Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Printemps 2006 (volume 7, numéro 1)
Thierry Bissonnette

Kaléidoscopes esthétiques

Miroirs, fragments et mosaïques, Schèmes et création dans l’art du XXe siècle, sous la dir. de Jean-Pierre Mourey et de Béatrice Ramaut-Chevassus, Publications de l’Université de Saint-Étienne, CIEREC, Travaux 120, coll. « Arts », 2005.

1Les paradigmes du miroir, du fragment et de la mosaïque ont été fréquemment utilisés pour caractériser les esthétiques du siècle dernier, fournissant souvent des passages intermédiaux relativement opératoires et aisément liables aux paradigmes philosophico-scientifiques de la même période – notamment ceux de complémentarité et de complexité. Ces trois concepts ont en commun leur opposition potentielle à l’idée de totalité close et statique, à laquelle de nombreuses œuvres marquantes de la modernité et de la post-modernité ont fourni un contrepoids estimable. Cet ouvrage collectif entreprend donc de parcourir les domaines des arts plastiques, de la littérature, de la musique, du cinéma et de la photographie, à travers notamment les œuvres de Marcel Proust, Gérard Macé, Paul Armand Gette, François Méchain, Raymond Reynaud, François Righi, Raymond Depardon, Henry Cowell et Luciano Berio, avec à l’appui un certain nombre de reproductions en noir et blanc ou en couleur. Signalons également que le livre poursuit des réflexions amorcées dans Les liens et le vide (1994) et Logiques de la fragmentation (1996).

2Dans la préface, les directeurs du collectif mettent de l'avant la notion de schème pour chapeauter leur enquête. S’appuyant sur l’autorité du philosophe Emmanuel Kant, ils désignent le schème comme un entre-deux entre le concept et l’image, et plus précisément comme un passage dynamique entre ces deux plans. « Dispositif fondateur d’une super-organisation », le niveau du schème apparaît adapté pour parler des relations entre multiplicité et unité qui ont cours dans les œuvres étudiées. Il leur apparaît même lié à la structure de leur livre, dont l’ordonnancement plutôt souple est décrit comme bi-face, entre l’abstrait et le concret, entre définition et observation interprétative.

3Les textes de Jean-Jacques Wunenburger, d’Éric Manguelin et de Jean-François Py s’emploient dans un premier pan à délimiter davantage cette notion de schème. Auteur de L’imaginaire dans la collection « Que sais-je », Wunenburger résume en quelque pages comment le schème kantien permet de diviser les images mentales en représentations figées et dynamiques (images informées et informantes). Les secondes, au lieu de se limiter à l’identification du connu, peuvent être nommées proprement schématiques en ce qu’elles conservent une plasticité, une indétermination, une virtualité qui prêtent à la nouveauté, à la création (fonction matricielle, spermatique, de génération de nouveaux contenus, écrit aussi Wunenburger), d’où leur rapport éventuel avec les productions artistiques. Cette sphère des images non reproductrices appartient au « pôle source et ressource de la vie de l’esprit » et se situe dans une zone intermédiaire entre l’action volontaire et l’inspiration inconsciente (« irruption de la pensée »), ce qui est détaillé par une typologie plus étendue. Alors que Manguelin distingue le schématisme (la théorie du schème) de la schématisation (son opération, sa mise en œuvre), Jean-François Py produit quelques notes critiques à propos du volume Mosaïques de Lucien Dallenbäch (2001), rappelant la genèse de la revalorisation (post)moderne du fragmentaire tout en jetant le doute sur certaines applications plus métaphoriques du concept de mosaïque. À la différence de Dällenbach qui valorise l’unité dans la diversité, prenant appui sur l’ensemble romanesque balzacien, Py pointe l’intérêt vers les œuvres contemporaines où la fragmentation est recherchée pour ses vertus négatives de percée dans le prétendu continuum historique.

4À cette triade théorique succèdent des études de cas issus des divers médiums mentionnés plus haut. À propos des installations de François Méchain, Jean-Pierre Mourey fait un rapprochement avec les textes de Francis Ponge, liant ces deux corpus par la disposition à se saisir des objets les plus simples puis à multiplier les angles d’approche, à faire traverser le concret du côté de l’abstrait et vice-versa, par des opérations de liaison et de déliaison. C’est dans la récurrence de certaines opérations (transferts, dédoublements, réduplications, etc.) que Mourey repère des schèmes, des noyaux de régularité parmi la prolifération esthétique.

5On glisse ensuite dans le domaine musical avec les mosaïques sonores d’Henry Cowell (1897-1965), œuvres ouvertes où simultanéité et juxtaposition de fragments se combinent pour créer des effets d’unité dans les brisements. Comme le dit Béatrice Ramaud-Chevassus, ces compositions se placent dans un rapport ambigu avec le patrimoine musical, obéissant notamment à une esthétique de l’indétermination dont les affinités seraient davantage américaines qu’européennes. Par le libre assemblage de fragments structurés, ces œuvres confrontent l’unité et la rupture, ce qui évite paradoxe d’une rupture constante et par là même ininterrompue, non rompue. D’autre part, du point de vue du récepteur/actualiseur, la mosaïque y apparaît comme le vecteur d’une unité nouvelle plutôt que d’un avant-gardisme sans frein : « Si l’impression de discontinuité peut donc prévaloir en première instance, c’est au contraire celle de continuité qui s’affirme au fur et à mesure que l’écoute se déroule, jusqu’à son terme, de la tesselle sonore à l’ensemble. » (p. 69)

6Quant à Claire Bruas et Pierre Sadoulet, ils envisagent d’un point de vue sémiotique une « performance de librairie » de François Righi consistant dans un « livre » protéiforme, constellation murale destinée à la dissémination en plusieurs coffrets vendus aux visiteurs. Bien qu’ébranlée, l’unité de l’œuvre persiste sous un mode synecdochique via ce réseau d’acquéreurs, alors que contrairement à ce qui se passe pour le livre conventionnel la dissimilitude des exemplaires est accentuée, d’après une « pratique de démultiplication des énonciations analogiques » (p. 94).

7Contemplant un masque d’art brut de R. Reynaud, Bruno Duborgel décrit la tension d’un « instant kantien saisi au juste point où le chaos de la perception sensorielle est en train de s’animer d’une esquisse, de se transformer en représentation » (p. 101), autre façon d’étudier cet intermédiaire qu’est le schème. Paul-Armand Gette est ensuite présenté par Lydie Rekow comme un artiste foncièrement multidisciplinaire, dont elle examine la démarche à l’aide des schèmes associés de la carte (mise en projet, diagramme, dessin) et du miroir (reflet, mise en abyme), avant de faire un lien entre ses expériences et le cabinet de curiosités.

8Alors que Stéphane Chaudier, dans une perspective génétique, confronte le sérieux descriptif de Proust – facteur notable de cohésion – à un humour qui lui ajouterait un principe de déliaison, Agnès Castiglione envisage l’écriture de Gérard Macé comme « constellation du Lion », complexe de genres et de savoirs dont l’interprétation est enrichie par l’analyse de la présence figurée chez l’auteur de l’égyptologue Champollion. Mosaïque et « aventure mentale », la constellation textuelle de Macé est aussi catégorisée comme colportage, érudition et inventaire, porteuse d’une poétique du « hasard orienté ». Quant à Yves Bonnefoy, son écriture est jointe par Emmanuelle Kaës à l’idée de perspective, laquelle traverse les poèmes et les essais de l'écrivain autant dans son acception visuelle que philosophique. C’est l’occasion de revenir sur les apories de la perspective et de la présence en art, mais aussi sur la contradiction de « l’efficience "refoulée" du schème perspectif dans l’esthétique de Bonnefoy » (p. 171).

9La collaboration de Luciano Berio et d'Italo Calvino dans le cadre de l'opéra contemporain La Vera Storia permet à Philippe Hinnekens d'observer « le théâtre d'une histoire toujours recommencée, espace labyrinthique et suggestif de narrations emboîtées les unes dans les autres dont les références en appellent toujours d'autres sans qu'il ne soit possible vraiment de les épuiser. » (p. 177) Ce chantier intertextuel et intermédiatique lorgne ainsi vers une imbrication de l'esthétique et du contexte de réception, ce qui fait dire à Calvino que « nous ne posséderons  une culture à la hauteur de ses enjeux que lorsque les problématiques de la science, de la littérature et de la philosophie se remettront en question réciproquement. »

10Le schème du miroir, décliné en ceux du kaléidoscope, du puzzle et de la mosaïque, est utilisé par Martine Nuel pour établir des ponts entre divers chef-d'œuvres du cinéma, films notamment de Tarkovski, Werner Herzog et David Lynch. Les exemples de Tarkovski et de Lynch permettent de distinguer deux approches de la mosaïque animée, l'une plus unitaire et l'autre plus ouverte. L'ouvrage se termine avec le cas hybride du cinéaste et photographe Raymond Depardon : Danièle Méaux porte un regard sur son esthétique de la dispersion, de ses années de photojournalisme à son glissement vers une remotivation esthétique de l'expérience de l'image. Ce passage comporte une valorisation de l'ordinaire plutôt que de l'événementiel, et situe Depardon dans la filiation d'un cinéma direct où la frustration d'attentes plus usuelles dirige la formation de nouveaux modes de création/réception du sens.