véridique ».

Les rapports entre créativité & référentialité revisités

29C. Allamand insiste fortement sur ce point : le plus grand critique du « Pacte » aura été Ph. Lejeune lui-même. Ainsi, la publication de Lire Leiris. Autobiographie et langage en 1975 est déjà le lieu d’une autocritique, puisque Ph. Lejeune y revient sur l’idée qu’art et sincérité ne feraient guère bon ménage. L’œuvre de Leiris prouve au contraire que « la quête autobiographique » n’est pas incompatible avec le travail poétique, que « moi et voix » peuvent fusionner. Assimilé à une « infidélité » dans le « Pacte », le style s’apparente plutôt dans Lire Leiris à une « force individualisante », ou un « vecteur de singularité » (p. 156), comme le postulait J. Starobinski47. Cette nouvelle perspective, suivie de la découverte, quelques années plus tard, des travaux de P. Ricœur, conduiront ainsi Ph. Lejeune à dépasser l’idée d’une « mutuelle exclusion » (p. 124) entre fiction et vérité, et plus particulièrement, entre autobiographie et roman. À ce sujet, Ph. Lejeune avouera avoir usé du mot « roman » comme d’un synonyme de « fiction », par opposition à « non fiction » : « Or, comme il le note en 1986, “roman” a aussi d’autres fonctions : il désigne la littérature, l’écriture littéraire, par opposition à la platitude du document, au degré zéro du témoignage48 ».

30Ph. Lejeune reconnaîtra plus largement avoir d’abord négligé l’importance de certains aspects formels, comme le contenu du texte, les techniques narratives et le style, et finira par admettre que le pacte autobiographique ne fait pas « tout » (p. 154). En 1988, par exemple, il s’attelle à répertorier les critères textuels qui permettent d’identifier l’autobiographie, et qu’il range en deux groupes : certains sont « nécessaires », comme la narration autodiégétique, et le fait que « l’objet principal du récit, [soit] la biographie, partielle ou générale, d’un individu particulier » ; les autres sont « facultatifs », telles « la présence insistante, et hiérarchiquement dominante, du discours et du point de vue du narrateur », la « présence insistante des références à des dates et à des lieux qui inscrivent l’histoire dans la réalité » et l’« absence de composition rigoureuse49 » (p. 154). Cependant, Ph. Lejeune s’oppose toujours à l’idée que ces critères textuels puissent constituer « le fondement de l’authenticité autobiographique » (p. 157). En somme, pour être juste, la lecture d’une autobiographie doit s’accomplir sur deux niveaux, et s’attacher à examiner « [c]omment s’articulent, dans [l]es textes, l’usage référentiel du langage, pour lequel les catégories de la vérité (opposée au mensonge) et de la réalité (opposée à la fiction) restent pertinentes, et la pratique de l’écriture littéraire, pour lesquelles elles s’estompent50 ».

31Notons pour finir que C. Allamand propose une manière originale de penser le rapport entre référentialité et créativité, en posant que cette dernière se manifeste non seulement à travers le style mais aussi en tant qu’objet du discours. Au fond, la référence autobiographique serait surtout métatextuelle, au sens où l’autobiographie d’un écrivain contient toujours « le récit d’une œuvre » (p. 167). Aussi le texte autobiographique ne fait-il pas tant référence à un sujet qu’à une œuvre – œuvre qu’il comporterait toute entière, à la manière de « l’art poétique, ce texte particulier où le créateur laisse entrevoir les arcanes de sa création » (p. 169).


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32Cette édition critique du « Pacte autobiographique » a de nombreux mérites. D’abord, elle nous permet de relire ce texte phare et d’en éprouver à nouveau la puissance, de sorte que les nombreuses critiques dont il a fait l’objet, et que C. Allamand restitue dans la deuxième moitié de l’ouvrage, peuvent parfois sembler grotesques. Ensuite, elle offre un panorama tout à fait appréciable des travaux les plus saillants consacrés à la théorisation du genre autobiographique en France et aux États-Unis depuis les années 1970 — même s’il est regrettable que les travaux de Philippe Gasparini, pourtant cités dans la bibliographie, soient quelque peu mis de côté. Enfin, en mettant l’article de 1973 en parallèle avec les publications ultérieures de son auteur, cette édition constitue un véritable hommage au travail de recherche fondamental, et fondateur, que Ph. Lejeune a mené depuis lors et auquel nous devons une définition solide, et durable, de l’autobiographie.