Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Printemps 2006 (volume 7, numéro 1)
P.-L. Patoine  

Étudier les cyberdiscours pour comprendre la littérature émergente

Florence Mourlhon-Dallies, Florimond Rakotonoelina et Sandrine Reboul-Touré (éds), (Les Carnets du Cediscor,  8) Les discours de l’internet : nouveaux corpus, nouveaux modèles?, Paris: Presses Sorbonne Nouvelle, 2004, 193 p.    

1L’internet est un vaste environnement discursif où se rencontrent quotidiennement des millions de voix, un terrain d’échange que domine, aujourd’hui encore, l’écriture. Celle-ci y prend une multitude de formes: listes de diffusion, forums, chats et messageries instantanées, blogues, pages commerciales, institutionnelles ou personnelles... Les pratiques textuelles et communicationnelles auxquelles cette technologie donne lieu sont diverses. Héritières plus ou moins fidèles de pratiques préexistantes, elles fournissent leur corpus aux huit études en linguistique du discours qui forment Les discours de l’internet: nouveaux corpus, nouveaux modèles ? paru en 2004 aux Presses Sorbonne Nouvelle.  

2Comme le soulignent en avant-propos les trois responsables éditoriaux de ce collectif, Florence Mourlhon-Dallies, Florimond Rakotonoelina et Sandrine Reboul-Touré,  l’introduction de nouveaux objets d’étude au sein d’une discipline n’est pas sans poser à celle-ci de nombreuses questions. Les nouveaux corpus permettent-ils de revisiter les théories et méthodologies issues de l’étude de corpus plus traditionnels? Ces théories et méthodologies conservent-elles leur pouvoir explicatif et descriptif face à ces nouveaux corpus? Sinon, comment les renouveler? Ce sont là les questionnements qui ont guidé l’élaboration de ce huitième carnet du CEDISCOR (Centre de recherche sur les discours ordinaires et spécialisés) qui donne suite à une journée d’étude organisée par ce même centre en 2002 autour du thème: «I nternet comme terrain de re-connaissance pour les sciences du langages ? ».    

3Il est donc tout à fait logique que la répartition des contributions au sein du recueil soit faite en fonction de ce soucis de problématiser le cadre théorique de la linguistique du discours. C’est pourquoi ses trois parties correspondent plutôt aux méthodes d’analyse convoquées par les différents auteurs qu’aux types de corpus qu’ils étudient.  

4La première de ces parties, « Retour sur l’analyse conversationnelle », réunit des textes qui mettent en jeu des notions rattachées à cette approche analytique à travers des articles qui se penchent sur le forum de discussion et sur les enjeux méthodologiques que son étude induit (M. Marcoccia), sur le forum de discussion comme espace de communication pédagogique (C. Celik et F. Mangenot), sur la dynamique interactionnelle d’une liste de diffusion consacrée à la typographie (J. Anis) et finalement sur la définition de l’objet du discours d’une salle de chat ou de clavardage multilingue (P. Chardenet - qui utilise également, et cela porte quelque peu à confusion, le vocable «forum  de discussion» pour désigner les salles de chat, précisant toutefois qu’il s’agit dans ce cas d’un forum de type synchrone, par opposition au forum classique, dit asynchrone).  

5À cette première partie succède une section intitulée « Entrées en linguistique de discours » dont les deux articles sont consacrés au forum de discussion, l’un décrivant les modalités d’utilisation du discours rapporté dans un forum dédié aux questions écologiques (P. Münchow), l’autre réfléchissant à la notion de genre en comparant au forum web la rubrique «courrier du lecteur» d’une revue publiée sur support papier spécialisée dans les jeux militaires en solo (J.-Y.Colin et F. Mourlhon-Dallies).  

6La troisième et dernière partie, « Approches spécifiques », regroupe quant à elle une étude de la page personnelle comme terrain d’expérimentation et d’apprentissage  de l’écriture hypertextuelle (V. Beaudoin, S. Fleury, M. Pasquier) et un article qui jette un regard sur les différents paramètres organisationnels qui modulent l’usage du courriel au sein des intranets d’entreprise (Hénocque).    

7C’est à travers ces différentes études de cas (car seul l’article de Michel Marcoccia se consacre directement à une réflexion théorique et méthodologique) que se dessinent de nouveaux parcours d’analyse pour la linguistique du discours. Ces parcours revisiteront des champs d’investigation tels que «la complexification du cadre participatif de Goffman (M. Marcoccia), l’organisation en séquences conversationnelles au regard de l’écoulement temporel (J. Anis), la dé-composition de l’objet de discours (P. Chardenet), l’influence réciproque des différents modes de communication pédagogique (C. Celik et F. Mangenot)» (p. 14), la notion de discours rapporté (P. Münchow) ou de genre discursif (J.-Y. Colin et F. Mourlhon-Dallies).

8Ce travail intradisciplinaire intéressera d’abord les usagers des théories et méthodologies concernées, qui nous semblent par ailleurs appelées à occuper une position stratégique pour l’étude de la littérature contemporaine en général, et de la littérature web en particulier. Si on considère en effet que les formes d’écriture constitutives du cyberespace peuvent mener à la littérature, et que, actuellement, ces formes préfèrent souvent le discursif au narratif, il apparaît que la linguistique du discours soit propre à fournir des outils d’analyse efficaces pour comprendre les oeuvres littéraires qui émergent des pratiques d’écritures web (pensons par exemple à un roman comme The Sluts de Dennis Cooper (Void Books: 2005) dont de larges pans présentent un collage d’interventions (fictives) sur un forum de discussion web).  

9Il nous semble cependant que la véritable richesse de ce collectif ne se situe pas au niveau d’un renouvellement conceptuel et méthodologique de la linguistique du discours, qui se révèle finalement assez modeste puisque les nouvelles pratiques discursives qui sont ici étudiées ne sont jamais radicalement nouvelles, prenant forcément racines dans des pratiques préexistantes, comme le montre par exemple l’étude de Jean-Yves Colin et Florence Mourlhon-Dallies qui souligne les ressemblances entre le «courrier du lecteur» traditionnel et les forums de discussion sur l’internet, ressemblances qui se situent tant au niveau formel (marques d’adresse et signatures, jeux typographiques et marqueurs émotionnels) qu’interactionnel (structure question-réponse des échanges) ou énonciatif (polyadressage, présence d’un modérateur/éditeur, importance des codes et connivences partagés au sein de la communauté discursive). Ce sont donc plutôt les descriptions minutieuses et concrètes des logiques discursives particulières que mettent en place les dispositifs communicationnels étudiés (forums, chats, courriels et pages personnelles) qui se révèlent instructives.  

10En effet, ces descriptions permettent au lecteur de faire le lien entre la nature techno-médiatique spécifique du dispositif communicationnel et les pratiques discursives auxquelles celui-ci donne lieu. En nous offrant ainsi un aperçu des habitudes de communication que favorise la fréquentation du cyberespace, Les discours de l’internet: nouveaux corpus, nouveaux modèles? ouvre des perspectives qui permettent de penser, à partir des pratiques discursives qu’il analyse concrètement, le présent et l’avenir de nos formes d’interaction intersubjective et de construction de communautés de paroles et d’idées; des phénomènes qui doivent intéresser celui qui cherche à comprendre le devenir de la culture et l’inscription de l’écriture et de la littérature au sein de celle-ci.  

11Quelles sont donc les particularités des échanges au sein de ces dispositifs technologiques? Prenons l’exemple du forum de discussion, dont traite quatre articles (auxquels on peut ajouter les études de la liste de diffusion et de la salle de clavardage, formes qui s’apparentent au forum de discussion). Une série de qualités distinctives se dégage des analyses de ce type de communication web. L’asychronicité et la discontinuité thématique de l’échange dialogique, ou, comme le souligne plusieurs auteurs, polylogique, la longueur de l’histoire conversationnelle, la nature publique des échanges et leur multi- ou polyadressage (on s’adresse en général à une communauté et non à un individu), l’utilisation particulière du discours rapporté/reporté (et notamment la citation de fragments tirés des interventions précédentes), la forte présence du registre métacommunicationnel (portant sur les règles et le déroulement de la conversation elle-même), la structuration progressive du forum en fils de discussion, la multiplicité des postures énonciatives adoptées par les participants (émetteur, récepteur, témoin) sont autant de spécificités qui informent la communication au sein du forum web. Les quatre études de cas spécifiques montrent également avec une grande clarté que les dynamiques et les règles conversationnelles et énonciatives que se donne une communauté discursive varient en fonction de la nature du forum autour duquel elle gravite, qu’il s’agisse d’un forum pédagogique faisant office de salle de classe virtuelle (Celik & Mangenot) ou consacré aux questions écologiques (Münchow).     Ce collectif assez homogène (sauf les articles du dernier chapitre «Approches spécifiques» qui se démarquent par une prise en compte plus marquée des particularités technologiques des dispositifs étudiés) fournit donc au lecteur à la fois des descriptions précises de diverses pratiques communicationnelles présentes sur le web et des outils analytiques adaptés à l’étude des discours que produisent ces pratiques.