Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Printemps 2006 (volume 7, numéro 1)
Dominique Massonnaud

Balzac, un romancier de l’immanence

Nicole Mozet, Balzac et le temps, Édition Christian Pirot, collection Balzac (GIRB), 2005, 260 p.

1La Collection Balzac du Groupe International de recherches Balzaciennes a pris la suite de la Collection du Bicentenaire (qui paraissait chez Sedes) pour continuer à proposer, très régulièrement, des ouvrages de grande qualité qui montrent le renouvellement et la richesse des travaux sur un auteur qu’on ne limite plus à l’ensemble constitué par La Comédie humaine. Nicole Mozet, professeur émérite à l’université Paris 7- Denis Diderot — dont on n’ose présenter le travail — dirige cette collection Balzac, chez Christian Pirot ; outre son Balzac au pluriel (PUF, 1990) et ses études sur le roman sandien (George Sand écrivain de romans, Christian Pirot, 1997), elle a donné de précieuses éditions de textes : celle d’un des derniers romans de Sand, Nanon (éditions de l’Aurore, 1997) ou, pour ce qui concerne Balzac, La Grenadière et autres récits tourangeaux de 1832 (Christian Pirot, 1999).

2 Dans Balzac et le temps, il s’agit pour Nicole Mozet de ressaisir l’homologie perceptible dans la vie de l’homme et de l’écrivain, dans son oeuvre et son siècle. Un faisceau d’éléments convainc du parti pris : ainsi, Les Chouans, premier roman signé du nom de Balzac, a pour sous-titre « la Bretagne en 1799 ». La date donne à l’œuvre romanesque, à l’homme — né en 1799 — et au siècle un même point-origine (p. 191). On retrouve dans le projet l’analyse de départ de Didier Anzieu (Le Corps de l’œuvre, NRF Gallimard, Connaissance de l’inconscient, 1981) : l’entreprise d’écriture prend son origine dans une configuration particulière du sujet, se développe en lien avec les circonstances, à partir d’un moment de dépression, dépassé et retourné en création. L’originalité du travail réside dans l’efficacité de l’observation initiale : les soubresauts de l’histoire de la première moitié du XIXe siècle, les échecs, les rebonds de la biographie balzacienne, et les contradictions à l’œuvre dans les textes ne sont pas mus par un ressassement, par les seuls avatars de la répétition, mais par une  « même stratégie du recommencement » qu’il va s’agir de mettre en évidence et de spécifier. Dès lors, la question du temps est bien centrale, pour penser  l’énergie — ou l’énergétique — balzacienne. La naissance du XIXe siècle, l’émergence de la notion de littérature et la « modernité » ont en commun la conscience d’une sortie possible du modèle de la transcendance : plus encore, peut être, la sommation d’en faire l’économie hante les esprits, interroge, inquiète et fait écrire. Comment se représenter la vie collective et singulière en faisant l’économie de la fatalité ou du destin, comment les représenter, alors, dans le roman ? Il s’agit pour la critique d’aujourd’hui de « parler du XIXe siècle en résistant à la tentation d’avoir recours aux outils critiques que les écrivains romantiques nous ont légués - création, progrès, déclin ou même décadence » (p. 33). Parce que la psychanalyse est un mode de représentation du sujet, de son histoire et du monde, qui parvient à se passer de la transcendance, elle peut constituer un mode d’accès aux questions qui sont celles posées à Balzac et par Balzac à son temps. Il ne s’agit pas pour Nicole Mozet d’importer une méthode, un savoir ou des pratiques : ni psychanalyse de l’homme ou psychocritique, ni psychanalyse des textes littéraires ici. La pensée de Freud, celle de Pontalis, deviennent un mode d’accès ou un détour théorique, un modèle conceptuel - voire une expérience - qui permettent d’aborder avec justesse et cohérence les questions posées.

3L’ouvrage s’organise en quatre parties : les « rythmes », les « filiations », les « temporalités de l’écrit balzacien » entendu comme « collection,  forcément inachevée », puis le « siècle » de Balzac, tel qu’il le donne à lire. Une Bibliographie raisonnée et un Index achèvent de faire du livre un outil de travail efficace.

4Les « rythmes » du temps permettent d’aborder la question biographique, l’effacement de l’éternité, la présence du contemporain qui génère ce que Nicole Mozet  propose de nommer une « euphorie du quantitatif » (p. 59). En écho, le temps figé de la pulsion de mort constitue un déni de l’histoire, il est analysé à partir d’Eugénie Grandet.  Dans ce dernier chapitre de la première section, la question de la révolution de 1830, absente du roman, est centrale. La seconde partie traite des formes nouvelles de légitimité, à partir d’une réflexion sur le bâtard et la prostituée, deux « chiffre[s] en dehors des modèles sociaux », pour citer Balzac. La question centrale mise en évidence ici est celle d’une transmission créatrice de nouveau : transmission et mutation sont à l’œuvre dans l’écriture de La Messe de l’Athée. Le roman à fin heureuse, Ursule Mirouet, — greffé sur un texte inachevé Les Héritiers Boisrouge — est lu comme une théorie des transformations du corps social : la bâtardise devient alors une forme de métissage salvateur. Elle se fait aussi principe d’écriture : le texte se fait nouveau par ses capacités d’accueil et de transformation par l’hétérogène : l’écriture est polyphonique, donc, au sens bakhtinien. 1840 apparaît ainsi comme un tournant dans l’écriture : marquée par la maturation, elle quitte alors la quête des causes (la problématique archéologique traitée par Nicole Mozet dans Balzac au pluriel) pour un travail sur le présent : où le couple des forces créatrices — que sont la  procréation et l’exécution — fait le moment de l’écriture balzacienne. La partie consacrée aux « Temporalités de l’écrit balzacien » montre qu’« une nouvelle poétique est en train de s’inventer, qui est en relation directe avec la relation tumultueuse que Balzac entretient avec son temps » (p. 123). Poétique mise en évidence dans les jeux sur les noms, les choses, le modèle de l’imprimeur. Elle permet de reprendre et de réévaluer l’expansionnisme du texte : de l’ « effet-Comédie-humaine » aux tentatives d’écriture théâtrale, jusqu’au devenir contemporain de l’œuvre. L’état des lieux permet de revenir à la spécificité signifiante du « XIXe siècle de Balzac », dans la dernière section, qui clôt moins le trajet qu’elle n’en ouvre les perspectives. Cette approche historique est placée sous le bel épigraphe de Pascal Quignard : « Dater, c’est légender un mort ». Il s’agit de démontrer que « l’organisation oxymorique du vécu balzacien, aussi bien dans son écriture, que dans le reste de sa vie, a une origine napoléonienne » (p. 195). Il serait vain de vouloir rendre compte ici de la richesse des analyses ainsi permises. Peut-être puis-je alors signaler le plaisir particulier pris à lire le chapitre « l’Avènement du paysage », qui tisse une interprétation de la place de la Touraine : dans la transformation du lieu commun en moderne locus amoenus, où les ressources du comique et de la poésie permettent une « artialisation » singulière, renouvelant les modèles romantiques et la mode des récits de voyage. Avant le « Yvetot vaut Constantinople » de Flaubert, Balzac annonce dans Sténie, que sa « douce patrie » est « l’Indostan de la France, où coule un autre Gange » (Œuvres diverses, Gallimard, Pléiade, tome I, p. 721, cité et analysé  ici p. 246). On voit ici que l’émergence du sentiment d’identité nationale va de pair avec les constructions poétiques qui font de l’espace un paysage.

5Au terme du parcours, il apparaît que la connaissance du XIXe siècle, de l’œuvre entier et la fréquentation complice de la critique balzacienne donnent à l’auteur de ce livre une position très rare : surplombante, elle permet de livrer au lecteur la cohérence des lignes de force, alors que l’intime proximité permet de faire résonner autrement les pages connues ou à découvrir. Dans les essais successifs de Balzac, surgit un auteur en mouvement. Outre l’apport de cette réflexion continuée sur — et avec — Balzac, on sera enfin sensible à une des qualités, — et non la moindre — de ce livre : celle de se placer loin de tout relativisme post-modernisme et de tout parti-pris de déconstruction généralisée des discours, tout en faisant place à la diversité, aux tensions d’une écriture plurielle. Avec Carlo Ginzburg, cité dans le prologue, Nicole Mozet propose, sur le plan de l’immanence, un pari pour la vérité : comme humble horizon possible de nos pratiques en sciences humaines.