Rhabiller Chateaubriand
1Le Vestiaire de Chateaubriand… Qu’est‑ce à dire ? Le vestiaire, c’est le lieu où l’on dépose ses habits ou ses accessoires. C’est aussi celui où on les revêt. On y endosse le costume de sa fonction, réelle ou fantasmée, on s’y prépare à entrer en scène, on y est déjà. S’intéresser au vestiaire de Chateaubriand, c’est, à partir du plus concret, questionner les avatars de son corps physique ou imaginaire. En couturier aussi subtil que malicieux, Franc Schuerewegen envoie Chateaubriand se rhabiller et, pour nos plus grands plaisirs et profit, nous convie à un défilé de mode dont le noble vicomte est le mannequin vedette, et d’ailleurs le seul. Ne pourrait‑on pas considérer les Mémoires d’outre‑tombe comme un vaste salon d’essayage ? Au long d’une longue vie, Chateaubriand présente une éblouissante collection et expérimente d’innombrables tenues, dont il sait que la plus somptueuse et la plus seyante sera, comme dans tout défilé, la dernière, sa robe de mariée à lui : le linceul — « de chez Dior ! », pourrait‑on déjà dire avant le snob de Boris Vian.
2Commençons par la tête. À quarante‑deux ans, dans le tableau de Girodet, il affiche comme un jeune lion une crinière où joue le vent de l’Histoire et du génie. Chez lui, qui célèbre la vigueur de la Gaule chevelue, des Francs, Mérovingiens et autres Visigoths, pas de toupet artificiel comme chez Stendhal ; et s’il entame volontiers le thème des cheveux qui tombent comme des feuilles mortes, il parie sur la longévité de son système pileux, promesse samsonienne d’un éternel printemps au‑delà de la mort. Inutile d’aller fleurir sa dernière demeure : le crâne creux de Chateaubriand, comme celui que les peintres représentent dans leurs Crucifixions, n’en finira pas de nourrir la plus robuste végétation.
3Des cheveux aux chevaux : zoophile résolu, Chateaubriand est hippophobe, malgré son titre de « chevalier », ou plutôt à cause de lui, puisque ce titre jadis si honorable est aujourd’hui complètement dévalué. Épreuve inverse (comme on parle d’une épreuve lithographique), avec un Chateaubriand en catolâtre éperdu, et narcissique, puisque le félin est dans son nom, et son surnom, son totem (plagié par Malraux). Du chat noir de Combourg, à Micetto, le minet du pape Léon xii, dont il héritera, et au chat jaune de l’abbé Séguin (salut, Roland Barthes !), ça miaule beaucoup chez Chateaubriand, et Raminagrobis est souvent tapi, ne dormant que d’un œil, aussi familier qu’insondable, sensuel et mystique, baudelairien déjà.
4Baudelaire encore, avec le parfum de l’héliotrope, respiré par Chateaubriand sur l’île Saint‑Pierre, « changé d’aurore, de culture et de monde », qui apporte avec lui « toutes les mélancolies des regrets, de l’absence et de la jeunesse ». Phrase qui enchantait Proust, lui aussi « nez » incomparable de la réminiscence, comme on le dit des professionnels qui dosent la précieuse alchimie des fragrances.
5Franc Schuerewegen se jette ensuite carrément à l’eau en se demandant si Chateaubriand le Breton savait vraiment nager — lui qui aime à se montrer nageant entre les deux rives du passé et de l’avenir. On batifole érotiquement dans les eaux des Natchez, mais seulement les indigènes. Lors de son voyage vers l’Amérique, Chateaubriand avait voulu frimer en piquant une tête dans les flots, mais s’était vite retrouvé en difficulté, cerné par les squales (allégorie de l’écrivain et de ses critiques ?) ; peu concluant. Au détour d’une lettre, on apprend que gamin il avait failli se noyer dans la Rance. On peut décidément douter de ses talents natatoires. Mais pas de sa jalousie à l’égard de Byron, aux performances sportives impressionnantes : traversée du Tage, des Dardanelles, du Léman. Poète et athlète, Byron serait un être complet… si ses exhibitions aquatiques, suggère vénéneusement son rival, n’étaient pas la vaniteuse compensation d’un handicap irrémédiable : son pied‑bot. Et attrape ça, cher confrère !
6Nous ne disposons pas d’assez d’espace pour suivre Franc Schuerewegen dans tous les moments de son inventaire : Chateaubriand et ses lits (à Waldmünchen et Butschirad, de la détestable couette teutonne à la couche d’exil où ronfle un monarque démonétisé, tel une « obscène Juliette » dont un vieux Roméo, bien incapable de grimper à une échelle de soie, vient veiller inutilement le pesant sommeil). Chateaubriand et son bric‑à‑brac de décorations et de fanfreluches de cour, dérisoire musée d’épaves biographiques vendues au poids, en 1830, comme par un comédien prenant sa retraite et liquidant ses hochets de théâtre. Franc Schuerewegen rêve sur les déguisements de Chateaubriand, par exemple en Balzac, qui avait projeté d’écrire La Bataille, et à qui il dame le pion avec une évocation de Waterloo mallarméennement réduit au son d’une lointaine canonnade ; voire en Stendhal, puisque l’espiègle Schuerewegen imagine que Chateaubriand avait lu La Chartreuse de Parme (1839), tandis que Stendhal avait pu lire le non‑Waterloo de Chateaubriand dans Le Congrès de Vérone (1838). D’un auteur l’autre, reflets, échos, échanges de défroques et labyrinthes de miroirs biseautés…
7Pour finir, portrait de Chateaubriand en tueur symbolique de son ami anglais Francis Tulloch, tombé amoureux de lui sur le vaisseau transatlantique, et que, dans les Mémoires, il « supprime » froidement après l’avoir revu à Londres trente‑et‑un ans plus tard. Instantanés d’un homme qui a besoin que les autres soient morts pour les posséder et qui, en ce qui le concerne, recourt à des stratégies retorses pour mourir sans cesse, mais pas tout de suite, à travers un étourdissant récital transformiste de moi‑Fregoli.
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8On a compris que l’essai de Franc Schuerewegen, vif et complètement original, est l’antidote parfait à tant de pavés académiques. C’est de la critique libre et juvénile, soucieuse de placer son objet en belle lumière, mais qui revendique le droit et le devoir de l’aborder sans être congelé d’intimidation, dans la bonne humeur et avec une fraîcheur volontiers taquine. Gageons que l’intéressé, que ceux qui ne le connaissent pas croient toujours engoncé, aurait apprécié cet ouvrage « épatant » — pour voler un adjectif fétiche à Jean d’Ormesson, autoproclamée réincarnation de celui qu’il appelait avec tendresse sa « fripouille bien aimée ».