Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Printemps 2006 (volume 7, numéro 1)
Nathalie Fortin

Rêveur d’espace et de science

Christian CHELEBOURG, Jules Verne, la science et l’espace. Travail de la rêverie, « Archives des lettres modernes », 282, « Archives Jules Verne » no 4, Paris-Caen, Lettres modernes Minard, 2005.

1Après s’être penché, dans un précédent ouvrage1, sur les motivations de la poétique des « Voyages extraordinaires », Christian Chelebourg entreprend ici d’étudier comment Jules Verne met en oeuvre cette poétique. Plus précisément, comment l’imaginaire transfigure la science et l’espace pour produire l’œuvre romanesque. Car l’imagination, selon Chelebourg — qui se réclame ici de Bachelard — n’est pas la faculté de « former des images », mais bien de les « déformer ».2 La rêverie joue donc un rôle primordial dans le processus créatif. Et c’est parce qu’il a su rêver la science et l’espace que Verne a réussi son entreprise, affirme Chelebourg.

2L’auteur de cette étude entreprend donc de démontrer comment, en transformant, par l’imaginaire, la réalité consciente, l’écrivain élabore son univers. En abolissant les contraintes de la pensée rationnelle, en effet, la rêverie, cette « activité onirique dans laquelle une lueur de conscience subsiste »3, donne libre cours à l’imagination, mettant ainsi en œuvre la « fonction de l’irréel », qui transforme les « données du sensible comme de l’intelligible »4 et ouvre la voie à tous les possibles.

3Dans le cas particulier de Jules Verne, les « Voyages extraordinaires » procèdent d’une double rêverie : dans le registre du « sensible », écrit Chelebourg, Verne est un « rêveur de l’espace »; et dans le registre de « l’intelligible », un « rêveur de la science au sens large », « de la connaissance comme de ses applications pratiques. »5 L’auteur précise cependant que ces deux registres sont indissociables. Et que par conséquent, on ne peut étudier chez Verne l’espace sans étudier la science, et vice versa.

4Christian Chelebourg s’est donc intéressé aux référents littéraires et documentaires de Jules Verne, à la manière dont ce dernier les traite et prolonge, au gré de sa fantaisie. C’est par le biais d’une démarche analytique et monographique que l’auteur rend compte de l’alliance de la mission éducative et de la fantaisie chez Jules Verne. Il s’emploie ici à retrouver, dans les mots, l’empreinte de la rêverie, à travers cinq textes représentatifs de l’œuvre entière : Hector Servadac, Les Indes noires, Maître du monde, Le Village aérien, Voyage au centre de la Terre et « M. Ré-Dièze et Mlle Mi-Bémol », un conte tardif. L’ouvrage se divise conséquemment en cinq parties :

5- Science, théories, aventure – Voyage au centre de la Terre, Le Village aérien;

6- Industrie, vitalité, pédagogie – Les Indes noires;

7- Cosmographie, fantaisie, désir – Hector Servadac;

8- Machine, nature, prophétie – Maître du monde;

9- Réflexion, écriture, cauchemar – « M. Ré-Dièze et Mlle Mi-Bémol ».

10Il est particulièrement intéressant de voir comment Verne, à partir de faits et d’hypothèses scientifiques, élabore ses fictions. L’étude du Voyage au centre de la terre, ce voyage dans le monde de la géologie et de la paléontologie, nous apprend, en particulier, que ce roman renvoie aux deux principaux apports de Cuvier à la science : la démonstration de la contemporanéité des couches géologiques et des fossiles qu’on y trouve, et la reconstitution d’animaux disparus depuis les fragments de leur squelette, grâce à l’anatomie comparée.

11Le trajet souterrain qu’empruntent dans cette fiction le professeur de minéralogie et son neveu est divisé en « deux grands mouvements » : « l’un géologique », « l’autre paléontologique ». Ici, « [l]e texte se modèle sur la science qu’il véhicule. »6 Car il lui emprunte ses modèles conceptuels et imaginaires, en reproduisant dans la fiction le processus du mécanisme scientifique, comme lorsque Axel, à partir d’une mâchoire ou d’une molaire, nomme l’animal auquel cet ossement a appartenu. Mais Jules Verne ‑ et c’est là qu’entre en scène la rêverie ‑ véhicule toutefois « la légende d’une science quasi-magique », car le romancier, laissant ici libre cours à son imagination à partir de l’hypothèse de Cuvier, va à contre courant des connaissances de son temps. En effet, la science de l’époque dénonçait, depuis la seconde moitié du XIXe siècle, la légende créée autour de Cuvier, qui prétendait pouvoir reconstituer un animal entier à partir d’un fragment d’os. C’est dire que l’auteur du Voyage au centre de la terre « rêve » ici sur la « mythologie »7 de la science, plutôt que d’en exposer les résultats, en s’autorisant  une certaine liberté par rapport à la source de son inspiration.

12Ailleurs dans le roman, Verne critique le fixisme de celui dont il s’inspirait plus tôt, suivant ici son maître à penser en matière d’histoire naturelle, M. de Quatrefages, professeur d’anatomie et d’ethnologie au Muséum d’histoire naturelle très en vue à l’époque. La « galerie » de marbre que parcourent les deux personnages au début du roman est comme une visite au musée d’histoire naturelle. Et c’est à une véritable « représentation « en accéléré » de l’histoire du vivant »8 qu’assiste le lecteur, où la découverte des fossiles suggère l’idée de la variation des espèces. Jules Verne développe ici les conclusions logiques des travaux de Cuvier, que ce dernier ne voulut cependant jamais admettre.

13Chelebourg nous apprend également que Verne s’opposait au darwinisme et refusait l’origine simienne de l’homme. Voyage au centre de la Terre met en scène l’idée d’une échelle des êtres, où l’homme figure au sommet. Et Verne y interprète la création comme la mise en place progressive d’un monde habitable par l’homme, qui y figure comme sa cause finale. Or, cette notion d’échelle des êtres, véhiculée par la science du XVIIIe siècle, n’était plus d’actualité au XIXe siècle. Mais on retrouvait souvent cette opinion contraire aux conclusions de Darwin, qui refusait tout finalisme théologique, à l’époque des premières polémiques autour du transformisme.

14Bien que dans la seconde version du Voyage au centre de la Terre (1867) Verne ajoute deux épisodes où il est question de fossiles humains, sa prise de position demeure la même. Et la description que fait le professeur de l’homme quaternaire rejoint les opinions anti-darwiniennes de Quatrefages, car cette description renvoie davantage à l’anatomie d’un singe qu’à celle d’un homme, et constitue le rappel du refus par Verne de l’origine simienne de l’homme. Encore une fois, Verne rêve autour de découvertes scientifiques. Il extrapole à partir de théories. Et si la fiction côtoie ici le darwinisme, elle s’y inscrit dans le registre du fantastique.

15Dans Le Village aérien, texte de la fin de l’œuvre de Verne, l’auteur pose encore la question de l’homme primitif, à travers la description de la peuplade des Wagddis, sorte de « chaînon manquant » entre l’homme et l’animal. Mais c’est encore ici en s’opposant à l’idée d’origine simienne de l’homme, car Verne décrit point par point un jeune Wagddi en lui donnant les caractères opposés à ceux de la description que fait Darwin de nos ancêtres9 dans La Descendance de l’homme.

16De l’un des premiers textes à l’un des derniers, fait remarquer Chelebourg, Jules Verne n’a donc pas changé sa manière de traiter la science : « il en met les théories en images et en scène, il les illustre par la fiction plutôt que de les exposer, et ne prend part aux polémiques que pour les trancher par l’invention d’un exemple irréfutable, valant affirmation de la vérité académique. »10

17Ces exemples démontrent que le savoir, comme la fantaisie (l’« éducation » et la « récréation »), sont tous deux constitutifs de l’œuvre vernienne, « au point d’estomper les frontières de la réalité, comme celles qui séparent la fantaisie du savoir ».11

18Dans Les Indes noires, livre de l’univers de la mine, la rêverie est celle de l’énergie vitale : « pour le rêveur, la houillère est un être vivant »12, décrite selon un imaginaire organique autour des métaphores du sang, du cœur et du lait maternel, et Verne crée ici un véritable univers où travail et foisonnement de la vie illustrent la puissance vitale de la mine.

19Hector Servadac, roman de l’espace, emprunte quant à lui à l’Astronomie populaire de François Arago, que Verne cite d’ailleurs dans son roman. Autour de l’éventualité d’une collision entre une comète et la Terre s’alignent les différentes opinions d’Arago et de la communauté des astronomes de l’époque. Ici encore, le propos aride de la science est compensé par la fantaisie des images évoquées. La fiction y est conçue comme une rêverie sur le savoir astronomique. Mais dans ce roman, contrairement à ce qu’il avait fait avec le Voyage au centre de la Terre, Verne ne cherche pas à illustrer une opinion dominante de la science officielle française. Il s’engage plutôt dans la voie d’une fable que dans celle de la science officielle : la comète Gallia n’est en effet pas constituée de carbone, tel que l’indiquaient les conclusions de la science de l’époque. Et le voyage que raconte Hector Servadac est tout à fait impossible du point de vue scientifique.

20Chelebourg démontre également dans cette étude comment Verne s’inspire ici de la métempsycose, exposée, à travers le mythe d’Er-le-Pamphylien, dans La République de Platon et comment, de surcroît, l’auteur traite ce mythe par le burlesque.

21Ce roman est d’ailleurs représentatif de l’extraordinaire délibérément recherché par l’ensemble des « Voyages extraordinaires ». L’adjectif et ses synonymes y sont constamment répétés, et la fantaisie de cette fiction « assume pleinement le penchant à l’impossible que Verne retient de l’extraordinaire poesque. »13 Par la mise en scène de l’étrangeté et de l’inexplicable de ce roman, se révèle une des options littéraires adoptées par Verne : « nous situer dans un univers où la connaissance, insuffisante, se trouve pour ainsi dire réduite à l’impuissance. » On assiste donc chez Verne à une « mise en défaut du savoir »14, où la science n’est pas toute-puissante, et où les personnages de scientifiques sont parfois tournés en ridicule, tel le professeur Palmyrin Rosette.

22L’étude de Maître du monde se consacre quant à elle principalement aux inventions technologiques de l’époque dont Verne s’inspirait souvent. Le « merveilleux » que Verne y trouve assure en effet, selon Chelebourg, « la synthèse du réalisme et de la féerie »15. La science, dans son œuvre, s’incarne d’ailleurs souvent sous la forme d’une machine, comme dans ce roman, où elle y tient le rôle de personnage central. Or la critique a démontré depuis longtemps que Verne n’invente pas des machines, mais les perfectionne, comme ici ce bateau volant, l’« Épouvante », issu d’un imaginaire dominé par « l’amalgame mécanique du bateau et de l’oiseau ».16

23À travers la nature satanique du chauffeur de la machine, véritable « Astaroth de l’ère positiviste », on assiste à la « révolte de l’ange déchu ». D’ailleurs, écrit l’auteur, la révolte de la créature humaine contre son créateur divin est une des constantes de l’imaginaire vernien de la machine. Et cette révolte se double ici « d’une véritable aliénation de l’homme à sa machine »17, sévèrement sanctionnée d’ailleurs : Robur, le chauffeur, termine ses jours foudroyé, par excès de confiance en cette machine grâce à laquelle il entendait dominer le monde. Ce roman est une « parabole de l’ingénieur maître du monde », où la technologie « menace d’aliéner l’homme aux exigences de la mécanique »18, où l’homme meurt d’avoir voulu se faire tout puissant,  à l’image de Dieu.

24À travers cette œuvre inspirée de la science, Verne ne manque pas d’avertir ses lecteurs des dangers de l’aliénation d’un certain progrès. Et cette œuvre n’est pas celle d’un positiviste dogmatique.

25Une des dernières œuvres de Verne, le conte « M. Ré-Dièze et Mlle Mi-Bémol », met d’ailleurs en fiction une amère réflexion de l’auteur sur son œuvre, qui s’interroge, à la fin de sa carrière, sur sa responsabilité morale, et exprime ses doutes devant sa production. Ce conte, qui met en scène le personnage d’un organiste qui représente l’écrivain de la science, Chelebourg le perçoit comme une mise en garde à la jeunesse contre la fascination pour le progrès et les dérives de la science.

26C’est donc dire que l’œuvre vernienne, bien qu’elle ne se veuille pas sérieuse, nourrit néanmoins une réflexion socio-épistémologique. Par ailleurs, on se rend compte, avance Chelebourg, que la poétique des « Voyages extraordinaires » se caractérise par une « tension entre l’art et le sens comique, d’une part, la science de l’autre ». Et c’est le tiraillement entre ces deux pôles contradictoires qui semble dynamiser la rêverie mélancolique sur le progrès, présente dès les débuts du cycle romanesque.

27Les « Voyages extraordinaires » relèveraient également d’une rêverie « mélancolique », selon Chelebourg, qui se manifeste notamment à travers une nostalgie du romantisme triomphant, tel qu’il le démontre en évoquant les références puisées chez Hoffmann, Scott, Hugo, Nodier et Sand, où Verne a trouvé matière au rêve. Ce qui fait des « Voyages extraordinaires » une ramification tardive du Romantisme social et progressiste. Cependant, Verne, à défaut des romantiques, est lucide, précise Chelebourg, et fait ressortir à travers son œuvre « la part d’ombre inhérente à une rêverie dominée par la diabolique figure du docteur Faust ».19