Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Printemps 2006 (volume 7, numéro 1)
Mathilde Bombart

Culture écrite, culture juridique

Production et usages de l’écrit juridique en France du Moyen Âge à nos jours, sous la direction de Jean-Dominique Mellot, avec la collaboration de Marie-Hélène Tesnière, Histoire et civilisation du livre. Revue internationale, vol. I, Genève, Librairie Droz, 2005, 210 p.

1Coordonné et introduit par Jean-Dominique Mellot, ce volume se propose de dresser un panorama de l’histoire du livre de droit en France du Moyen Âge à nos jours. Bien que peu étudiés, les rapports entre le droit et l’écrit sont un sujet riche de questionnements, très clairement mis en évidence par l’« avant-propos » de J.-D. Mellot : il est régulièrement conféré à l’écrit un rôle de préservation et de publication, mais, puisque nul n’est censé ignorer la loi, ce rôle semble particulièrement crucial pour ce qui touche au droit.

2Comment l’écrit s’est-il au cours des siècles acquitté de cette double mission, « conservatoire » et « proclamatoire » (p. 6), compliquée en l’occurrence par le renouvellement constant de la matière concernée ? Quels savoir-faire et techniques ont été mis au point ou développé pour répondre aux nécessités d’univocité, de classement et d’actualisation permanente exigées de manière spécialement sensible par les écrits juridiques ? De fait, le droit s’est régulièrement trouvé à la pointe de la dynamique de l’écrit sous ses différents medium (manuscrit, imprimé, électronique), tant en termes quantitatifs, puisqu’il représente une branche presque toujours florissante de l’économie du livre, qu’en termes qualitatifs, avec le besoin d’inventer sans cesse de nouveaux modes de classements, de mises en page et de circulation propres à organiser et diffuser une matière énorme et mouvante.

3On comprend donc que ce volume a un but double : éclairer l’histoire du droit par celle de l’écrit aussi bien qu’éclairer l’histoire de l’écrit par celle du droit, cette discipline constituant un observatoire particulièrement pertinent pour saisir les principales caractéristiques de l’histoire de l’édition en France. Signées de spécialistes de l’histoire du droit et de spécialistes de l’histoire du livre et ordonnées chronologiquement, ces contributions visent chacune à offrir une synthèse de la production et la consommation de l’écrit juridique à une époque donnée.

4C’est sur le livre juridique manuscrit médiéval que s’ouvre l’ensemble, avec un article d’Anne Lefebvre-Teillard. Centrée sur un des principaux lieux de production du discours juridique, l’enseignement universitaire, cette étude présente les genres qui en sont issus, tributaires pour la plupart de la lectio des manuscrits par les maîtres et des différentes écritures du commentaires auxquelles elle donne lieu (gloses marginales, commentaria qui prennent la forme de livres autonomes). Surtout, dans un contexte où le coût et la lenteur de production font des manuscrits une denrée rare, des formes moins coûteuses de diffusion de l’écrit sont inventées. C’est le système de la pecia (ou reproduction d’exemplaires de référence préalablement divisés pour être copiés par partie) avec lequel se mettent en place un monde de copistes, de prêteurs et libraires professionnels, et un ensemble de codes de correction et d’identification, où s’établissent les premières normes d’une économie marchande et symbolique du savoir juridique.

5Yves-Bernard Brissaud propose ensuite une synthèse très nourrie (et abondamment illustrée) de l’histoire de l’édition juridique française sous l’Ancien Régime. Depuis l’humanisme juridique jusqu’à la seconde moitié du XVIIIe siècle, ce domaine se caractérise par sa vitalité. Après l’âge humaniste de la publication des sommes du droit civil et du droit canonique, marqué par la constitution d’associations de libraires seules capables d’assurer l’impression onéreuse de livres qui sont parfois de véritables chefs d’œuvres typographiques, se développe au XVIe siècle l’important marché du droit coutumier local (doté de son lot de commentaires appropriés), véritable manne pour un ensemble de petits éditeurs qui y trouvent la matière d’une production régulière, en langue vernaculaire et donc susceptible de toucher un public croissant. À côté, le XVIIe siècle voit aussi l’apparition d’un nouveau genre appelé à une importante postérité, le « code », pour désigner un ensemble de lois concernant un domaine particulier. Parallèlement à ces publications que l’on peut dire « officielles », aux XVIIe et XVIIIe siècles, l’écrit juridique se diversifie avec le succès de genres « seconds », pourrait-on dire, générés par l’activité judiciaires, tels les factums et les plaidoyers d’orateurs célèbres (Louis Servin, Olivier Patru, Antoine Lemestre…), publiés en recueils individuels ou collectifs, puis, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, le filon de la « cause célèbre ». Enfin, à la lisière du droit, de la philosophie et de la politique, le livre de droit public et de réflexion politique est, depuis les guerres de religion, un secteur très actif qui connaît de notables succès de librairies (comme celui de la République, de Jean Bodin (1576), réédité de multiples fois) avant que, au XVIIIe siècle, l’imprimerie française ne souffre de plus de plus de la fuite vers la production étrangère des livres menacés par la censure. Domaine attractif par sa stabilité, le livre de droit l’est aussi par sa diffusion qui dépasse largement les seuls professionnels, ainsi que le montre l’analyse de l’écrit juridique dans les inventaires des bibliothèques parisiennes qui complète cet ample panorama, clos sur l’étude curieuse de quelques exemples d’une production qui n’a jamais su se développer, le livre de droit illustré.

6Prise en charge par Jean-Yves Mollier, la période qui s’ouvre après la Révolution française est bien sûr celle d’un profond renouvellement juridique. La croissance spectaculaire du nombre de praticiens, en même temps que le passage à l’ère de la production industrielle du livre, voient s’affirmer la puissance de dynasties, Sirey et Dalloz, dominantes jusqu’aux recompositions féroces du secteur qu’amèneront les concurrences commerciales et technologiques de la fin du XXe siècle. Du point de vue des formes et des genres, à côté de la multiplication des répertoires et dictionnaires, le XIXe siècle est surtout caractérisé par l’essor de périodiques qui rendent compte de l’actualité des tribunaux et de la jurisprudence (tels la fameuse Gazette des Tribunaux) et touchent un large lectorat de curieux. Complétant l’analyse des consommateurs et lecteurs d’écrits juridiques pour la période contemporaine, une étude de Pascale Issartel présente les collections de documents juridiques de la Bibliothèque Nationale de France et leurs publics, essentiellement étudiants, qui représentent les usagers les plus nombreux du « haut de jardin » ; et une note de Pierre Casselle sur les collections de la bibliothèque administrative de Paris, « mémoire de l’administration parisienne » (p. 177) achève cet aperçu de l’offre parisienne actuelle documentaire et patrimoniale en matière de droit. Clôturées par une « postface » de Bernard Barbiche qui en ressaisit brièvement les principaux enjeux, ces études sont suivies d’un index des noms et des titres qui sera un outil utile pour tous ceux amenés à se pencher sur les milieux de l’édition et de la librairie.

7On le voit, désireux de couvrir dans une ample chronologie un domaine peu étudié en lui-même, l’ambition de ce volume est d’offrir une première synthèse d’ensemble sur l’objet choisi. On regrettera en ce sens que toutes les études ne soient pas également précises et détaillées, l’aperçu de l’histoire de l’édition juridique pour une période aussi foisonnante que le XIXe siècle laissant notamment quelque peu sur sa faim. On regrettera aussi que les rapports entre écrit et droit ne soient envisagés que sous l’angle de l’enregistrement du second par le premier, au détriment de situations plus complexes où c’est le procès même d’une écriture qui donne valeur de droit à un fait, un rituel, ou une habitude élevés à un moment par leur prise en charge écrite (et du fait de la volonté active de certains acteurs) au statut de droit : l’écrit ne fait pas que proclamer des décisions législatives ou judiriques, il contribue à en produire aussi par la force de consécration et d’institutionnalisation qui lui est propre. Au-delà de l’histoire économique et matérielle d’un secteur, une histoire des stratégies concertées de certains auteurs, de groupes ou d’institutions pourrait ainsi se dessiner, restituant à la publication écrite du droit la dynamique conflictuelle et pour tout dire politique qui est aussi la sienne.

8On soulignera toutefois pour finir que, sous bien des aspects, ce volume ouvre problématiquement sur une histoire large des pratiques de l’écrit, et notamment de l’écrit dit « littéraire ». En effet, après l’évidence d’un usage professionnel des productions juridiques, qui serait malgré tout à interroger en relation avec une histoire des méthodes de l’enseignement, ou encore avec une histoire sociale des professions juridiques, quantité de questions se posent sur ces usages devant le succès durable de diverses sortes d’écrits juridiques lus bien au-delà de ces sphères spécifiques :

9 - Celle de l’exploitation fictionnelle de sources et de formes juridiques, par exemple, a déjà bien été travaillé pour les histoires tragiques au XVIIe siècle ou le roman du XIXe siècle et, confirmant que la porosité est grande entre l’écrit juridique et bien des genres littéraires (voir sur ce point le volume Droit et littérature, dirigé par Ch. Biet, Littératures classiques, n°40, 2000), appelle à de nouveaux chantiers.

10 - Plus que l’idée que le droit constitue un répertoire de procédés ou d’idées, cependant, prendre en compte la ou les démarche(s) de lecture postulée(s) et suscitée(s) par des écrits aussi répandus que le juridique peut être un des moyens qui permettent de saisir au plus juste avec quels outils intellectuels et quelles habitudes interprétatives les lecteurs du passé pouvaient aborder la chose écrite.

11 - Bien sûr, enfin, un tel terrain ne peut que pousser à revenir à des questions depuis longtemps posées, mais finalement peu travaillées fautes de vraies enquêtes mettant en rapport les disciplines, sur les compétences spécifiques acquises par ceux qui, comme bien des auteurs, ont une formation juridique poussée, voire ont comme emploi premier celui de juriste, de magistrat ou d’avocat, et réinvestissent ces compétences en les déplaçant vers des productions textuelles aux enjeux tout autres (la question valant du reste dans les deux sens : du droit vers la littérature, mais aussi de la littérature vers le droit).

12Loin de constituer le cadre légal et extérieur d’activités de lecture et d’écriture qui, éventuellement, pourraient le subvertir, ou s’en nourrir pour le représenter ou le moquer, le domaine juridique contribue massivement à la définition de ce que sont les rapports d’une société et de ses membres à la culture écrite : en tant que tel, l’apport de travaux permettant d’en restituer les logiques matérielles comme intellectuelles ne saurait être trop précieux.